2. Le sexe féminin, une caverne gémissante :

Nous allons partir, dans cette analyse, des termes utilisés par d’autres écrivains, mais cités par Quignard. Les deux premiers sont ceux d’Ausonius et sont très révélateurs de la rencontre nuptiale d’un couple. Nous ne relevons que la partie concernant le sexe de la femme :

‘« Il y a dans un coin reculé, où conduit un étroit sentier, une fente qui luit. De sa masse s’exhale une puanteur. Aucun être pur n’a le droit sans crime de se tenir sur ce seuil. » (S.E.155)’ ‘« Là, est une caverne horrible. De ses sombres profondeurs elle répand des exhalaisons qui blessent les narines. » (S.E.155)’ ‘« Les cavernes creuses ont retenti et gémi. » (S.E.155) ’

Quant à Quignard, ses propres termes concernant le sexe de la femme dans cette catégorie sont :

‘« immense abîme sans forme et noir » (S.E.230) ’ ‘« le sexe féminin (le trou de la turpitude) » (S.E.115) ’

Ainsi se désigne le sexe féminin quand il se transforme en une grotte comme lieu évoquant la peur. En effectuant le passage du registre floral au registre spatial, l’homme perd la sécurité. Le sombre, l’horrible, la turpitude et l’indétermination spatiale signifient une absence de forme et de lumière qui provoquent une certaine terreur 225 . Les métaphores végétales mettaient l’accent sur le visible, et comparaient le sexe à une forme connue pour éloigner l’angoisse de l’absence de forme. Mais dès que l’homme s’éloigne de cette procédure de reconnaissances, il se heurte à un invisible insupportable qu’il préfère alors penser en terme de perte. Ainsi, il commence à chercher à voir en creux ce qu’il connaît déjà, le pénis. D’où résulte la théorie tellement répandue, et sur laquelle toute la psychanalyse est basée : concevoir la femme en tant que “mâle châtré”. L’homme se comporte alors comme s’il voulait ignorer le caractère invisible du vagin :

‘« Sur le corps de la femme, c’est le sexe qui pour l’homme se voit mal, ne se voit pas assez, se voit comme castré, se voit comme question angoissante posée à l’homme. » (S.E.142)’

Dès qu’il s’agit d’une grotte ou d’une caverne, d’un trou ou une simple cavité, l’absence de visibilité du sexe de la femme perturbe : le vagin devient le non-visible, le non-limité et le non-sécurisant. On peut aller plus loin pour le qualifier selon les termes de Quignard de non-humain 226  :

‘« La solitude, c’est l’absence de mère, ou l’absence d’objets qui la relaient. Les hommes connaissent ces terreurs : retomber dans l’immense abîme sans forme et noir de l’utérus, la peur de redevenir fœtus, la peur de redevenir animal, la peur de se noyer, l’angoisse de se jeter dans le vide, la terreur de rejoindre le non-humain. » (S.E.230-231)’

Car comme lieu indéterminé et sans forme, le vagin est un vide, à propos duquel on retrouve la difficulté de nommer évoquée antérieurement. Dans plusieurs œuvres de Quignard, il y a une fascination du vide, qui constitue une matière importante pour l’imagination des personnages masculins 227 , lorsqu’ils n’essaient pas d’en conjurer l’angoisse par la représentation du pénis absent. Car ils vont alors essayer de combler ce vide en multipliant les représentations imaginaires de cet organe.

Trou, grotte, abîme, fente, coin reculé ou caverne, tous ces lieux invoquent l’accès secret à un monde souterrain. Ils sont marqués par leur obscurité et leur profondeur. La retraite dans la caverne représente l’abri absolu, et, on s’approche d’une certaine sacralisation de ces lieux. Y pénétrer symbolise la négation de la vie extérieure. Le plongeon dans l’ombre et le monde obscur de l’indéfini est un retour vers le monde utérin.

Dans Terrasse à Rome, Meaume peint saint Antoine en face d’une femme symbolisant la tentation, et il le situe devant une grotte, qui signifie la régression vers l’obscurité secrète et ardemment désirée de la vie pré-natale :

‘« Le saint ermite se tient assis au devant de la grotte, le sexe dressé dans sa main. Ses yeux pleurent. » (T.R.80)’

La femme « qui ouvre largement ses jambes » est en face de la grotte, comme si elle était devant un miroir qui lui reflète son image et le saint ermite, au milieu, n’arrive pas à choisir entre le retour à l’état passif de l’enfance symbolisé par la grotte, ou plonger là où son désir le guide, dans le sexe de la femme en face de lui. Dans l’histoire de Nukar, Quignard précise :

‘« Le chasseur d’ours est réabsorbé dans la nuit elle-même, la nuit primitive, dans le sexe féminin de la grotte originaire où la même scène fusionnelle l’a conçu et l’a métamorphosé en corps. » 228

Dans Le Sexe et l’effroi, Trôïlos « trouve refuge dans le temple d’Apollon. » (S.E.221), qui ressemble à la grotte maternelle ; Trôïlos y est allé pour mourir avant de connaître le désir de la chair ; il s’y réfugie et y meurt aussi pur qu’à l’instant de sortir du ventre de sa mère.

Apparaît alors la figure de la domus. Pour se familiariser avec le sexe de la femme, en tant qu’espace peu défini, l’homme le considère comme une maison. Apollon affirme que les mères ne sont que les nourrices « d’un germe » appartenant à « la mentula des Patres » (S.E.172). Les femmes sont des étrangères aux enfants, auxquels « elles ne font qu’apporter la maison de leur ventre. » (S.E.173). Ainsi, la première domus est le ventre de la femme et la deuxième est la tombe. Mourir dans un temple, comme c’est le cas de Trôïlos, c’est revenir au sexe de la mère, à la tombe de l’avant naissance.

Cette dimension de l’ancien refuge fait que le sexe de la femme peut désigner la lâcheté des hommes, en faisant référence à leur dépendance primitive. C’est “là” où les fuyards veulent se cacher. En ce sens, exhiber le sexe féminin face à des hommes relève du registre de la honte, qui explique les larmes de Saint Antoine dans le tableau dessiné par Meaume dans Terrasse à Rome.

Dans Le Sexe et l’effroi, Quignard cite de même Trogue Pompée qui raconte au premier livre de son Histoire universelle :

‘« Lors de la guerre des Mèdes d’Astyage contre les Perses de Cyrus, les Perses reculant pas à pas, leurs mères et leurs épouses accoururent vers eux, retroussèrent leur robe (sublata veste) et tendent vers eux leurs parties obscènes (obscena corporis ostendunt) leur demandèrent sarcastiquement s’ils souhaitaient se réfugier dans l’utérus de leur mère ou de leur femme (in uteros matrum vel uxorum vellent refugere). » (S.E.133)’

Ainsi, on comprend que le sexe de la femme ait à voir avec la limite : celle de l’homme, celle de la femme, et celle de l’être en général si nous considérons que l’une des limites que le sexe de la femme représente pour l’homme tient à la naissance. Ce lieu, sans forme, peut dorénavant tout contenir. Son vide appelle les objets de toutes formes, mais maintient dans tous les cas l’absence de limites, qui est le mode d’expression privilégié de l’horreur. Le contenant peut prendre la forme du contenu, les murs de la grotte durcissent et deviennent des parois solides jouant sur les représentations diverses du sexe masculin 229 .

Notes
225.

Ces termes de Quignard font penser à la célèbre formule de Freud qui, pour marquer ses hésitations en face de la féminité et souligner le caractère inachevé des explorations effectuées, appelle le sexe de la femme : « le continent noir. »,Cité par Janine Chasseguet-Smirgel dans La Sexualité Féminine, Op. cit., p. 6.

226.

Il ne faut pas oublier que cette vision du non-humain, même si elle paraît au premier abord un peu agressive et exagérée, a été encouragée par les théories freudiennes, selon lesquelles la libido est d’essence virile et le seul organe sexuel est le pénis ; la sexualité de la femme n’existe pour ainsi dire pas et la femme n’a point d’organe sexuel, sinon un trou, c’est-à-dire le néant.

227.

A., dans Carus, est obsédé par le vide. Florent, dans Le salon du Wurtemberg, est un chercheur qui prépare une thèse sur quelques vieilles choses perdues, et le roman commence avec une scène d’arrachement d’une molaire : « Il m’en reste le créneau vide dans la bouche, où je passe la langue (…) il suffit que je passe la langue dans ce trou pour que le souvenir m’en revienne. », Le salon du Wurtemberg, p.12.

228.

Vie secrète, p. 350.

229.

Dans Histoires du pénis de Marc Bonnard et Michel Schouman, on cite des extraits du livre de Pierre de Lancre publié en 1610 : Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, où l’on traite amplement des sorciers et de la sorcellerie. Un chapitre est consacré à l’accouplement du Satan avec les sorcières. Les témoignages recueillis décrivent le sexe du démon : « avec des écailles de poissons », « entortillé et sinueux comme un serpent », « fort rude et piquant », « de la longueur et du calibre d’un bras », « dur comme un caillou et froid » et « long d’environ la moitié d’une aune ». Ce qui nous intéresse dans ces témoignages c’est la mise en valeur de la solidité du sexe féminin qui peut contenir toutes ces formes. C’est l’imagination masculine qui a fantasmé sur le sexe de la femme comme un lieu capable de tout contenir. Histoires du pénis, éditions du Rocher, 1999, pp. 185-186-187.