5. L’accroupissement vu de dos :

Pour montrer son sexe à Déméter, Baubô s’accroupit et retrousse son peplos. L’accroupissement de la femme est un geste fréquent dans les œuvres de Quignard. Meaume le graveur, dans Terrasse à Rome,

‘« se retourna au bout d’une vingtaine de pas. La jeune religieuse se tenait accroupie dans l’ombre impénétrable de la forêt, les fesses reposant sur les mollets, à demi cachée par des troncs d’arbre qui s’étaient effondrés sur le versant de la montagne devant la forêt. » (T.R.45)’

Plus loin, Meaume, sur un papier bleu et avec de la craie, dessine :

‘« Au bas de la falaise, sur le chemin, un paysan revient des champs, la bêche sur l’épaule. Près de la table dressée sous l’ormeau, Oesterer et Meaume jouent à la mourre. Des poules picorent. Une petite fille urine, fléchissant les genoux. » (T.R.114)’

Et Méroé et Panthia, les deux sorcières du Sexe et l’effroi,

‘« soulèvent le grabat sous lequel le narrateur est caché, s’accroupissent les jambes écartées au-dessus du visage du narrateur, soulageant leur vessie et le laissant inondé d’une urine immonde (super faciem meam residentis vesicam exonerant quoad me urinae spurcissimae madore perlurent). » (S.E.201)’

Les exemples abondent - Monsieur de Jaume, dans La frontière, est caché dans l’obscurité derrière un grand camélia quand Mademoiselle d’Alcobaça

‘« s’approcha des feuillages d’un laurier et s’accroupit soudain dans un grand bruit de jupes froissées. Elle tourna un visage anxieux vers la façade intérieure du palais (…). Elle releva davantage ses jupes en poussant un soupir » 236

Et dans Vie secrète, après la disparition du chasseur d’ours Nukar, la femme anonyme

‘« contourna l’iglou en chantant. Elle s’éloigna au-dessus du lac et du camp. Elle se dissimula derrière un monticule de neige où elle s’accroupit et où elle se mit à pisser. » 237

Les points communs à toutes ses images sont : l’accroupissement, l’urine, l’obscurité, le silence, et le fait que toutes les femmes, sans qu’elles ne le sachent, sont vues de dos par des hommes.

C’est que s’accroupir est un geste féminin, que la femme accomplit pour uriner bien sûr (et, là Quignard ne fait pas d’exception : il peint des scènes où toutes sortes de femmes se mettent à uriner, des sorcières, des jeunes filles innocentes et des femmes inconnues), mais aussi pour enfanter. L’accroupissement qui renvoie à la naissance pourrait aussi bien signifier la mort, ou la disparition comme dans le cas de Nukar. Mais, dans tous les cas, le geste appelle à l’ouverture de l’orifice, à la disparition de la maîtrise du corps, à la levée de tout obstacle entre l’extérieur et l’intérieur. En urinant, la femme perd quelque chose. L’urine est le signe de la perte qui accompagne la posture de l’accroupissement. Cette perte pourrait signifier aussi une naissance, mais une naissance douloureuse. L’enfant sort toujours couvert d’urine : « le bébé couvert d’urine qui vient d’être editus du sexe de sa mère et projeté tout nu sur le sol. » (S.E.202), mais l’urine peut avoir aussi une connotation humiliante comme on l’a vu dans le cas de Méroé.

Ce que Quignard n’a pas évoqué dans le récit du Baubô c’est la présence de Iakchos. Selon le texte orphique cité par Klémentos, la moitié supérieure de Iakchos émerge, la tête la première, du sexe de Baubô lorsqu’elle s’accroupit et, riant, l’enfant agite sa main sous la vulve dont il est à moitié sorti 238 . Cette évocation précise de la naissance ragaillardit Déméter, car elle lui rappelle que, malgré la perte de Perséphone descendue au royaume des Morts, rien ne l’empêche de donner naissance à un autre enfant. Ainsi les œuvres de Quignard offrent-elles deux images de la vulve : celle de Baubô d’où Iakchos sort, et celle de la femme anonyme où Nukar disparaît : lieu d’avalement.

Mais qu’il s’agisse de l’intériorisation de Nukar ou de l’extériorisation de Iakchos, dans le geste de l’accroupissement la vulve perd sa faculté de maîtrise, et la figure de la “porte”, cesse d’être adéquate : le sexe féminin devient le lieu qui cache un autre monde auquel on peut avoir accès sans obstacle. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre image, l’homme préfère cependant ne rien voir. Photis se tourne vers Lucius, « se met nue, monte sur lui et, dissimulant avec sa main rose sa vulve épilée» (S.E.89), prend la position de l’accroupissement tout en cachant son sexe de sa main.

L’invisibilité du sexe féminin s’intensifie alors, et devient plus mystérieuse. Cette dissimulation explique que les hommes soient placés souvent dans le noir, dans l’obscurité, et qu’ils voient la scène de l’accroupissement quand ils sont derrière la femme.

Car, quand l’hommes regarde la femme accroupie pour uriner dans le noir, la visibilité restreinte joue un rôle important, qui modifie la scène vue : elle devient celle d’une sorte de petit bâton accroché à la vulve, un bâton urinaire perçu comme le “pseudo petit pénis”, voire – ce qui a tant hanté l’imagination masculine - ce qu’on appelle en psychanalyse « le pénis anal » 239 . L’accroupissement devient alors une posture qui confirme la force de la femme : femme phallique derrière laquelle l’homme préfère rester dans le noir.

L’accroupissement devient alors un moment de création : celui où se met au monde une partie des entrailles de la femme. Qui ne se rappelle que l’acte créateur a toujours été associé aux zones profondes de l’inconscient, liées aux « eaux maternelles » 240  ? C’est le seul acte où l’homme sent son incapacité. La création est toujours le souci de l’homme car il veut sans cesse combler ce manque qui le caractérise. Si la femme est en manque de pénis, l’homme, lui, est en manque perpétuel d’enfantement et de création, et c’est ce qui est à la source de la jalousie qu’il éprouve envers la femme. Meaume le graveur dit en soufflant :

‘« Je pense que toute ma vie j’ai été jaloux. La jalousie précède l’imagination. La jalousie, c’est la vision plus forte que la vue. » (T.R.100)’

L’acte créateur de l’homme est souvent associé à la jalousie, sans que Quignard précise davantage le caractère masculin de cette jalousie, qui paraît comme l’une des motivations profondes de la création 241 . C’est exactement la même interrogation, celle que l’on a rencontré au début de cette partie :

‘« Pourquoi les femmes deviennent-elles des Mères ? Pourquoi les femmes font-elles des enfants ? » 242

Ce geste d’accroupissement signifie aussi un “pré-bondissement”, un “pré-élancement”. Quand la femme s’accroupit, elle se prépare pour bondir, pour se révolter ou pour aller plus haut : d’où la force qu’elle obtient par l’accroupissement. S’accroupir pour rebondir plus haut appelle le symbole de la grenouille auquel Quignard a souvent recours 243 . A la fin de Terrasse à Rome, Meaume le graveur est comparé aux grenouilles : « Les yeux y brillaient encore comme ceux des nourrissons et des grenouilles » (T.R.128). La grenouille fait référence à la fécondité, ce qui explique le lien étroit entre elle et la femme 244 .

L’accroupissement a aussi un lien avec l’attente ou le « guet-apens » (S.E.220). La femme accroupie s’empare de la force d’Achille : selon Annick de Souzenelle, « Le féminin est essentiellement forme, réceptivité, force en attente » 245 . La fresque de la tombe dite des Taureaux, à Tarquina est ainsi commentée : « A gauche, accroupi, Achille est aux aguets derrière la fontaine » (S.E.220). Et quand Achille s’accroupit, il se prépare pour tuer, dans le geste du chasseur s’apprêtant à bondir sur sa proie. L’attente accroupie rejoint alors celle de la mort, ou de l’intensité de l’instant qui la précède. Il y a une force des vocabulaires : Achille s’accroupit pour bondir sur Trôïlos, le violer ou le tuer, comme s’il devait compenser son impuissance par un acte violent. L’accroupissement virile doit être rapide, et vise toujours un acte triomphant. Malheur au mâle qui reste longtemps accroupi : il risque de se dévaloriser car, chez lui une telle position n’enfante rien 246 . Dans Terrasse à Rome, Quignard peint une scène où Marie Aidelle et Oesterer ont cloué l’oreille d’un homme, accroupi pour écouter, à la porte :

‘« L’homme resta là, accroupi et cloué. Tout le village vint le voir. Même les potiers d’étain venaient voir et riaient. Ils le déculottèrent de ses chausses et déchirèrent sa chemise (…). L’homme qui avait été victime de ce mauvais traitement demanda à une femme qui passait qu’elle mît un mouchoir sur son visage pour qu’on ne vît pas la honte qu’il ressentait de sa position et des besoins qu’il faisait sous lui. » (T.R.96)’

La raillerie entre femmes, chez Quignard, comme c’est le cas dans le mythe de Baubô, est positive, car liée à la re-naissance ; tandis que la raillerie entre hommes est humiliante et destructrice.

La plupart des scènes d’accroupissement de la femme sont, chez Quignard, vues de dos par un homme. Que se passe-t-il si celui-ci se déplace pour se mettre devant ? Que va-t-il voir ? Que signifie un accroupissement vu de face ?

Notes
236.

La frontière, p. 26.

237.

Vie secrète, p. 348.

238.

Voir Jacques Devreux, Baubô, La vulve mythique, Op. cit.

239.

La Sexualité féminine, Op. cit., p. 176.

240.

Selon C. G. Jung, « La psychologie de l’acte créateur est à proprement parler une psychologie féminine car l’œuvre créatrice jaillit des profondeurs de l’inconscient qui sont en propre « le domaine des mères ». », L’Ame et la vie, Op. cit., p. 222.

241.

En psychanalyse, on parle souvent du désir d’être femme, largement partagé mais soigneusement dissimulé par la plupart des hommes. Ce désir pourrait se comprendre comme surcompensation de la castration féminine, en tant que désir substitutif de possession de la mère. Mais ce qui nous intéresse ici est l’interprétation qui réfère ce désir de l’homme au désir de participer à la puissance des femmes qui jouissent du privilège d’être admirées, courtisées, de porter et de mettre au monde des enfants. Ainsi, a-t-on pu mettre la créativité de l’homme sur le compte d’un désir de compenser son impossibilité de mettre au monde des enfants. Janine Chasseguet-Smirgel cite un de ses patients qui s’interroge: « Quoi de plus enviable que d’avoir un ventre pour enfanter, des seins pour allaiter, un corps gracieux aux courbes bien dessinées pour éveiller le désir sans soi-même le ressentir ? », Janine Chasseguet-Smirgel, La Sexualité féminine, Op. cit., p. 93.

242.

Le nom sur le bout de la langue, p. 90.

243.

Chantal Lapeyre-Desmaison, dans son livre Pascal Quignard le solitaire, interroge l’auteur sur la présence permanente de cet animal : « Le thème des grenouilles est constant dans votre œuvre depuis La Leçon de la musique. Y a-t-il une raison particulière ? », Op. cit., p. 178.

244.

Quignard souligne à propos des grenouilles : « leur sexualité est obsédante », Pascal Quignard le solitaire, Ibid., p. 178.

245.

Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain, Albin Michel, 2000, p. 55.

246.

Quand il s’agit de l’homme, on est toujours dans le registre de sa position dans la société et son statut d’être un parmi d’autres.