4. L’amour de la disparition, de l’invisible :

Dans l’œuvre de Quignard, il y a une réelle menace constante de la disparition du pénis qui est souvent présenté sous un voile. Les Romains lui font des sacrifices, 

‘« Le sexe de chaque homme était sous la protection d’un genius auquel il sacrifiait des fleurs (des organes sexuels féminins) sous la protection de Liber Pater. » (S.E.81),’

et lui consacrent des gardiennes pour le protéger :

‘« Les Vestales, gardiennes des pénates et des fétiches du peuple romain, vénéraient un sexe d’homme érigé. Sur la colline Velia, le dieu Mutunus Tunutus était une pierre phallique sur laquelle la mariée venait s’asseoir. » (S.E.30)’

Cette obsession de protection résulte de la peur de disparition. Dans Terrasse à Rome, celle-ci se traduit par une volonté expresse de le protéger, comme en témoigne la tapisserie d’Ulysse, ou de le brandir, comme c’est le cas de saint Antoine dans la gravure de Meaume. Un autre détail : ce sont souvent les femmes qui prennent cet organe à la main. Que cela soit dans les récits de rêve ou dans l’éveil, la plupart de temps les figures féminines prennent l’organe sans la moindre participation du sujet masculin, comme dans l’histoire d’Eugénio et le récit de rêve de Meaume :

‘« C’est Nanni Veet Jakobsz. Elle penche la tête. Elle s’assied sur lui. Elle le plonge en elle d’un coup. Il jouit. » (T.R.35)’

Dans ce rêve le seul acte que Meaume a effectué, est de regarder : « son sexe se dresse brusquement au-dessus de son ventre » (T.R.35), comme si Meaume était possédé par ce membre et non le contraire. Il est important de noter ce caractère passif de sujet masculin.

Car c’est là que réside le danger de la vision du phallus. Le plaisir peut se transformer en menace ou vengeance, comme en témoigne la version d’Ovide : le sort funeste de Narcisse n’est pas l’effet du hasard, il résulte de l’action d’une troisième personne : Némésis venant venger Echo. Quignard le souligne :

‘« Les filles méprisées, les garçons méprisés, les nymphes méprisées demandent vengeance au ciel » (S.E.277)’

En ce sens, bien au-delà des problèmes de regard, sexuel ou sur le sexe, qui ne sont que des éléments du piège, le véritable problème de l’amour narcissique est que cet amour pour son propre sexe a un prix : à partir du moment où le sujet masculin cherche en lui ce qu’il a trouvé en l’autre, il fait disparaître cet autre et le réduit au néant. Il rejette en quelque sorte la relation dynamique qui a éveillé son désir. Tout le drame de Narcisse est qu’il risque à tout instant de s’exposer au retour du désir sur lui-même, après la disparition qu’il a infligée à l’autre.

L’amour de tout perdre, de tout brûler et d’être aussi léger qu’à l’instant de la naissance est l’effet de cet amour de disparition de l’autre qui revient sur soi. L’esprit de la vengeance qui a été installé par l’appareil narcissique permet ainsi de constater un nouvel enchaînement : voir le phallus a pour conséquence un affaiblissement, un « maledictus », comme dans le cas de Cham qui « voit pendre aux bas du ventre de son père les virilia patris qui l’ont fait » (S.E.338). A la suite de quoi « il devient l’esclave des esclaves (servus servorum) ». C’est ce que Gérard Bonnet appelle « l’effet de boomerang » 195 .

Dans ce contexte, la mort se nomme disparition, mais cette disparition est présentée comme l’effet d’une vengeance que Quignard a très bien éclairée en analysant la légende de Narcisse et en mettant la lumière sur le personnage de la déesse de la vengeance. De la même manière que Narcisse a utilisée pour faire disparaître l’autre (Echo), il faut qu’il ferme les yeux et se jette dans l’eau. Le sujet finit par aimer cette disparition. Pour s’aimer il a fallu faire disparaître, et aimer cet acte d’annihilition. La vengeance que Quignard a introduite dans l’analyse de la légende, va constituer l’univers typique de ses héros. Némésis est une déesse de la vengeance et de l’indignation, mais avant tout c’est une figure féminine qui représente l’opposée d’Echo. Les héros de Quignard sont les victimes de cette double image de la femme.

Notes
195.

« Voilà ce qui fait que le moment narcissique se transforme en une bombe à retardement, et il suffira parfois d’un rien pour que le sujet ait l’impression que le geste de séparation qu’il a cherché et voulu lui revient dessus comme un véritable boomerang », L’Irrésistible pouvoir du sexe, Op. cit., p. 64.