9. Fixation organique :

L’univers masculin, chez Quignard, est entièrement menacé par la force de la défaillance sexuelle. L’impuissance et la stérilité, dans ses œuvres, sont mentionnées d’une façon rapide, et pourtant elles nous semblent le point le plus important car elles représentent la perte absolue pour le sujet masculin. C’est le moteur caché qui véhicule l’œuvre. Le Sexe et l’effroi traite du terme fascinus : le mot revient sans cesse au fil des pages, des paragraphes et même des phrases. Tout semble frappé par son pouvoir. Les analyses des fresques, les regards des femmes, les récits de la mythologie, les lieux même sont en état de fascination. Or, l’un des sens du fascinus est précisément celui de fascination, qui signifie aussi fixation. Le texte baigne alors dans une immobilité absolue pour s’ouvrir sur une nouvelle piste d’interprétation. Les visages sont immobiles, les images sont figées, les personnages sont muets et les sexes dressés sont vides, stériles. Les manifestations de la force ne sont que démonstratives. Le vide « entoure les corps des hommes atomes » (S.E.169). Pline continue :

‘« nul désir ne me tend, nulle crainte ne me sollicite, nulle rumeur ne m’inquiète. » (S.E.169)’

Tous les personnages du livre ont disparu depuis longtemps, leurs écrits muets ont remplacé leurs voix, leurs mouvements se sont arrêtés et leurs gestes se sont interrompus ; même en consultant la peinture où ils figurent,

‘« l’énergie concentrée dans les corps ne se répand pas autour d’eux, sous forme d’une action qui communique entre les corps suspendus » (S.E.321)’

Tout semble être figé dans l’éternité : villas désertes, pierres tombales et sarcophages. Les silhouettes peintes semblent elles aussi atteintes d’une magie qui les fixe :

‘« Sur la pierre qui fermait la tombe, un petit personnage s’élance du haut d’un bâtiment construit en blocs de pierre pour plonger dans une nappe d’eau verte auprès de laquelle il y a un arbre. » (S.E.229)’

Mais, dans cet univers de pierre où tout s’arrête, le plongeur reste figé dans l’acte de son élancement, suspendu dans le vide sec de la pierre. Il n’arrivera jamais au terme de son parcours, qu’a interrompu la lave du Vésuve : « sans cesse la lave pousse, sans cesse désordonne, sans cesse terrifie » (S.E.232). La pétrification a chassé la chaleur et le mouvement ; même les lieux, qui sont censés être une source de vie, deviennent des symboles de sécheresse qui immobilisent tout ce qu’ils pénètrent. Quignard décrit ainsi le jardin :

‘« Qu’est-ce qu’un jardin à Rome ? L’âge d’or revisite le présent. Il s’agit de retrouver quelque chose de l’inactivité divine. Se tenir immobile comme les astres dans les cieux. Entouré d’un nimbe. Se tenir immobile comme le fauve se tient immobile avant de bondir sur la proie. Se tenir immobile comme l’instant de la mort qui divinise. Se tenir immobile comme le feuillage avant l’orage, comme les statues de ces dieux érigées dans les bosquets, telle doit être la vie devant la mort. Se tenir comme la vision du jardin embouteillée sur le rebord de la fenêtre, arrêtée par les deux rayons que lui opposent les yeux fascinés. » (S.E.69)’

Dans Terrasse à Rome, nous retrouvons la même fixité :

‘« Nous regardions la falaise si blanche et haute qui se perdait dans le ciel blanc. Nous étions juste au-dessous. La falaise lançait sur nous l’immense nuit de son ombre. Au-dessus, là où se découpait la crête, la lune, avant que le soleil fût couché, scintillait. Il y a dans le monde des endroits qui datent de l’origine. Ces espaces sont des instants où le Jadis s’est figé. Tout y conflue avec l’ancienne rage. C’est le visage de Dieu.» (T.R.68)’

Mais cette fixité n’est pas immobilisme stérile. Meaume l’aquafortiste est toujours en mouvement, de Bruges à Rome, de Venise à Toulouse, de Bologne à Paris. Il est pris sur le vif dans des instants profonds. L’instantané où semble saisis les êtres et les choses n’est qu’une projection figurée de l’univers interne de Meaume. Il vit avec les autres, mais l’élan qui le porte vers autrui et sa capacité d’investissement se trouvent bloqués, freinés, voire pétrifiés. Les personnages vivent ensemble, mais comme s’il y avait une approche impossible, une sorte de distance infranchissable qui sépare les deux membres du couple. Entre les choses et Meaume se dressent ainsi différentes barrières : des rideaux, accusant la solitude de Nanni :

‘« derrière son rideau de lit, avec sa servante qui se tient derrière la porte. » (T.R.14)’

Des tissus dissimulant des parties du corps: « Marie remit l’étoffe sur son sein et se leva » (T.R.73) ; des portes et des couloirs interminables

‘« Marie Aidelle lui refusait de nouveau sa chambre (…) Et il referma la porte derrière elle. Puis il referma la porte de l’enceinte de la Renaissance derrière lui. » (T.R.74)’

Comme s’il y avait une impossibilité de se rejoindre.

Pour l’homme, chez Quignard, la réalité mobile, chaude et vivante s’éteint parfois. Ainsi tout semble gésir dans un effort et une crispation qui visent un autre monde, un monde perdu qui n’arrête pas d’envoyer des messages et des signes invitant le sujet à effectuer un retour en arrière. La fixation dont nous parlons peut se traduire par une longue méditation sur le rapport qu’entretient l’homme avec son origine. C’est cette origine qui appelle le rêveur chaque nuit afin qu’elle reprenne forme dans une nouvelle vie. Quignard réussit ainsi à transmettre la tension du désir à son lecteur sans chercher ni à l’apaiser ni à la satisfaire, mais en la lui infligeant, au contraire, pour qu’il soit, lui aussi, comme les regards des femmes sur les fresques : sidéré, fasciné.