3. Bestialité féminine :

De même que le sexe de l’homme peut être comparé à un animal, « monstre horrible, affreux, énorme et aveugle. » (S.E.155), de même la femme est associée à l’animal, mais dans une perspective différente. Ici, on sort du registre métaphorique pour entrer dans celui du réel, où le sexe féminin est susceptible de contenir, d’absorber, d’avaler le désir masculin et celui des animaux. Il est intéressant de souligner que, dans cette représentation, l’animal garde son identité bestiale sans avoir besoin de se réduire à une figure métaphorique, et le sexe de la femme demeure le lieu capable de recevoir le désir animal comme une forme exagérée et excessive du désir de l’homme. L’horreur que de telles images ont pu provoquer dans l’imagination masculine, réside dans leur part de réel. Pasiphaé est amoureuse du taureau divin, et une riche matronne du haut rang tombe amoureuse d’un âne : ces deux figures féminines passent à l’acte dans leur passion, ont une relation sexuelle, et assument leur désir de connaître la volupté des animaux. Quignard nous les présente pour parler de désir de la femme :

‘« L’épouse de Minos, reine de Crète, tombe amoureuse du taureau divin que Neptune a offert au roi. Pasiphaé va trouver le « technicien » Daedalos. Elle lui demande de fabriquer une génisse mécanique, où elle puisse se loger, et d’une conception si ingénieuse que le taureau s’y trompe et introduise son fascinus dans sa vulve. Pasiphaé peut connaître alors la volupté des bêtes (ferinas voluptates), les désirs non convenus (libidines illicitas). La génisse de Pasiphaé est le cheval de Troie du désir. » (S.E.206-207)’

Quant à la matronne de haut rang tombée passionnément amoureuse du fascinus de l’âne, elle offre au gardien de l’animal une forte somme pour passer une nuit avec ce dernier :

‘« Elle fait couvrir le sol de coussins gonflés de duvet et d’un tapis. Elle allume des chandelles de cire. Elle se met entièrement nue, « y compris le bandeau (taenia) qui emprisonnait ses beaux seins ». Elle s’approche de l’âne avec un flacon d’étain rempli d’huile parfumée.(…) se place sous l’âne, introduit le grand fascinus tendu en elle et jouit de lui tout entier (totum). » (S.E.210)’

Méroé est, elle aussi, connue pour

‘« Son désir insatiable, comme celui de l’illustre Médée (ut illa Medea), et de ses prouesses : elle change les hommes en castor, en grenouille, en bélier. » (S.E.200)’

Autant d’interrogations claires devant ce pouvoir maléfique qu’a la femme de contenir le sexe des animaux et de jeter un sort sur les hommes en les transformant en d’autres créatures. C’est cela qui angoisse ces derniers dans le désir de la femme. Le caractère “tabou”, si nous pouvons dire, de la sexualité féminine, qui a tant obsédé l’homme, et que nous avons rencontré au début de cette partie à travers le registre du langage, tient à ce que signifie cette bestialité : elle est l’une des représentations à laquelle recourt l’imaginaire masculin, lorsqu’il n’arrive plus à maîtriser les limites secrètes qui associent la femme à l’interdit convoité ou au « désir défendu » pour reprendre l’expression freudienne 230 .

L’invisibilité de l’organe féminin, l’absence de limites et l’obscurité qui le caractérisent vont intensifier l’hésitation de l’homme et son interrogation sur la possibilité de satisfaire le désir de la femme. Tirésias est le premier à s’être interrogé à ce sujet, et c’est cette dimension incompréhensible de la jouissance de la femme qui angoisse l’homme, et le pousse à produire des images et des récits comme ceux de Pasiphaé ou de Baubô.

Notes
230.

« La force magique, attribuée au tabou, se réduit au pouvoir qu’il possède d’induire l’homme en tentation ; elle se comporte comme une contagion, parce que l’exemple est toujours contagieux et que le désir défendu se déplace dans l’inconscient sur un autre objet. », Freud, Totem et tabou, Op.cit, p. 57.