Le sexe de la femme est d’abord, nous l’avons dit, représenté en tant que fleur ou jardin. Ces deux symboles contiennent des connotations renvoyant au thème du paradis de l’enfance et à celui de l’origine perdue. La fleur est symbole d’instabilité essentielle d’une créature vouée à une évolution perpétuelle mais aussi aux états éphémères et fugitifs. Elle peut évoquer le temps : Nanni confie à Meaume le graveur, dans Terrasse à Rome, que :
‘« Sa fleur, désormais toujours ouverte, désormais toujours odorante, est toujours trempée. » (T.R.16)’L’adverbe de temps « désormais » dit assez que cette fleur ouverte et odorante était fermée et sans odeur dans un état précédent. La temporalité du symbole floral appelle le cycle saisonnier comme force naturelle qui échappe à la maîtrise de l’homme. Elle résume le cycle vital et son caractère éphémère 217 . Mais, ici, dans l’œuvre, c’est Meaume qui est responsable de l’odeur et de l’ouverture ; c’est donc lui qui est, mis en valeur. Ce rôle primordial, attribué indirectement au sexe de l’homme, ne dure cependant pas longtemps. Car Quignard transfère la force du phallus à la main de la femme :
‘« Elle empoigne au travers de l’étoffe le sexe qui se tend sous la chemise. » (T.R.24)’Et, immédiatement après, Nanni récupère un certain pouvoir qui la rend responsable de sa “fleur”. C’est elle qui, dorénavant, la maintient et exerce par elle son pouvoir sur les autres. A l’ouverture, elle va mettre une “porte” pour bien contrôler le lieu. Cette image, comme nous allons le voir dans un instant, devient le symbole de sa maîtrise : les deux personnages féminins de Terrasse à Rome vont fermer ces portes à Meaume, qui n’aura désormais aucun pouvoir pour les franchir.
Le symbole de fleur est alors détaché de son caractère passif. Il prend une capacité de transformation. L’âne d’Apulée recouvre la forme humaine en mangeant une couronne de roses que lui présente le grand prêtre d’Isis :
‘« L’âne se rend à la fête, y mâche des roses (fleurs de Vénus et fleurs de Liber Pater). Il redevient (renatus) homme. Il finit ses jours à Rome, sur le Champ de Mars, prêtre de la déesse Isis. » (S.E.210)’A Rome, le sexe de chaque homme « était sous la protection d’un genius auquel il sacrifiait des fleurs (des organes sexuels féminins) sous la protection de Liber Pater. » (S.E.81). Le fait d’associer le sexe féminin au sacrifice rejoint l’attitude de l’homme vis-à-vis la femme que nous avons évoquée antérieurement à propos de l’ « effroi masculin » 218 . Nous revenons par là au thème de reniement ou de la négation caractéristique de la vision qu’a l’homme du sexe de la femme : le caractère éphémère et fragile que ce symbole évoque, implique une part consommable. C’est à l’homme de cueillir, et d’avoir le droit d’aller d’une fleur à l’autre. Mais l’originalité de Quignard est de dissimuler cette fleur derrière une porte ou un rideau afin d’en donner le contrôle à la femme 219 .
L’autre symbole végétal est celui du jardin, qui peut aussi connoter le sexe féminin par son renvoi au principe de la fertilité ou au paradis terrestre comme centre du cosmos : « les Romains révéraient le paradis sous forme de jardin. Paradeisos est un mot grec qui voulait dire « parc ». » (S.E.68). En évoquant le jardin à Rome, Quignard parle de l’immobilité, qui est l’une des manifestations de la fascination. Regarder un jardin, c’est
‘« se tenir immobile comme le fauve se tient immobile avant de bondir sur la proie. » (S.E.69)’L’insinuation sexuelle est évidente : un fauve et une proie à l’instant qui précède sa mort est un homme et une femme à l’instant du coït 220 , qui est toujours comparé, chez Quignard, à l’instant de mort 221 . Regarder un jardin c’est être figé, c’est être en “érection” :
‘« se tenir immobile comme les astres dans les cieux (…), se tenir immobile comme un feuillage avant l’orage, comme les statues de ces dieux érigés dans les bosquets, telle doit être la vie devant la mort. » (S.E.69)’Le jardin, d’un côté, peut symboliser le sexe féminin obéissant aux lois et à la volonté de l’homme, puisqu’il est le lieu où va se révéler la puissance de l’homme, en particulier son pouvoir de domestiquer une nature. Mais, d’un autre côté, on peut voir dans le jardin un symbole de nature sauvage, et le sexe de la femme devient le signe du désir agressif et de la bestialité terrifiante qui échappe à la domination masculin.
Le thème du jardin renvoie aussi à la figure de la “porte”, puisqu’on ne peut y accéder si l’on ne trouve pas la porte, la fenêtre ou le rideau. Nanni, dans Terrasse à Rome, informe Meaume : « une porte vous est à jamais fermée » (T.R.22). L’un des thèmes associés au symbole de la porte est la maîtrise de l’ouverture et de la fermeture. Au début du roman, il semble qu’il n’y a pas d’obstacle qui s’élève face au désir du personnage masculin : l’auteur y énumère les lieux et les moments où ce dernier a fait l’amour avec Nanni. Mais, bientôt, Meaume « s’arrêta sur place », Marie Aidelle « lui refusait de nouveau sa chambre », « il referma la porte derrière elle. Puis il referma la porte de l’enceinte de la Renaissance derrière lui » (T.R.74). Voici le personnage masculin derrière une porte dont il ne maîtrise plus l’ouverture. Ces portes, qui se ferment et qui s’ouvrent, symbolisent alors le pouvoir de la femme sur l’homme.
Dans Le Sexe et l’effroi, Panthia et Méroé sont deux sorcières : ce sont elles qui ouvrent la porte - « soudain la porte s’ouvre, ou plutôt est projetée en avant, les pivots arrachés de leur cavité » (S.E.200) - tandis que l’homme « reste étendu sur le sol », et que l’une porte une lampe allumée et l’autre « une épée nue ». Consciente du mystère qu’évoque son sexe pour l’homme, la femme en protège et en cache l’entrée, qui devient source de pouvoir pour manipuler le désir de l’homme. Ce dernier a besoin d’une certaine façon de la présence de cet obstacle, qui intensifie la valeur de ce qui se cache derrière, car un jardin sans porte est un lieu qui relève du bien commun. Mais en même temps cette porte le terrifie car elle remet en cause d’une façon permanente sa capacité. C’est – une nouvelle fois - l’avertissement du Sexe et l’effroi : « l’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit. » (S.E.10). Ainsi se fonde l’un des pouvoirs que la femme peut exercer sur l’homme : celui de l’isolement et de la disparition. Tant qu’elle peut cacher son sexe, qu’elle en maîtrise l’accès, l’homme reste soumis au désir qui le pousse vers elle.
Nous avons relevé à propos du sexe masculin, que la plupart de ses représentations l’entourent d’un espace ou d’un vide qui le met en relief. Occupant ce vide, le pénis se révèle comme une apparition : « Ce qui se dresse sans volonté, ce qui jaillit toujours hors du lieu, hors du visible, c’est le dieu. » (S.E.105). Pour les représentations du sexe féminin, c’est ce sexe lui-même qui représente le vide 222 . Dans Le Sexe et l’effroi, il est souvent perçu comme “la zone” qui redouble l’angoisse de l’homme 223 : ainsi pouvons-nous le trouver sous la simple occurrence d’un adverbe de lieu ou comme l’endroit qui représente l’origine. C’est “là” d’où l’on est sorti. “Portail” qui cache le lieu mystérieux, il est le lieu qui marque et masque la sortie. Quignard emploie souvent le mot latin « editus » pour parler de l’acte d’en sortir :
‘« Tel enfin que l’enfant au sortir de l’utérus de sa mère (quasi recens utero matris editus).» (S.E.201)’ ‘« Le bébé couvert d’urine qui vient d’être editus du sexe de sa mère et projeté tout nu sur le sol. » (S.E.202)’ ‘« Un petit enfant découvre le sexe féminin entouré de poils d’où il est sorti.» (S.E.117)’Insister sur l’acte de sortir met l’accent sur le lieu inconnu d’où l’on sort :
‘« Il y a un lieu connu de tout homme et inconnu : le ventre maternel. Il y a pour tout homme un lieu et un temps interdits qui furent ceux du désir absolu. Le désir absolu est ceci : l’existence de ce désir qui n’était pas le nôtre mais dont notre désir résulte. » (S.E.336)’Parlant de la mort de Tibère, il précise qu’il « rendait le souffle le jour anniversaire de sa naissance dans la chambre même où il avait vagi et était sorti du sexe de sa mère. » (S.E.41). Ainsi l’écrivain associe souvent le sexe de la femme à un lieu ; soit inconnu et à découvrir ; soit connu en tant que lieu des origines, et associé à l’utérus.
Qu’il soit fleur “mâchée” par l’âne, proie prête à être “dévorée” par un fauve ou un jardin soumis aux lois des hommes, il y a toujours quelque chose dans les symboles végétaux du sexe féminin de l’ordre de la fécondité et de la consommation : il se mâche et se dévore. Quignard souligne que Tibère, dont « les lèvres » avaient tant « aimé le con (cunnus) des patriciennes » (S.E.46), était l’empereur qui « élut le cunnilingus (et même le cunnilingus des matrones) » (S.E.39). Dans Le Sexe et l’effroi, il propose une explication détaillée sur le « cunnilingus » qui relève de la symbolisation du sexe féminin en tant qu’objet de consommation :
‘« Dans l’imaginaire des Anciens la fellation dérivait du cunnilingus des femmes grecques de Lesbos. Le verbe lesbiazein signifiait lécher. » (S.E.16)’Et, dans Terrasse à Rome, l’acte de manger est érotisé. Nanni, quand elle mange, se cache derrière un rideau :
‘« Elle aime beaucoup manger mais seule, dans son lit, derrière son rideau de lit, avec sa servante qui se tient derrière la porte, sans que personne la surprenne en train de mettre des nourritures entre ses lèvres. Elle attend Meaume sans cesse, nuit et jour. Elle rêve de manger avec Meaume, dans son lit. Seule avec Meaume dans l’ombre du rideau refermé de son lit. » (T.R.14)’Dans cette mise en scène, qui met en relief le plaisir acquis à travers l’acte de manger, et que l’on retrouve ailleurs dans des récits de rêve, Quignard s’approche encore plus de l’origine recherchée, puisque le sexe féminin va se transformer en une bouche comme nous allons le voir ultérieurement 224 . Dans Le Sexe et l’effroi, Quignard souligne :
‘« Les lèvres qui s’aiment sont aussi les lèvres qui déchiquètent et mangent. La description de Lucrèce est précise : le coït est une chasse, puis un combat, enfin une rage. Ce sont les lèvres qui se retroussent sur les dents des carnassiers et qui aboutissent au rictus sanglant, ce qu’on nomme le rire. Ce sont les lèvres qui appellent la chasse sauvage et la dévoration du sacrifice qui la conclut. » (S.E.238-239)’Abriter le jardin derrière une porte et dresser des murs autour de lui le transforme en un lieu secret. Seul celui qui a les clés ou qui connaît la formule magique peut atteindre ce lieu. Tous les symboles qui relèvent de l’ordre végétal chosifient le sexe de la femme en tant qu’objet familier : fleur, jardin, afin de se familiariser avec lui, ou plutôt de faire abstraction de la terreur que cet organe peut provoquer chez l’homme. Les lieux choisis : jardin, maison, « domus », sont ceux auxquels l’homme s’attache et qui font partie de sa mémoire originelle. Mais quand l’espace grandit et acquiert une dimensions inconnue et illimitée, les images changent et les symboles commencent à refléter la terreur qu’une telle vision peut provoquer. Ainsi, nous nous approchons plus de la réalité que représente la vision du sexe féminin pour l’homme.
Cette ouverture temporelle assignée au vagin s’associe à la représentation du sexe de la femme en tant que “blessure” ou “plaie” dans le corps, d’où vient le fantasme de la castration chez la fille et l’horreur qu’une telle vision peut provoquer pour l’homme.
Nous remarquons que l’homme veut toujours inventer des traditions ou des rites à travers lesquels il vise à enfermer la femme dans une position inférieure. Ici, il associe le vagin qui est la caractéristique propre à la sexualité féminine à l’acte du sacrifice. Comme si, indirectement, il voulait dire qu’il pouvait s’en passer. Nous pouvons considérer cet acte romain comme la base de ce qui va se développer ensuite dans la chrétienté sous forme d’abstinence.
Dans Terrasse à Rome, nous avons une scène révélatrice dans le deuxième chapitre. Nanni , comme objet de désir de Meaume, se trouve derrière un rideau protégée par la servante qui ne laisse personne entrer : « Elle aime beaucoup manger mais seule, dans son lit, derrière son rideau de lit, avec sa servante qui tient derrière la porte, sans que personne la surprenne en train de mettre des nourritures entre ses lèvres. » (T.R. 14).
Soulignons que l’instant de coït dont il s’agit, reste souvent dans le registre du regard et non pas de passage à l’acte.
Chantal Lapeyre-Desmaison souligne à plusieurs reprises que « L’homme, chez Quignard, n’est qu’une variante de l’animal. », Mémoire de l’origine, Op. cit., p. 108.
Selon Christian David, « c’est le sexe féminin, vécu en tant que manque, absence, et témoin de la castration, qui fait question, plus que le sexe masculin. C’est le sexe féminin qui est l’énigme essentielle, à peine moins pour la fille que pour le garçon, et non pas toujours seulement pendant l’enfance comme en témoigne tant d’ignorance, de méconnaissances et d’erreurchez un si grand nombre de femmes concernant leur propre sexe et leur propre fonctionnement génital. », in La Sexualité féminine, Chasseguet-Smirgel, Op. cit., p. 73.
Le rôle sexuel des zones orificielles, selon Quignard, « redouble l’intensité de l’angoisse où l’incertitude de leurs fonctions nous plonge, redouble le désir qu’elles excitent en nous. », Quignard, Postface de Blasons anatomiques du corps féminin, Op. cit., p. 142.
Quignard laisse son personnage effectuer un retour à la période de l’enfance où le plaisir sexuel est alors lié de façon prédominante à l’excitation de la zone buccale. Nous avons souligné à propos des rêves de Meaume, dans la partie précédente, que tout en regardant la façade du Louvre et “la tour de Nesles” dans le rêve, il se voyait en train de manger « une gaufre » (T.R.116).