1. L’exhibitionnisme narcissique :

Quand nous avons eu à étudier « l’œil », nous avons souligné que Narcisse est le personnage mythique le plus représentatif du héros quignardien. Ainsi, l’une des hypothèses explicatives de l’omniprésence des signes phalliques dans l’œuvre est que le sujet masculin est amoureux de son sexe. Le chapitre treize intitulé « Narcisse », à la fin du Sexe et l’effroi, appuie cette supposition. Les trois versions de la légende citées par l’auteur viennent confirmer l’idée que la présence du sexe masculin dans l’œuvre a pour base un amour sexuel. Quignard s’interroge :

‘« Je ne sais pas où les modernes ont pris que Narcisse s’aimait lui-même et qu’il en fut puni. » (S.E.274)’

Puis il cite les différentes versions : celle de Béotie montrant un Narkissos pris dans le piège d’un amour homosexuel par

‘« un autre jeune chasseur qui s’appelait Ameinias. » (S.E.275) ’

La version « rationalisante » (S.E.276) de Pausanias où

‘« Le héros ne songe pas une seconde à s’admirer lui-même dans le miroir que l’eau présente à son visage. » (S.E.276)’

Et finalement la dernière version d’Ovide, montrant un Narcisse non pas amoureux de son image, mais fasciné par le regard qui tue, le regard frontal et interdit, qui n’est que le regard mortifère de son propre sexe, qu’il préfère à celui de la nymphe Echo. Dans cette version, l’interprétation de Quignard introduit une troisième personne, Némésis :

‘« Les filles méprisées, les garçons méprisés, les nymphes méprisées demandent vengeance au ciel. » (S.E.277)’

Selon lui,

‘« Ovide note que Narcisse voit dans son reflet une statue de Bacchus. » (S.E.279)’

De cette manière la version d’Ovide rejoint celle de Béotie en mettant en scène le phallus comme objet de désir de Narcisse.

Montrer le phallus d’une façon permanente dans son œuvre est une autre manière pour l’écrivain d’imposer à son lecteur cet amour sexuel et de le soumettre aux pouvoirs énigmatiques qui caractérisent le fascinus. Montrer le sexe est avant tout un mode de relation, une façon d’établir un lien sexuel à distance et de l’imposer à l’autre, sans tenir compte de son point de vue. Quignard jette un pont vers le lecteur et tente de réussir une liaison différente de celle que ce dernier a l’habitude d’avoir dans sa lecture, afin de fonder une forme de sexualité communicative. Ce lien provocateur, que l’auteur essaie d’établir avec son lecteur, sera explicité plus longuement dans la troisième partie.

Mais il est nécessaire d’examiner d’abord l’aspect exhibitionniste dans l’œuvre et sa relation avec le narcissisme. Cela nous permet de dégager trois registres d’expression visuelle.

Le premier est constitué par “la fonction sensitive”, avec son extraordinaire richesse d’évocations : Quignard recourt à un grand répertoire expressif et gestuel pour la mise en scène et la projection, sous différentes formes, de l’image du phallus. Souvent, il use de ce registre avec des buts précis : le plaisir de voir, l’effroi de l’imprévisible, la soumission du lecteur rendu encore plus passif. La sensualité qui se dégage de l’écriture de Quignard tire sa force de ce registre, celui des images qui mettent en scène d’une façon directe le sexe masculin.

Le second registre est imaginaire et fantasmatique. Les images empruntées à la fonction précédente continuent à s’y déployer, mais remodelées, recréées, redistribuées à partir des envies refoulées. Ce sont les images du sexe qui se cachent derrière des signes ou des métaphores renvoyant à l’inconscient de l’un des personnages. Ce mode d’expression est largement exploité dans les récits de rêves de Meaume le graveur dans Terrasse à Rome, dans les citations tirées des livres ou l’analyse des fresques dans Le Sexe et l’effroi. Dans ce cas, il s’agit souvent d’artistes et de créateurs qui se soumettent à des critères psychologiques pour produire des images. Ainsi, les images qui en résultent sont souvent associées à un personnage et non pas à l’auteur lui-même.

Le troisième registre est celui du désir et du sexe. Ce mode d’exhibition est intrinsèquement lié aux formes précédentes. Nous pouvons le considérer comme la source qui alimente par son insistance permanente et par son énergie les deux premiers. C’est celui que nous voulons surtout mettre en valeur dans cette partie. Trois champs peuvent témoigner objectivement de sa force : le champ de certaines pratiques primitives et des croyances qui leur sont associées, comme nous le montre le premier chapitre du Sexe et l’effroi, qui, pour décrire en détail le fonctionnement de la mentalité romaine, exploite directement l’image du sexe masculin; puis le champ créatif et artistique, qui y puise une partie de son inspiration, comme nous le montre le personnage principal de Terrasse à Rome ; et, enfin, le champ psychanalytique, qui s’attache à explorer les parties insondables de l’esprit humain, et auquel Quignard fait souvent référence. Selon Chantal Lapeyre-Desmaison, l’œuvre de l’auteur puise dans la psychanalyse une énergie fictionnelle et un réalisme témoignant de la réalité psychique et non pas simplement de la réalité matérielle du monde. Elle souligne que

‘« Pascal Quignard entretient en effet avec la psychanalyse des relations problématiques qui concourent dialectiquement (…) à l’élaboration de l’œuvre, d’une manière plus profonde que ne le ferait une simple présence citationnelle. » 189

Dans cette perspective, l’exhibition du phallus dans l’œuvre incarne le désir de voir le sexe de l’homme, de l’aimer, et d’établir à travers cette vision un lien avec l’autre, ou avec soi-même après l’annihilation de l’autre. Ainsi se construit le Narcisse de Quignard.

Notes
189.

« Pascal Quignard : une poétique de l’agalma» in Etudes françaises, Les Presses de l’Université de Montréal, Vol.40, n° 2, 2004, p. 39.