6. L’effroi de l’homme, l’angoisse de l’insertion :

Quels sont les conséquences et l’effet du regard du fascinus par l’homme ? Dans Le Sexe et l’effroi, la frayeur de l’homme est discrète. Il ne le montre pas car il est censé en être la source en tant que sujet possédant le phallus. De plus l’effroi est considéré comme une particularité féminine, comme en témoigne l’analyse des fresques par Quignard : quand l’homme peint le regard d’effroi de la femme, il la place dans une position inférieure. Lui, il ne se donne pas le droit de montrer sa peur :

‘« Narcisse sur les fresques n’est pas encore fasciné par le reflet qui se trouve à ses pieds, (…), il n’a pas encore vu l’eau qui coule à ses pieds. » (S.E.280)’

Quand Quignard précise que « l’homme est celui à qui une image manque », il est persuadé que la vérité est à l’extérieur de lui et qu’il faut sortir de soi pour la découvrir. Narcisse ne se regarde pas, « il ignore la face à face mortel. » (S.E.280). Et on retrouve la même attitude chez les héros des légendes citées dans l’œuvre. Orphée et Actéon ne se retournent que pour regarder un autre, souvent une femme. Œdipe et Tirésias sont devenus aveugles avant de se regarder. Persée a survécu car il a esquivé le regard de la Méduse. Tout se passe comme si l’homme n’avait pas le droit d’être fasciné. Le regard fasciné de Narcisse, « c’est le regard qu’évite la peinture romaine » (S.E.280). La fascination, dans l’œuvre, est affaire féminine, et c’est pourquoi on l’associe au regard du fascinus :

‘« Ce qui n’est pas beau, ce qui est terrible, ce qui est plus beau que le beau, ce qui obsède la curiosité qui fait chercher des yeux, tel est le fascinant. Voit-on le sexe qu’on ne le voit pas. Il est arraché à sa visibilité dans l’attraction du désir qui l’avait accru, qui l’avait enflé. Il est arraché à la vision dans l’attraction du plaisir qui le démorphose dans la jouissance. » (S.E.332-333)’

Il est donc d’autant plus important d’examiner les récits des hommes qui ont osé regarder le fascinus : Tirésias, par exemple, qui est mentionné rapidement dans Le Sexe et l’effroi sans que l’auteur ne s’attarde pour raconter son histoire. La seule réponse que l’auteur fournit à propos de la punition de Tirésias - celui qui a osé regarder - est « d’avoir connu les plaisirs des deux sexes » (S.E.281). Veut-il dire d’avoir manifesté l’effroi de la femme face au fascinus ? La punition de Tirésias viendrait alors du plaisir d’avoir vu le fascinus, et de l’effroi éprouvé face à ce désir qui l’emporte vers l’organe masculin. On le punit, en somme, car il a découvert sa part féminine, sa part passive : « La morale sexuelle romaine était rigide. (…) La passivité est un crime chez un homme de naissance libre » (S.E.18). Selon Quignard, Narcisse ne se regarde pas ; pourtant le mythe nous dit qu’il a été puni. Il est mort noyé. Quand l’objet regardé est une femme, comme dans le cas d’Orphée, c’est elle qui subit la punition et disparaît, - ou se perd, comme Psychè. Mais quand il s’agit d’un homme, la mort comme punition voile les détails des événements du mystère. La réponse de Tirésias à Liriopé est claire : « On vit si on ne se connaît pas » (S.E.288). Le regard que Narcisse tourne vers lui est le regard de la fascination érotico-suicidaire.

Tirésias et Narcisse sont, pour Quignard, les personnages anti-héroïques des deux récits mythiques où l’on peut trouver une jouissance masculine tournée vers soi. Œdipe, Orphée et même Persée sont des héros car ils ont accompli leur devoir, qui est de secourir, de sauver ou de protéger un personnage féminin ou une société. Leur mission va vers l’autre pour lui rendre un service. Il n’y a pas le côté érotico-sensuel, tourné vers soi, que l’on peut trouver chez Narcisse et Tirésias. Les deux personnages mythiques sont représentatifs du héros quignardien qui cherche à se comprendre tout en mettant ses découvertes au service du groupe. Tirésias a retrouvé le désir originel : la connaissance du plaisir féminin. Il a été puni d’avoir connu le plaisir que le phallus peut procurer à la femme.

Selon Quignard, l’homme évite le regard frontal, le regard du phallus, par peur de réveiller les zones dangereuses qui cachent la bisexualité originaire. C’est une vision interdite aux hommes 198 . Si ceux-ci se regardent, s’ils regardent le fascinus, ils commettent une erreur fatale qui réveille l’effroi originaire. Quignard explique ainsi cet effroi et la peur masculine de retomber dans l’abîme 199  :

‘« Les hommes connaissent ces terreurs : retomber dans l’immense abîme sans forme et noir de l’utérus, la peur de redevenir fœtus, la peur de redevenir animal, la peur de se noyer, l’angoisse de se jeter dans le vide, la terreur de rejoindre le non-humain. » (S.E.230-231)’

Car un tel retour contrarie les codes institués par les hommes et met en danger la loi de l’interdit sur laquelle est basée la structure de toute société. Il est donc une menace pour le groupe. Ainsi, nous pouvons comprendre qu’une partie de la sexualité masculine est dirigée par un code imposé qui exige que l’homme ne doit pas assumer sa sexualité loin de l’autre. Les symboles phalliques, dans l’œuvre de Quignard, ne peuvent être détachés du contexte social auquel ils réfèrent.

Notes
198.

« Les femmes se confient peu sur leur plaisir, tout comme les hommes montrent peu leur verge. Il semble que l’on soit là en présence d’un interdit »,François Perrier et Wladimir Granoff, Le Désir et le féminin, Aubier Montaigne, Paris, 1979, p. 30.

199.

L’utérus est le lieu du phallus. Les hommes ont peur de voir ce qu’ils ont, peut-être, déjà vu dans un autre monde. Psychanalytiquement on pose que le fœtus, à travers la sexualité de sa mère, communique avec son père, et que la tonicité phallique de l’homme concerne l’enfant dès le stade fœtal. Ce plaisir va se prolonger, après la naissance, avec le sein maternel. Le moment où la mère introduit le sein dans la bouche, elle pénètre, et l’enfant reçoit passivement. Didier Dumas, La Sexualité masculine, Albin Michel, 1990, p. 226.