5. Deux femmes, deux amours impossibles :

L’une des pistes qui nous mènent vers le narcissisme est - en effet - le dédoublement de l’image de la femme. Il y a, de ce point d vue, un détail important dans la vie de Meaume le graveur dans Terrasse à Rome. Dès le début du roman, le lecteur remarque la présence de deux femmes dans sa vie et son œuvre, et vers la fin, Nanni et Marie Aidelle sont ses deux amours. Quand une femme se met en scène, il faut qu’elle soit dédoublée par une autre : Nanni Veet Jakobsz est toujours accompagnée par une servante, Marie Aidelle vit avec Esther, et elles figurent ensemble dans l’une de ses gravures ; à la fin du roman Marie Aidelle est avec Catherine Van Honthorst, parlant de l’enfance de Meaume. Le Graveur a été baptisé par sa grand-mère ; par contre il n’y a pas, dans le roman, un détail concernant la mère. Cela laisse supposer la présence de deux mères successives au cours de la première période de sa vie, et confirme cette image de couples de femmes qui l’accompagnent ensuite. Même dans le récit de l’impuissance d’Eugénio, nous trouvons la présence des prostituées d’une part, et de son épouse d’autre part.

Cette dualité se retrouve d’une autre manière : les figures féminines sont divisées en femme active et femme passive ; en d’autres termes, en actrice et figurante. Le lecteur comprend bien que Nanni et Marie Aidelle sont deux personnages importants associés à la vie de Meaume; mais il a l’impression que la jeune religieuse qui poussait ses chèvres n’est dans le roman que pour s’accroupir « dans l’ombre impénétrable de la forêt » (T.R.45), et qu’Esther n’existe que dans la gravure devant Oesterer posant sa culotte tandis qu’elle « essuie son pénis avec un linge » (T.R.81). De même, les figures des prostituées ne sont là que pour prouver la virilité d’Eugenio. Elles ne sont que des témoins : « la plus jeune affirma… », « la putain la plus âgée, …prétendit… », « les lingères attestèrent… » (T.R.85) 196 .

Dans Le Sexe et l’effroi, les femmes ont deux statuts : elles sont soit des personnages historiques, soit des inconnues. Ces dernières peuvent être des matronnes, des patriciennes, des vestales, des prostituées, ou tout simplement des mères présentées comme témoins, ou des citoyennes de deuxième degré assurant la légitimité d’une loi imposée par l’homme. Les premières sont dotées d’une présence plus claire, car l’essayiste ou d’autres écrivains racontent leur histoire, et elles sont associées à un récit : Méroé, Médée, Gorgô la Méduse et Pasiphaé. Dans cet essai nous trouvons aussi des couples de femmes : le mythe de Baubô et Déméter, ainsi que les deux magiciennes Panthia et Méroé.

Le dédoublement de l’image de la femme peut être compris comme une lutte contre la peur de la mort qui constitue le destin de Narcisse. C’est le seul moyen que le sujet masculin, chez Quignard, possède pour parvenir à conjurer l’angoisse de disparition qui le paralyse. A l’écho du passé avec tout son contenu menaçant de disparition, il répond en proposant une nouvelle version des origines : le dédoublement de l’image de la femme tente alors de répondre à ce qu’elles ont d’incompréhensible 197 . Il comble le manque dans la représentation de la scène primitive. L’absence de père dans la vie de Meaume renvoie ainsi à la fois au dédoublement de la femme et à la répétition des images phalliques.

Tout doit alors se refléter, avoir son double, et chaque individu est, de même, souvent partagé entre deux forces. Les deux figures féminines de la fin du roman, Nanni et Marie Aidelle, représentent deux amours impossibles pour Meaume : l’unest orienté vers un destin douloureux et l’autre est un amour sans partage des origines. Le premier fait écho à ce qui est souvent représenté par un double de Meaume ou ce qui peut le symboliser : un homme sans visage, l’homme « nu, sur le dos, la tête violemment jeté en arrière » (T.R.91) du tableau de Héro et Léandre, ou l’homme « vu de dos » (T.R.81), ou « cachant son visage défiguré sous un grand chapeau de paille » (T.R.41), pour signifier l’incapacité de se retrouver dans l’avenir ; le second amour est symbolisé dans le roman par le « perdu », ainsi que le souligne Marie Aidelle :

‘« Depuis que je suis née je n’ai pas vu d’hommes qui se donnassent entièrement à la femme qu’ils aimaient. Et je n’ai jamais vu d’hommes qui ne cherchent dans leur compagnie quelque chose de soumis, d’agréable, d’odorant, de nourricier, d’approbateur, une enveloppe tiède et douce, une part de sa reproduction, un souvenir de mère. Les absentes sont toujours là. Les grandes absentes sont de jour en jour plus hautes et l’ombre qu’elles portent plus opaque. Ce qui a été perdu a toujours raison. Moi, j’appelle l’amour une sale supercherie. » (T.R.115) ’

Ce dédoublement menaçant de la figure féminine dans les œuvres de Quignard sensibilise le lecteur à la fragilité du sujet masculin et justifie sa quête de se regrouper avec son semblable :

‘« L’apparence des hommes est aussi labile que l’eau qui passe et leur identité aussi peu personnelle que son écoulement et son remous. » (S.E.280)’

On peut retrouver cela dans Terrasse à Rome, où Meaume cherche la sécurité de la présence masculine enrichissante, symbolisée par Claude Gellée le Lorrain, Abraham Van Berchem et son compagnon Poilly, après la déception de sa relation avec Nanni. La bestialité et la violence de la sexualité masculine, décrites en détails dans Le Sexe et l’effroi, ne sont qu’un rôle joué, un message à faire passer pour dissimuler l’effroi profond de l’homme. Ainsi, le brandissement du sexe masculin dans les livres a un rôle sécurisant et rassurant, qui vient masquer le manque à l’origine de cette double structure de l’image de la femme : celui du Père. Mais avant d’aborder ce thème, il faut s’attarder sur la fragilité masculine qui caractérise l’homme chez Quignard.

Notes
196.

Cette double composition se retrouve dans quelques unes des gravures de Meaume. Dans la suite des gravures pyrénéennes à la manière noire, il est signalé que « deux ombres arrivent dans la nef noire » (T.R.41) ; dans un ovale « un sexe d’homme violemment tendu juste devant le miroir où se reflète la chandelle qui les éclaire » (T.R.81),dans d’autres gravures il s’agit de deux hommes (Abraham et Oesterer), ou de quatre : deux hommes et deux femmes. Le chiffre deux domine d’ailleurs dans le roman : « les deux gravures les plus célèbres » (T.R.90), « deux prostituées florentines » (T.R.84), « deux derniers rêves de Meaume » (T.R.116). Il y a une description très révélatrice de la maison de Meaume après son décès : « Deux lits, deux chevalets, deux coffres, quatre tables, quatre bancs et autant de tabourets. Un carrosse sur quatre roues doublé de serge noire. Un manteau, deux cabans, quatre chemises(…). Les deux chevaux furent vendus » (T.R.121).

197.

Dans un récent entretien exclusif avec Jean-Louis Ezine, à la publication de ses dernières œuvres Les Paradisiaques et Sordidissimes, Quignard souligne : « Pour faire bref, j’ai hésité entre deux mères. Enfin, hésité n’est pas le mot qui convient. Je me suis mépris entre deux mères. Je me suis trompé. J’ai pris pour ma mère quelqu’un qui ne l’était pas. Et comme les deux femmes n’étaient pas de même langue, j’ai perdu pied entre deux langues, le français et l’allemand. Vous remarquerez que, dans mes romans, mes personnages portent tous deux noms différents », « Quignard L’aveu », Le Nouvel observateur, 6 janvier 2005 – n° 2096 – Livres.