2. Le regard de l’autre, le retour en soi :

Pour tracer cet amour du sexe masculin, nous proposons de partir de Terrasse à Rome où l’on peut en trouver des éléments significatifs. Plusieurs gravures montrent un « sexe dressé » (T.R.80) dans les mains d’un ermite, une femme qui essuie un « pénis avec un linge » (T.R.81),« un sexe d’homme violemment tendu juste devant le miroir où se reflète la chandelle qui les éclaire » (T.R.81), ou des « parties naturelles en violant turgor » (T.R.89). Le premier récit du rêve dans le roman met en scène Meaume qui rêve que « son sexe se dresse brusquement au-dessus de son ventre » (T.R.35). C’est que le sexe de l’homme est présent pour être vu et exhibé, souvent à la suite et du fait d’un regard porté par l’autre sexe. Meaume a toujours besoin d’une femme qui facilite son passage vers la vision du phallus.

L’une des huit extases que Meaume le graveur contait à son compagnon Poilly est celle d’« une tapisserie faite par les tapissiers flamands des Gobelins et dérobée lors des troubles religieux à un convoi de Wallons qui étaient chargés de la mener au Louvre » (T.R.30). La description en est très révélatrice :

‘« Le pan gauche représentait Ulysse nageant dans la mer tempétueuse, la nef sombrant derrière lui. La part principale de la tenture montrait Ulysse nu sur le rivage des Phéaciens, dégouttant d’eau, dissimulant son sexe au regard de Nausicaa qui tient une balle bleue à la main. » (T.R.30-31)’

Attardons-nous sur la façon dont est organisé le mouvement du regard d’Ulysse. Il regarde les yeux de Nausicaa qui à son tour regarde son sexe dissimulé. Il ne cacherait pas son sexe si Nausicaa ne le regardait pas. Mais Ulysse regarde les yeux de Nausicaa qui se dirigent vers son sexe à lui, et nous pouvons donc imaginer que, au terme du parcours des regards, Ulysse se regarde, ou plutôt regarde son propre sexe. Comme Narcisse, il a un regard sexuel visant son phallus. La Nymphe, ou Nausicaa, excite le sujet masculin, éveille en lui le désir, mais Narcisse préfère assouvir ce dernier par ses propres moyens. C’est le même schéma que nous avons établi à propos du « regard » dans le titre précédent. Le sujet commence à regarder le sexe de l’autre, puis il se dirige vers son propre sexe en annihilant la présence de l’autre. Or, ce schéma trace exactement la structure de l’appareil narcissique selon Gérard Bonnet 190 . Quignard précise :

‘« Pour les Anciens, ce n’est pas l’amour qu’il a de son apparence sur l’eau qui tue Narcisse : C’est le regard de la fascination. » (S.E.280)’

Narcisse est sensible au regard du sexe de l’autre (Echo), car c’est ce sexe (la vulve) qui va provoquer le passage à son propre sexe 191 .

L’une des gravures de Meaume en taille-douce présente bien cette structure. Elle montre Marie Aidelle « assise sous les arbres, sur la rive de la mare » (T.R.49), Meaume

‘« voit le reflet de ses cuisses blanches dans l’eau étale sous elle. Soudain il voit la lumière de l’eau qui se reflète dans ses yeux. Cela est gravé. Cela se voit tellement qu’elle a levé les yeux sur lui et ils luisent doucement, profondément. » (T.R.49)’

En contemplant cette gravure, nous avons l’impression que Marie Aidelle est Narcisse qui se regarde dans l’eau. Mais un détail désoriente la structure. Meaume la voit en double. De son côté à elle, on sait qu’ « elle a levé les yeux sur lui » ! Ce qui signifie : soit qu’elle se regardait dans l’eau, soit qu’elle regardait le sexe de Meaume qui est en face, ce qui nous donne une composition similaire à celle de la tapisserie d’Ulysse.

De la même manière, au chapitre XXIII, Quignard commence sa description en soulignant que

‘« Meaume le Graveur était nu. Il s’approcha de Marie pour l’aimer. Il lui dit : « Je vous en prie, ne baissez pas les yeux » » (T.R.73)’

Ce mouvement de regard rappelle ceux de Nausicaa et de Marie Aidelle dans la gravure. Le regard qui se dirige vers le sexe de l’homme risque de basculer ce dernier vers un amour refoulé, vers un narcissisme originel où l’homme prend son propre corps comme objet de désir. Ce qui justifie en quelque sorte la sollicitation de Meaume à Marie Aidelle de ne pas baisser le regard et de ne pas regarder son sexe à lui.

Cet amour narcissique conduit ainsi à un retour en soi, un retour vers des origines soigneusement refoulées dans l’inconscient, où le sujet masculin trouve une source de jouissance qui appartient à un autre monde, un monde utérin, ou de l’après naissance mais avant l’acquisition du langage. La répétition des images du sexe masculin dans l’œuvre ne peut pas être détachée du plaisir ou de la jouissance qu’elles risquent de provoquer. Mais ce qui caractérise cette jouissance est la part de passivité qu’elle impose au sujet masculin - d’où provient le danger qu’elle représente. Car elle ne tient pas seulement à l’organe concret du sexe ; elle tient surtout au caractère énigmatique que le sujet en reçoit, et qu’il intériorise en l’associant à une période primaire de sa vie 192 . Narcisse jouit avant tout de l’inconnu et du mystère que le phallus peut provoquer en lui. Ce qui explique les hymnes priapiques de Prosélénos, dans Le Sexe et l’effroi, rendant gloire au sexe masculin en lui attribuant le pouvoir de maîtriser tous les secrets de la vie :

‘« Tout ce qui est visible sur la terre m’obéit. Quand je veux (cum volo) la terre fleurie se dessèche et languit. Quand je veux la sève ne circule plus dans les plantes. Et quand je veux elle verse à flots ses richesses et les rochers affreux (horrida saxa) laissent jaillir les eaux du Nil. Je gouverne la mer. J’ai sous mes ordres les fleuves, les tigres et les dragons. Par mes charmes (carminibus meis) on voit descendre du ciel la face de la lune (Lunae imago). » (S.E.153) ’

Cette énigme, nous la retrouvons dans le personnage de Meaume le graveur. Il est toujours présenté dans un état de quête d’une image dont il ignore les caractéristiques, souvent absorbé par cette recherche interminable des images inaccessibles à la vision. L’homme est celui qui cherche une image derrière tout ce qu’il voit. Il est, comme c’est le cas pour tous les créateurs, tourmenté de l’idée de l’invisible et des objets qui se cachent. Le caractère énigmatique de cette vision particulière se traduit dans sa façon de graver, toujours à la manière noire, et aux supports qui encadrent souvent ses images. Pour Meaume, il faut qu’il y ait un support qui empêche le regard d’aller au-delà des objets regardés : fenêtre, portes, rideaux donnent souvent l’impression de cacher une partie inaccessible à la vision ou de donner le plaisir à dévoiler furtivement des images interdites, à faire apparaître ou disparaître des formes.

Notes
190.

L’Irrésistible pouvoir du sexe, Payot & Rivages, 2001.

191.

Selon Bonnet : « Le passage de la vision du sexe de l’autre à celle du sexe propre passe par le regard de l’autre, et par le regard de l’autre sur le sexe du sujet lui-même, sur le sexe et donc implicitement sur les signifiants énigmatiques qui l’habitent ; sans l’éveil de ce regard autre par son propre sexe et les éléments de son désir, ce passage ne peut avoir lieu », Ibid., p.49.

192.

« Lorsque l’enfant mâle oriente d’abord son avidité de savoir sur les énigmes de la vie sexuelle, il est dominé par l’intérêt pour son propre organe génital. Il trouve cette partie de son corps trop précieuse et trop importante pour pouvoir croire qu’elle manquerait à d’autres personnes à qui il se sent semblable », Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, 1987, p. 110.