V. Chapitre cinq : Le sexe féminin :

« Rentrer dans la mère par sa parole ou par son sexe est l’image nostalgique de la demande régressive d’être compris par elle – autrement dit de s’identifier à son désir. Mais c’est aussi le fantasme d’un désir de ne plus sortir du corps de la mère, comme si ce corps ignorait le vide. »
Pierre Fédida, « Une parole qui ne remplit rien ».

« J’évoque une espèce de « là » qui se tient derrière le Là.
Utérus qui se tient en amont du jour et qui ne peut être désigné par ce mot.
Vulva qui se tient en amont de l’utérus et qui ne peut être désignée par ce mot.
Fascinus qui se tient en amont de la vulva et qui ne peut être désigné par ce mot.
Caverne dont la bouche s’ouvre dans les parois de la montagne.
Averne dans les Champs Phlégréens.
Fontaine de Jouvence.
Toison d’or.
Au fond du Lago d’Averno : Arcadia. »
Pascal Quignard, Les Paradisiaques.

La représentation du sexe féminin chez Quignard est problématique du fait de la diversité des images à double sens. Le terme ambivalence peut résumer l’attitude du sujet masculin à l’égard du mystère de la féminité, mais il est loin d’en cerner les profondeurs. Il y a dans les représentations du sexe féminin quelque chose de cyclique, de métamorphosable, qui a à voir, chez notre auteur, avec le tragique. La référence au cyclique désigne en effet un aspect répétitif, mais dénué de tout ordre. Ainsi nous préférons le terme rythmique pour éloigner le sens de la succession que le mot répétition peut invoquer. Car la quête chez Quignard inclut souvent une part de surprise, de fascination et de merveilleux.

En menant cette étude nous avons rencontré une certaine difficulté à séparer la femme en tant qu’individu de son sexe en tant qu’organe, alors que, pour le sexe masculin, cette scission était aisée. Le sexe féminin, dans l’œuvre, est un fragment qui renvoie à l’unité à laquelle il se réfère ; et la femme est parfois l’être en manque qui appelle au fragment qui la comble et la constitue en tant que sujet différent, désirant et autonome. Nous avons l’impression que l’écriture de Quignard fragmente les corps afin d’arriver vers cette part “là” : le sexe féminin en tant qu’origine à la fois perdue, désirée et haïe en même temps, qui déclenche diverses formes de révolte contre tout ce qui assujettit l’homme et lui rappelle sa dépendance : la mère et le langage. Le sexe de la femme est une fleur de lotus à l’intérieur de laquelle tout l’univers est suspendu : elle est la matrice et la semence impérissable, elle est l’origine représentant le commencement, le milieu et la fin. La fleur de lotus est d’ailleurs l’un des premiers symboles utilisé par l’auteur à ce propos. Elle est la première étape du processus de transformation 214 . Le vagin est représenté d’abord comme une fleur, puis un jardin, pour se transformer enfin en un lieu d’horreur, que l’homme ne peut qu’imaginer s’il veut affronter le mystère. Il fantasme ainsi un phallus pour se détourner du vide que le sexe féminin peut évoquer, et dont la peur appelle le langage – premier outil inventé par l’homme pour se défendre et se protéger. La femme va, elle, entrer dans la phase du silence, devenir anonyme, être l’origine. Dans cette phase la mère surgit comme un interdit désiré et une rivale du pouvoir paternel, ce qui nous fait retrouver les questions du Père et du Nom qui marquent tant l’écriture de Quignard. Les mêmes questions ouvrent à l’altérité et ainsi de suite : c’est là que réside le côté cyclique du sexe de la femme. Il est l’origine perdue qui hante le sujet par l’idée de retour, mais aussi bien le retour de l’oubli, le surgissement du refoulé qui envahit l’imaginaire et rend le sujet impuissant face à lui.

La féminité se conjugue souvent avec une passivité qui pourrait aller parfois jusqu’au masochisme. Or, chez Quignard, la représentation de la femme et de tout ce qui s’y associe est loin d’être marqué du sceau de la résignation passive. Ses ouvrages n’offrent pas de scènes d’accouplement - ce qui épargne à la femme l’état de dépendance “sexuelle” de l’homme 215 . Elle est présentée moins comme « objet de désir », que comme « sujet désirant » malgré la présence éminente de l’esprit masculin que véhicule le texte. Cela est particulièrement net dans Le Sexe et l’effroi, quand l’écrivain essaie de montrer des femmes désirant découvrir la sexualité animale à travers l’histoire de la génisse de Pasiphaé et celle de la matrone s’accouplant avec un âne. L’image que les textes proposent alors au lecteur n’est plus celle de la femme passive, mais plutôt celle de la femme puissante qui puise son énergie dans des figures comme la Méduse ou Isis. Quand Quignard mentionne Vénus, il se réfère souvent à la scène de l’émasculation entre Ouranos et Chronos, et la déesse est présentée à travers le phallos tranché : « de l’écume d’un sexe d’homme coupé » (S.E.91)et « le sexe encore érigé » (S.E.92) qui tombe à la mer nous donnent le sentiment que la déesse s’est accaparée le pouvoir du phallus d’où elle est née. L’auteur parle peu de sa beauté ou même de la féminité dont elle est devenue le symbole. Il est intéressant d’analyser les représentations du sexe féminin dans l’œuvre et de s’interroger sur l’angle sous lequel il est conçu.

Contrairement à ce qui se passe pour le sexe masculin, les œuvres de Quignard présentent une certaine contradiction dans le champ terminologique concernant le sexe de la femme. Le mot le plus utilisé est « Le sexe féminin », expression très “impersonnelle” qui revient dans toutes les œuvres. On est loin de la longue liste des termes désignant le sexe masculin. En revanche cette partie, difficile à nommer, du corps de la femme suscite des images métaphoriques riches, qui visent toutes à éviter d’évoquer le sexe féminin comme organe. On évite d’appeler le sexe féminin par son propre nom comme si cela nous exposait à un danger : il y a une peur ou un certain malaise à l’évoquer. Ainsi se constitue la contradiction qui s’associe à la représentation du sexe féminin dans l’œuvre : tantôt c’est ce que le regard évite ; tantôt il est la fin ou l’origine introuvable que le regard vise et qui fait couler beaucoup d’encre et de couleurs pour essayer de le représenter : loin d’apparaître alors comme organe à pénétrer, il devient organe à voir, provoquant la peur et la fascination. Le narcissisme masculin cesse en conséquence de se définir par le désir, la vulve et la signification du coït en tant que retour intra-utérin, vers l’origine 216 . Cette dernière devient beaucoup plus complexe : faite de mots, de noms, d’une note, d’un morceau de rêve ou d’une voix provoquant une sensation singulière qui suspend l’être pendant un laps de temps.

Analyser ainsi le sexe féminin comme l’une des représentations de l’origine perdue, implique d’étudier les images et les symboles désignant les stades aboutissant à cette vision. Le sexe de la femme, pour refléter cette image de l’origine, doit être apprivoisé, fantasmé, rêvé et halluciné. L’homme a besoin d’apprivoiser cette image d’un lieu de vie et de mort pour s’accoutumer à la beauté et à l’horreur qu’il lui inspire.

Notes
214.

Cette idée d’un processus de transformation est récurrente. Dans L’image et le jadis, Quignard raconte l’histoire d’une femme qui n’a jamais adressé la parole à un homme. Il souligne qu’elle « fut tigresse », qu’ « elle fut poissonne. Elle avait pris la forme d’un saumon », et finalement qu’ « elle fut alouette. Le plus haut du ciel était sa maison », Revue des Sciences Humaines, n° 260, 4/2000, pp. 12-13.

215.

Mélanie Klein dans « La Psychanalyse des enfants » cite E. Jones, selon lui : « Ainsi la femme étant plus dépendante pour des raisons physiologiques de l’homme pour sa satisfaction sexuelle, que l’homme de la femme, elle craindra l’aphanisis essentiellement sous la forme de séparation, d’où dérivera la peur féminine d’être abandonnée. », cité par Janine Chasseguet-Smirgel dans La Sexualité féminine, Payot, 1964, p. 56.

216.

Selon Ferenczi « L’homme réalise par le coït le souhait de retour à l’utérus maternel, H. Deutsche soutient que ce même retour est également réalisé par la femme par identification fusionnelle avec l’enfant qu’elle porte en elle. L’accouchement est pour la femme la maîtrise active du trauma de la naissance. », Ibid., p. 33.