3. Répétition jouissive :

Ces énigmes qui accompagnent la vision du sexe masculin expliquent aussi le répertoire terminologique qui s’associe à ce membre. Nous ressentons, chez Quignard, le besoin de nommer le sexe en lui attribuant plusieurs définitions, et d’intégrer ces termes ou ces définitions dans un processus de répétition qui se conjugue à son tour sur l’axe du désir ou du plaisir. Car nous ne pouvons pas exclure l’hypothèse du plaisir associé à cette répétition. Narcisse est d’abord le nom qui s’invente « Meaumus sculpsit »et qui vivra éternellement « Stabit in aeternum nomen » (T.R.123) ; il est aussi la parole qui non seulement se répète, mais s’articule à seule fin de se commenter, de se mettre en scène ou en quelque sorte de jouir d’elle-même.

Chez Quignard, le sexe masculin est divinisé par les romains : Il est « ce qui se dresse sans volonté, ce qui jaillit toujours hors du visible, c’est le dieu » (S.E.105). L’auteur explique que

‘« Le corps humain ne présente qu’une partie singulièrement tintinnabulante, c’est le pénis de l’homme et, à un moindre degré, les bourses. » (S.E.88)’

C’est

‘« l’objet indévoilable talismanique. » (S.E.80), ’ ‘«le germinateur, le « généalogiste » » (S.E.29), ’ ‘« la divinité des dieux dévêtue » (S.E.29)’ ‘« le stupéfiant des stupéfiants» (S.E.237)’

Aristote disait que

‘« Le phallos était la forge stellaire où la citoyenneté prenait corps. » (S.E.166)’

Pline appelait le fascinus

‘« Le « médecin de l’envie » (invidia). C’est le porte-bonheur de Rome. » (S.E.76)’

En s’énonçant, ces définitions et ces explications donnent corps au désir d’évoquer le phallus. Le mouvement qui les articule incarne une jouissance à répéter et à mettre en scène l’organe masculin. Le désir prend corps avec les voix de différents écrivains qui s’entrecroisent et qui renvoient à leur tour à des images diverses. Ici, la parole jouit d’elle-même, et en même temps l’organe sexuel masculin jouit aussi de lui-même pour son compte, d’une façon indépendante du reste du corps, et au-delà de tout pouvoir de maîtrise : Martial écrit :

‘« Crede mihi, non est mentula quod digitus (crois-moi, on ne commande pas à cet organe comme à son doigt). » (S.E.75)’

Ce goût de et à la répétition se retrouve, dans Terrasse à Rome, sous forme de gravures et de peintures représentant des phallus. Il y a peu de descriptions proprement dites de l’organe, comme c’est le cas dans Le Sexe et l’effroi ; par contre on relève un grand nombre d’adverbes qui évoquent son action indépendante :

‘« Son sexe se dresse brusquement au-dessus de son ventre » (T.R.35) ’ ‘« un sexe d’homme violemment tendu » (T.R.80)’

Et on parle parfois d’une « érection fugitive. » (T.R.85). Tous ces adverbes et adjectifs soulignent l’autonomie de la fonctionnalité de l’organe et le harcèlement qu’il peut exercer sur le sujet. Ainsi, la répétition ne se révèle pas monotone. Chaque fois que l’organe est mentionné c’est toujours d’une manière différente, ce qui donne au lecteur l’impression de ne pas voir la même chose.

On remarque aussi que les images qui évoquent le phallus sont de nature différente ; elles accentuent le vide spatial pour mettre en relief l’acte du redressement, de surgissement, voire de jaillissement de l’organe masculin :

‘« L’un des chars portait un énorme phallos en or de cent quatre-vingts pieds de long. » (S.E.76)’

Quand le phallus est décrit dans Terrasse à Rome, « son sexe est encore gluant et bleu » (T.R.18), le lecteur ne voit que lui car la spécificité de son jaillissement efface tout ce qui l’entoure. Ce vide qui accompagne souvent les images du sexe masculin met en relief et le mot et l’image qu’il évoque dans l’imaginaire du lecteur. Ainsi, il nous semble que toute l’énergie qui se dégage du texte se dirige vers l’image du sexe excessivement visible ou bien soigneusement caché dans le noir. Nous pouvons ainsi constater que, dans les deux cas précédents, le phallus n’est lié ni organiquement au corps ni symboliquement au sujet. La répétition concernant le mot et l’image effectue une déliaison organique et symbolique.

De cette vision, nous pouvons conclure que, chez Quignard, la répétition possède une force dynamisante, car il réussit à l’investir dans des actions ou des comportements relationnels constructifs. Rien à voir avec un ressassement destructeur et mortifère qui soulignerait l’absence du désir. C’est pourquoi le Narcisse quignardien ne se regarde pas entièrement dans l’eau, n’y trouve pas l’image de son corps, mais il ne rencontre qu’un seul membre dont il tombe amoureux, et se noie à sa recherche. D’où l’idée du retour en arrière, vers les origines profondes, car le narcissisme sexuel met en valeur le sexe masculin en tant que source de jouissance due au morcellement du corps 193 . Chez Quignard, chaque partie du corps manifeste cette volonté de ré-éprouver des sensations perdues et de re-trouver un certain équilibre dans un monde qui n’existe plus, mais vécu auparavant. La répétition narcissique ne peut être justifiée que par l’espoir de retrouver cette origine perdue. Cela ressemble en quelque sorte au fait de se mettre en transe pour effectuer un circuit dans l’espace et le temps afin de retrouver ces zones profondes. Ce qui peut susciter aussi des pulsions suicidaires, un amour de la mort 194 .

Notes
193.

Nous avons souligné auparavant que, chez Quignard, il y a une volonté de revivre l’expérience du stade du miroir, mais à l’envers. L’absence de l’unité du corps et l’aspiration à jouir des membres expliquent ce retour en arrière. Dans son livre Les Paradisiaques Quignard note qu’ « il y a un stade de miroir à rebours : comme une descente aux Enfers, comme une décomposition du moi dans l’amont », Les Paradisiaques, Grasset, 2002, p. 111.

194.

La répétition quignardienne dans le contexte narcissique que nous essayons d’éclaircir, n’est pas celle du même qui risque d’être mortifère. Ce n’est pas une répétition qui pourrait perdre son sens et renvoyer à l’absence de désir. Elle est au contraire mélodieuse, et puise son énergie dans un grand répertoire stylistique et imaginaire comme nous l’a montré la diversité des images et des termes attribués à l’image du sexe masculin.