7. Société close :

Or Quignard a bien décrit dans son essai ce cadre social. Dès les premières pages, le lecteur perçoit qu’il s’agit de la manière de voir des hommes 200 . Etre dans la société, pour l’homme, c’est être sexuellement actif, comme le montre Le Sexe et l’effroi dans les pages qui détaillent les mœurs sexuelles à Rome. Et, dans Terrasse à Rome, Meaume continue de vivre parmi les autres après son accident, et de jouer un rôle dans la société à travers ses œuvres, et son fils qu’il a refusé de reconnaître.

Une partie de la sexualité masculine s’associe à la société car la question de l’appartenance est très présente chez Quignard. Même si, dans ses projets il y a toujours une volonté de se désocialiser au maximum, de nous montrer des ascètes, des ermites et des exclus, son héros n’arrive à ce stade d’isolement qu’en passant par tout ce qui peut en représenter le contraire : la société 201 . Ces deux idées d’apparence contradictoire co-existent dans l’œuvre : celle de l’ermite voué à l’écriture ou à la création, à l’écart du monde, et celle d’une implication totale dans la vie de tous les jours 202 . La sexualité domine l’œuvre, mais elle ne peut se concevoir sans la présence de l’autre, ou sans les lois qui fondent le contexte qui a réuni les deux partenaires. C’est pourquoi nous allons un peu élargir notre champ de vision pour nous demander comment et dans quel contexte cette sexualité purement individuelle, voire narcissique, peut se transformer en une sexualité communicative, créative, artistique ou sociale.

Dès la première phrase du roman, Meaume dit :

‘« Je suis né l’année 1617 à Paris. J’ai été apprenti chez Follin à Paris. Chez Rhuys le Réformé dans la cité de Toulouse. Chez Heemkers à Bruges » (T.R.9)’

Pour se présenter ou pour raconter sa vie, il commence ainsi par souligner son appartenance à un corps de métier et citer les noms de ses maîtres. Souvent les chapitres sont construits de dialogues avec des gens du même métier, des artistes comme le Lorrain. Ainsi se forme l’esprit de groupe et l’appartenance à une communauté. Quignard le souligne souvent. Au chapitre XVIII de Terrasse à Rome, il précise :

‘« Telle était la vie des peintres jadis : une suite de ville. Ils erraient. » (T.R.60)’

Dans Le Sexe et l’effroi, le cadre social est beaucoup plus net : la virilité de l’homme, dans les sociétés gréco-romaines, ne peut s’atteindre ou se désigner que par le biais de sa sexualité. On devient homme à cause des exigences de l’organe génital et de l’image qu’on doit en conséquence refléter, car il faut être perçu comme tel pour trouver son statut dans une société. Le désir et l’amour sont des attributs de l’image à assumer. Etre un homme parmi les autres exige des preuves permanentes, et la sa sexualité virile s’associe à la société, puisque ce sont les autres, le groupe, le clan, la communauté qui vont lui attribuer ce titre d’homme selon des lois et des rites. Quignard précise sa problématique dans l’avertissement en associant ses recherches à la connaissance d’un cadre social :

‘« Je cherche à comprendre quelque chose d’incompréhensible : le transport de l’érotisme des Grecs dans la Rome impériale. » (S.E.11)’

Ainsi, la question du cadre ne peut être séparée de celle de la sexualité. La société d’hommes a ses propres règles et ses propres rites, que le sujet masculin doit observer jusque dans leur franchissement rituel pour avoir droit au statut d’homme. On ne naît pas homme, on le devient ; ou on fait semblant de l’être pour s’intégrer à un groupe ou appartenir à un clan masculin. Il faut jouer sa virilité et assumer sa sexualité prédatrice. Pour préciser cela, nous allons partir de trois définitions de l’homme. La première est de Quignard, dans Le Sexe et l’effroi :

‘« Un homme (homo) n’est homme (vir) que quand il est en érection. » (S.E.76). ’

Les deux autres sont de Serge Moscovici, dans son ouvrage La Société contre nature :

‘«Etre homme c’est être chasseur. » 203 ’ ‘« Etre homme c’est être père. » 204

Les trois termes indissociables qui définissent ainsi le statut de l’homme et sa sexualité sont : la chasse, la paternité et l’érection. Erection vient d’ériger, et réfère à un état non achevé, “en cours” : la virilité qui en dépend se détermine toujours dans l’avenir. Or, cette virilité qui est en train de se fonder a besoin du cadre social pour s’exercer. S’ériger, surgir, se redresser sont les verbes que Quignard utilise et qui présument un mouvement vers le haut, inspirent une ascension. Mais chaque élévation est suivie d’une chute. La sexualité masculine est toujours menacée de perte, elle doit donc toujours se réaffirmer. C’est pourquoi l’homme ne cesse d’être hanté par son impuissance : « Le fiasco était marqué de honte ou de démonie » (S.E.22). La moindre défaillance sexuelle va le faire basculer hors de son clan, vers la zone du différent (femme et enfant).

Cette puissance menacée et menaçante se retrouve à un autre niveau : dans la société, être un homme est être chasseur, comme le signale Moscovici. Dans l’avertissement du Sexe et l’effroi, le lecteur comprend, par la condensation des vocabulaires appartenant à la chasse et aux animaux, que l’homme dans l’œuvre est sans cesse comparé à l’animal, surtout dans l’explication de sa sexualité. L’acte sexuel est un « emboitement » de « deux mammifères mâle et femelle » ; posséder le corps d’un autre est « une possession animale » (S.E.9). A Rome « l’amour et les jeux de l’arène ne sont pas dissociables » (S.E.214). Ainsi, la société des hommes se fonde sur des principes qui invoquent les règles de la chasse et la vie des animaux 205 . Les liens entre hommes, lors de la chasse, ont tendance à se resserrer et à s’institutionnaliser.

Dans les sociétés masculines la sexualité est donc une affaire sociale : hiérarchisation, rivalité, domination, soumission et marginalisation sont les termes qui en expliquent le sens. Aristote disait que

‘« Le phallos était la forge stellaire où la citoyenneté prenait corps. » (S.E.166)’

Chez les Romains,

‘« Plus l’agressivité impériale était surabondante et presque exubérante, plus la paix de l’Empire était renforcée et les âmes insouciantes…Ce désir sans bornes étaie la loi de l’empire sans frontières. » (S.E.40)’

Cette agressivité impériale se manifeste toujours à travers la sexualité des empereurs. Tibère est associé au bouc. Néron, se comparant au lion, portait autour de son poignet la dépouille d’un serpent :

‘« comme Tibère fut l’empereur « bouc », Néron fut l’empereur « lion » .» (S.E.216)’

Mais cette manifestation de la bestialité humaine n’est qu’une réaction à l’effroi et à la force de la menace dont le sujet masculin est la victime. On trouve cette même réaction dans le goût qu’ont les hommes à créer de petits cercles au sein de l’ensemble social : resserrer le cercle de son entourage pour gagner encore plus de force et s’approcher du pouvoir. C’est ce qui engendre la hiérarchie. Car la solidarité entre les hommes est basée sur l’âge : on crée des sociétés secrètes où personne n’a le droit d’entrer avant de prouver par des rites qu’il en est digne. Cela signifie un système d’ancienneté, une hiérarchie très nette.

Dès le début de Terrasse à Rome : Meaume présente les maîtres qui lui ont appris le métier.Puis il forme un groupe avec les autres artistes de sa génération, comme Claude Gellée et Mellan. A la fin il enseigne à son tour « pour un contrat de deux saisons Abraham Bosse Tourangeau » (T.R.123). Un autre système hiérarchique se met aussi en place, selon les activités artistiques : les graveurs, les peintres, les musiciens et les écrivains. Chacun de ces domaines peut représenter un clan à qui on attribue un chef.

Il y a des rites d’initiation à l’intérieur de ces micro-sociétés. Meaume le graveur, au chapitre VIII de Terrasse à Rome, révèle à son compagnon romain Poilly le secret des huit extases, et simule la possession d’une certaine vérité, ou plutôt d’un secret : « Un rêve, un souvenir, une toile de la main de Claude Gelée » (T.R.29). Puis, comme il a cessé de parler, il rumine dans son silence : « Cela ne faisait que quatre ». Après « il tira le rideau de velours noir » (T.R.30), et finalement il sort les autres objets, un flacon et une tapisserie, d’un coffre 206 . Ainsi, nous remarquons que tout le cadre dans lequel Meaume évolue est orienté vers ce culte des objets secrets qui ont une valeur pour le graveur lui-même 207 . Les hommes veulent justifier les exigences de la société dont ils se sont proclamés les gardiens, en dissimulant une vérité quelconque. Une telle procédure, bien sûr, leur donne la libérté de rajouter et d’inventer d’autres règles et d’autres lois pour rendre encore plus difficile l’adhésion, affirmer que le but n’est jamais atteint. Les secrets des hommes les protègent du doute de l’autre, du différent, qui ne parviendra jamais assez à prouver qu’il est apte à découvrir les structures spirituelles ou psychiques de ces sociétés : les secrets doivent rester cachés si les adeptes veulent jouir de leurs bénéfices. En d’autres termes, le secret est indispensable pour que les besoins des croyants continuent d’être satisfaits 208 . Dans Terrasse à Rome, un passage évoque un tel secret, propre à un groupe d’hommes :

‘« Ce fut en 1642 que Ludwig von Siegen inventa la manière noire. En 1653, à Bruxelles, Siegen révéla son secret à Ruprecht du Palatina qui l’introduisit en Angleterre en 1656. » (T.R.72)’

L’objectif premier de ces sociétés “secrètes” est donc l’exclusion de l’autre en tant que différent. Le but inavoué de ces processus est d’assumer l’intégralité et la domination du groupe, et de discréminer étroitement le différent du semblable. D’une certaine façon, il y a une volonté, chez l’homme, de vouloir affirmer sa supériorité et sa puissance en enfermant l’autre dans une position inférieure :

‘« Pour être, il faut que l’Autre soit moins » 209

On peut trouver ce principe chez Quignard en d’autres termes, quand il souligne à Chantal Lapeyre-Desmaaison : « Seul celui qui a un secret a une âme ; celui qui n’a pas de secret n’a pas d’âme » 210 .

Or l’une des lois qui fondent ces sociétés est la sexualité de l’homme, sa force phallique. C’est elle qui va créer la rivalité entre eux, et la hiérarchisation qui en découle. Force signifie agressivité entre les membres ; donc le système de la hiérarchisation va réduire et canaliser cette agressivité, et va assurer l’équilibre du groupe. Dans chaque clan, gang, groupe, il faut un chef reconnu par les “preuves” qu’il offre pour convaincre les autres membres : elles sont la plupart du temps d’ordre physique et moral. Il faut être digne de « l’orgueil phallique », pour reprendre les termes de Bettelheim 211 . La référence à l’orgueil explique une partie du processus de l’affirmation dont l’homme est victime et qui tourne toujours autour de sa sexualité : il s’agit de montrer quels sont les plus virils et ceux qui le sont moins. On introduit ainsi la hiérarchie qui va nourrir le rêve de se déplacer entre les niveaux. En donnant plus de “preuves”, l’homme se donne le droit de franchir les barrières qui servent de cloisonnement à l’intérieur du groupe. Ces preuves sont d’ordre professionnel quand il s’agit de la réussite, et d’ordre sexuel quand c’est le statut d’homme qui est en jeu :

‘« Tous les groupes masculins s’efforcent d’imposer aux femmes et aux jeunes une discipline, de brimer les tentatives d’autonomie, en superposant les exigences de la société dont ils se sont proclamés les gardiens. » 212

Ainsi, l’homme est toujours hanté par le rêve d’aller au-delà de ses capacités. Ce qui justifie le lien entre la sexualité de l’homme et son rêve d’immortalité à travers la création : le pouvoir du sexe de l’homme est évalué initialement par sa capacité de procréation, et le pouvoir du talent de l’artiste est évalué par celle de sa création. Création et sexualité s’associent.

Mais, socialement parlant, être un homme est aussi être père, comme le suggère Moscovici. La paternité s’associe aux notions de loi et de droit, et Quignard souligne que

‘« Le sens de rite de passage pédérastique est fonctionnel : c’est faire quitter le gynécée à l’enfant dans les bras d’un homme…afin d’en faire un reproducteur (un père) et un citoyen (un éraste, un amant actif, un guerrier-chasseur). » (S.E.17)’

La paternité recherchée est ainsi plus ou moins la prolongation de l’esprit clanique des hommes.

Notes
200.

Dans une récente interview, Quignard a souligné que ce qu’il écrit relève d’un certain genre masculin. L’écriture de l’essai ou les textes fragmentaires (à propos de Paradisiaques) sont des genres masculins, tandis que le romanesque et le roman sont des genres féminins.

201.

Dans le film de Jacques Malaterre, “à mi-mots”, Quignard parle de sa propre expérience dans la société : « Consciencieusement j’ai essayé pendant plus de vingt cinq ans de me guérir de tout ce qui m’était difficile : le contact avec autrui, parler, dire des banalités essayer le pouvoir, essayer la hiérarchie sociale…je ne critique absolument pas ceux qui tentent de s’intégrer à un monde hostile en passant par l’intégration sociale ; mais après l’avoir tenté et y avoir un peu réussi, j’ai renoncé à tout parce que c’était complètement hors de ce qui m’intéressait. (…) de l’entretien de la clientèle sociale, des postures de courtoisie, des postures vestimentaires, des postures d’époque, des postures de monde (…) il faut y consentir pendant un bout de temps pour pouvoir dire « c’est vrai, ça ne vaut rien ! ça ne vaut rien de tout » ».

202.

On trouve souvent cette double image de “l’homme seul” face à “l’homme social” : Saint Colombe dans sa cabane, et Marin Marais composant pour la cour du roi.

203.

Serge Moscovici, La Société contre nature, Union générale d’éditions, 10/18, 1972, p. 297.

204.

Ibid., p. 248.

205.

Jacques Ruffié souligne que « la chasse place le pouvoir politique et social aux mains des hommes : plus le peuple est carnivore, plus il devient phallocrate », Le Sexe et la mort, éditions Odile Jacob, 2000, p. 194.

206.

Moscovici explique que les « associations masculines disposent d’objets et de masques que les non-initiés n’ont le droit de voir que de loin », Op. cit., p. 290.

207.

Dans sa dernière œuvre Les Paradisiaques, Quignard mentionne « huit traits du temps antérieur à la vie collective », Les Paradisiaques, p.249. Ce qui permet de faire la corrélation avec les huit extases de Meaume et constater que ce ne sont que des secrets personnels que le personnage a inventés pour faciliter le retour à son monde intérieur.

208.

Selon Blackwood, l’ancien menace le jeune : « si tu osais dévoiler à quiconque le secret des hommes, ton groupe d’âge, les anciens de la tribu, son chef, t’enlèveraient sans pitié tous tes biens. Car tu aurais déshonoré tes contemporains et aussi ceux qui sont morts », Cité par Bettelheim, Les blessures symboliques, Gallimard, 1971, p. 157.

209.

« Tous les rapports humains s’articulent autour de la dépréciation d’autrui », Pierre Rey, Une saison chez Lacan, Robert Laffont, 1989, p. 74.

210.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 61. Bettelheim explique ce comportement du point de vue psychologique. En prenant l’enfant comme modèle, il signale que « les enfants se vantent souvent de posséder des connaissances secrètes, justement parce qu’ils ressentent des lacunes dans leur savoir. Un enfant se vantera de détenir une information spéciale (…). Dans aucune circonstance, il ne révélera son secret, dont l’unique but est de lui conférer un certain statut aux yeux d’une autre personne. Quand, par exemple, il invente un langage secret qu’il n’utilise qu’en présence d’un parent, d’un frère ou d’une sœur plus âgés, qu’il croit lui être supérieurs, il essaie de convaincre l’autre, aussi bien que lui-même, qu’il ne lui est pas inférieur, puisqu’il détient, lui, certains pouvoirs très particuliers de connaissance », Les blessures symboliques, Op. cit., p. 153.

211.

Bettelheim, Les blessures symboliques, p. 39.

212.

Moscovici, Op. cit., p. 293.