8. Le rejet de la paternité de Meaume :

La figure du père est souvent peu mentionnée dans l’œuvre de Quignard. Mais nous pouvons trouver des passages, des signes ou des allusions qui laissent supposer son importance. Dans l’avertissement du Sexe et l’effroi nous lisons ainsi :

‘« On invente des pères, c’est-à-dire des histoires, afin de donner sens à l’aléa d’une saillie qu’aucun de nous – aucun de ceux qui en sont les fruits après dix mois lunaires obscurs – ne peut voir. » (S.E.12-13)’

L’objet que l’auteur assigne à son essai : « le transport de l’érotisme des Grecs dans la Rome impériale » (S.E.11), n’atténue pas la valeur de la question de l’image paternelle. L’absence même de l’image du père reflète son importance, surtout lorsque le lecteur essaie de réunir les signes dispersés qui l’évoquent. Et l’incertitude sur l’identité du père semble être le moteur qui conduit discrètement l’œuvre de Quignard :

‘« Mater certissima, pater semper incertus (la mère est assurée, le père est toujours incertain). » (S.E.27)’

L’exhibition du phallus ne peut se détacher de cette question de l’incertitude, puisque l’organe masculin est, de ce point de vue, ce qui assure la présence de “l’origine perdue” que le héros de Quignard ne cesse de vouloir réinventer. Le père, dans l’œuvre, est une pure invention imaginaire de l’homme, quand il fait appel à une origine, que les personnages créateurs rêvent de retrouver :

« Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. » (S.E.9)’

Quignard nous en présente un cas particulier à travers le personnage de Meaume le graveur. Le père n’étant jamais mentionné, le nom de Meaume est lui-même mis en doute, comme nous l’avons mentionné antérieurement, et la structure familiale qui est la sienne ne peut être éclaircie qu’à travers des hypothèses basées sur des non-dits du texte.

‘Nous allons examiner cette question à travers la vie de Meaume en tant que créateur. L’artiste confirme sa sexualité, son pouvoir phallique et sa productivité artistique, mais il rejette les droits et les lois concernant sa capacité de procréation. Quand Nanni lui annonce qu’ « elle a un petit », il lui demande tout de suite : « De qui ? », comme s’il était sûr de sa réponse. Lorsqu’elle refuse de répondre, « Il la regarde. Puis il fait non avec la tête. Il court. » (T.R.26). Il refuse sa paternité à son fils. Mais le lecteur sent bien que le statut de Meaume en tant qu’artiste commence à se construire après cet événement. De fait, on ne peut pas dire qu’il vit à l’écart : sa contribution à l’illustration du livre d’Anne-Thérèse de Marguenat et les cartes érotiques commandées par le médecin Marcello Zerra pour guérir Eugenio de son impuissance sont les preuves de son appartenance à sa société et de sa volonté d’y jouer un rôle actif. Il ne rejette pas de tout l’esprit de groupe, mais il repousse la paternité biologique, à laquelle une paternité artistique s’est substituée. Sa contribution et son engagement artistiques, qui se confirment par son lien avec Claude le Lorrain, sont ainsi une tentative pour répondre à l’idéal paternel. ’

Dans l’expression sociale de sa sexualité et de sa productivité artistique, l’homme est toujours fortement marqué par la présence occulte d’un père. On en trouve dans le roman des signes révélateurs, puisque l’église de la Bouche de Vérité(T.R.92), que Meaume fréquente à la fin, le milieu artistique dont il fait partie, et l’armée mentionnée indirectement à travers les gravures « du guerrier du consul Appius Claudius » (T.R.61), sont trois modèles de l’institution masculine dans la société ; et ils ne sont que la continuité de l’image du père. De la même façon, le besoin religieux chez Meaume trouve son origine dans cette quête d’image paternelle :

‘« Il croyait au jugement de Dieu mais n’ajoutait point foi à l’immortalité de l’âme. Cependant, selon Poilly, tant qu’il vécut à Rome, il pénétrait dans la petite église si singulière de la Bouche de la Vérité. Il ôtait son chapeau et s’y asseyait. Quelque fois il s’y agenouillait. » (T.R.92)’

A la recherche d’un père perdu, Meaume s’investit donc sur deux axes : terrestre et spirituel. Le premier concerne ses activités sociales et le deuxième sa volonté de confirmer sa paternité à travers ses œuvres artistiques, en rejetant celle de son propre fils. Sur le premier axe se situe la relation de Meaume avec ses amis, ses conjoints et tout ce qui constitue l’espace de sa génération. Sur le second, il s’agit essentiellement du rapport à son nom : Meaume n’accepte de le léguer qu’à ses œuvres. Le rapport de filiation est assuré par ses gravures, qui vont lui assurer une succession. Sans doute, en ce domaine la sexualité est-elle aussi impliquée, mais c’est selon la dimension nouvelle d’une sexualité fondamentale, pour reprendre les termes de Gérard Bonnet, qui investit l’artiste 213 .

Si la création artistique de Meaume ne peut ainsi pas être séparée de sa quête de l’autre, c’est qu’il n’y pas de création sans le rapport à une altérité, que Meaume recherche, et qui se décline chez lui à travers trois figures, déjà mentionnées : celle de l’image paternelle (Abraham Van Berchem, Claude Gellée le Lorrain) ou du mécène qui assure la subsistance du créateur (le médecin Marcello Zerra, Anne-Thérèse de Marguenat) ; celle de l’inspiratrice, du modèle (Nanni Veet Jackobsz, Marie Aidelle) ; et celle du public, à qui Meaume s’adresse et dont il a besoin. Parfois le lecteur a l’impression que ces trois figures se condensent en une seule et unique personne, comme lorsque Meaume confie à Catherine, l’ancienne belle-sœur de Gérard des Nuits :

‘« Oh ! le secret de mes rêves était un corps qui revenait sans cesse. Une femme jadis a été horrifiée en découvrant mon visage. J’ai perdu alors sans retour la plus grande part de la substance de ma vie. J’ai conservé le regard qui était dans ses yeux quand elle les tournait vers moi mais elle a refusé que je partage sa vie. J’ai dû voyager dans d’autres mondes que le sien mais, dans chaque rêve, dans chaque image, dans chaque vague, dans tous les paysages j’ai vu quelque chose d’elle ou qui procédait d’elle. Sous une autre apparence je l’avais attirée et séduite. » (T.R.114) ’

Dans ce sens, nous pouvons conclure que la sexualité chez Quignard est une sexualité communicative qui vise l’autre. Mais en même temps elle cherche à dévoiler la question de l’origine et à détecter les signes cachés qui subsistent de l’ancien monde.

Notes
213.

« Les créateurs et les écrivains (…) ont le don d’inscrire les éléments internes de leur jouissance dans des œuvres ou des textes qui intéressent tellement les autres qu’ils suffisent à créer entre eux et l’univers la médiation nécessaire pour que leur sexualité soit à la fois intime et communicante. », Bonnet, L’Irrésistible pouvoir du sexe, Op. cit., p. 171.