4. Phallicisation fantasmatique de la vulve :

Nous avons noté que la forme privilégiée d’évitement du “voir le sexe féminin” consistait à l’imaginer en tant que pénis mutilé. Aristote dit : « La femme est un mâle mutilé. » 231 . Quignard souligne que, sur le corps de la femme, c’est le sexe qui pour l’homme « se voit comme castré. » (S.E.142). Jacques André rappelle, de son côté, que le clitoris en sanskrit se dit « yoni-longa » (qui se traduit littéralement par le pénis-de-la-vulve 232 ) et Jacques Devreux en parle comme « un petit pseudo pénis. » 233 . Ainsi insiste et persiste le refus catégorique de voir le sexe féminin, ce qui explique la richesse du champ métaphorique et la quasi absence des termes directs désignant ce sexe en tant qu’organe indépendant 234 . L’homme, qui se prétend souvent en quête d’images cachées, au-delà de ce qu’il perçoit, se bloque devant le sexe féminin et passe, donc, au registre des images. Il lui attribue des symboles végétaux et spatiaux pour diminuer sa crainte. Le non-verbal, le non-visible et le non-humain, que nous avons rencontrés plus haut, confirment la conviction de l’homme qu’il ne s’agit que d’un pénis châtré 235 . L’homme projette l’image de soi pour apprivoiser le sexe différent. Comme on a sacralisé le sexe de l’homme, on va personnifier le vagin.

Le mythe de Baubô dont parle Quignard dans Le Sexe et l’effroi est un bon exemple de cette personnification. Baubô ou Iambe évoque en effet le mythe de l’exhibition de la vulve en lui conférant un sens phallique. Comme on exhibe des phallus dans les rues de Rome, le fait d’exhiber un vagin annule le caractère maléfique que le sexe de la femme peut provoquer et donne à ce geste ostentatoire un caractère phallique. Reste à savoir comment le sexe de la femme peut alors devenir un symbole parfait de l’origine perdue.

Après la perte de sa fille Perséphone, Déméter, déesse de la Terre-Mère, s’isole. Personne ni rien ne peut lui faire oublier sa perte. La prêtresse Baubô dit :

‘« Egô de lusô (Moi je la délivrerai). Alors Baubô retroussa son peplos sur ses parties génitales et lui arracha un rire. » (S.E.116)’

Baubô a donc incité la déesse à rire, à boire et à manger, mais par des railleries non-verbales, visuelles, où se retrouve l’esprit de négation qui concerne le sexe féminin. Car ces railleries non-décrites ont trait précisément à la perte subie par la déesse, mais, elles lui indiquent essentiellement que cette “perte” n’est pas irréparable. Le geste de Baubô porte en lui une promesse de restitution de la fille perdue, puisqu’il rappelle à Déméter ses capacités reproductrices. Il doit donc nécessairement porter sur l’exhibition des organes de reproduction eux-mêmes, et la vulve de Baubô correspond à la re-naissance printanière qui vient avec la re-naissance de Perséphone. L’exhibition de la vulve entre femmes a ainsi valeur de consolation, comme si Baubô voulait consoler Déméter en lui affirmant qu’elle n’est pas la seule à être châtrée, à avoir subi une perte. On mesure toute la différence avec ce que signifiait cette même exhibition face à l’homme : l’humiliation que nous avons rencontrée avec les larmes de saint Antoine ou le geste des femmes persanes lors de la guerre des Mèdes contre les Perses.

Quignard souligne :

‘« Baubô désigne le visage pubien immobilisé dans le terribilis rictus (le rire effrayant de la génération invisibles aux mâles). En grec on appelle anasurma ce retroussement du peplos. A l’anasurma de Priapos, dont le sexe érigé retrousse la tunique chargée de fruits, répond l’anasurma de Baubô qui donne par son geste ses fruits à la terre (qui redonne son visage à la terre dont Déméter est la déesse). » (S.E.117)’

A quoi l’on voit que même quand il s’agit de l’exhibition du sexe féminin, Quignard finit toujours par mentionner le sexe masculin.

‘« L’exhibition de la vulva plonge celui qui voit dans la pétrification de l’érection. Tel est le mythe de Gorgô, de Méduse, de Baubô. Le Médusant répond au Fascinant. » (S.E.117)’

En passant ainsi du mythe de l’exhibition de la vulve à celui de Priapos, Quignard confirme l’incapacité masculine à parler du sexe de la femme en tant que tel, son désir d’en éviter la vue, sauf comme reflet défaillant de son propre sexe. Mais pour que cette phallicisation fantasmatique de la vulve s’accomplisse, il faut que la femme effectue le geste de s’accroupir.

Notes
231.

Jacques André, La Sexualité féminine, PUF, 1994, p. 14.

232.

Ibid., p. 84.

233.

Jacques Devreux, Baubô, La vulve mythique, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1983, p. 16.

234.

Pour Patricia Dupin et Frédérique Hédon , même dans le domaine de la science, on explique le sexe féminin selon des termes qui renvoient au pénis : le capuchon est « analogue au prépuce masculin », La Sexualité féminine, Op. cit., p. 12.

235.

Ainsi, on remarque que l’importance de la vulve tant dans le vécu individuel que dans la culture a été systématiquement oblitérée par une préoccupation centrée sur l’organe masculin. Toutes les productions artistiques des cultures et des civilisations différentes certifient cette vision. L’homme projette l’image de soi pour apprivoiser le sexe différent.