C’est l’une des variantes de l’exhibition du sexe féminin. En regardant la femme accroupie en face, le visage se confond avec les organes génitaux. Quignard rappelle la découverte de deux archéologues allemands en 1898, à Priène, qui ont exhumé un lot de petites statuettes en terre cuite. Il les décrit ainsi :
‘« Posé directement sur une paire de jambes, le trou du sexe féminin se confondaient avec un large visage vu de face. Sur ces figurines façonnées très grossièrement les deux bouches du haut et du bas « fusionnaient ». Il s’agissait de la prêtresse Baubô, la déesse féminine gastrocéphale.(…). Comme Priapos, ce visage apotropaïque à la fois terrifie et fait rire. » (S.E.116)’Le ventre facifié est aussi l’une des représentations du corps démembré ou mutilé, où la tête sans cou est confondue avec le torse. Les bras sortent des endroits où les oreilles devraient être situées, les jambes sortent du menton : le sexe devient le visage. Cette mutilation du corps féminin entraîne un déplacement de toutes les zones : sexe-visage, sexe-bouche et sexe-anus 247 . La confusion entre la bouche et la vulve réfère à l’image de la Méduse, qui pétrifie celui qui ose la regarder. Le regard qui tue est celui de la Gorgone, qui fascine. Et, selon Quignard, dans « la fascination être vu c’est être dévoré » 248 . L’homme qui regarde la Méduse, se fige. La première phrase qui ouvre le chapitre « Persée et Méduse » nous avertit qu’ « il peut nous arriver de regarder quelque chose de beau avec l’idée que cela peut nous nuire » (S.E.107). Et Quignard précise, décrivant la Gorgone :
‘« une gueule ouverte dans un perpétuel rictus qui fendait toute la largeur de son visage et qui découvrait des crocs de solitaire. » (S.E.109), ’ ‘« sa langue faisait violemment saillie au-dehors, au-dessus d’un menton barbu qui entourait de ses poils sa grande bouche ouverte dentée. » (S.E.109)’Depuis le début du chapitre on sait qu’il s’agit du regard qui tue ; mais, arrivé au terme du deuxième fragment, Quignard dépasse le registre du regard, élargit le champ des associations, et le regard de la Méduse devient le sexe de la femme :
‘« Celui qui voit le sexe de la gorgone Méduse tirant la langue dans la bouche fendue du rictus terribilis, celui qui voit le sexe féminin (le trou de la turpitude) en face, celui qui voit le « médusant », est plongé aussitôt dans la pétrification (dans l’érection) qui est la première forme de la statuaire. » (S.E.115) ’Le trou du sexe de la femme se confond avec la bouche de la Gorgone. Dans un plus récent ouvrage, Sordidissimes, cette association paraît plus nette :
‘« On vient d’un rond que le corps cherche encore au moment de mourir. Rond qu’on se mit à entrouvrir dans le sol après le mourir. Vulve que la parturition ouvre. Bouche grand ouverte que la faim ouvre. » 249 ’La langue qui y sort et les dents qui s’y voient renvoient au fantasme de la phallicisation. La Méduse accroupie représente le ventre facifié. Le phallus du vagin est représenté soit par sa langue soit par ses cheveux « hérissés sous la forme de mille serpents » (S.E.109). Dans Terrasse à Rome, le thème de la morsure est relatif au fantasme du sexe dévorateur. Un jour le Lorrain dit :
‘« Mon compère, j’aimerais que nous nous rendions ensemble, sur la rive, devant la bouche, et que vous y introduisiez votre bras. J’aimerais découvrir si votre main ne serait pas arrachée aussitôt d’un coup de dent de Dieu. » (T.R.112)’Comment ne pas voir dans cette image le fantasme du vagin denté prêt à engloutir les objets phalliques – la main ? Une femme accroupie montrant son sexe à un homme relève ainsi de l’ordre de l’horreur et de la dévoration. Les représentations des figures féminines, dans les œuvres de Quignard, témoignent toutes la peur de l’homme devant la femme : Médée, la Méduse, Méroé, Panthia, Pasiphaé dans Le Sexe et l’effroi, Nanni, Marie Aidelle et les Sirènes non-évoquées, mais incluses dans l’histoire d’Ulysse dans Terrasse à Rome. Cette part incompréhensible à l’homme fait osciller l’image de la femme entre deux figures qui ne sont que les deux faces de la même personne :
‘« Les Sirènes sont les Méduses du coït érotique. Les Gorgones sont les Sirènes du cri thanatique. » 250 ’Ainsi dans tous les cas, le sexe de la femme n’est jamais considéré comme un organe à part entière : il est toujours manipulé par l’imagination masculine pour qu’il s’adapte à l’image qu’il veut lui accorder. Nous avons commencé avec des fleurs pour finir avec des dents capables de détruire tout ce qui s’approche. Liant le sexe de la femme à l’angoisse de la perte, l’homme l’associe souvent à l’interdit pour oublier cette angoisse, puisque le vagin représente la première domus, la première demeure d’où l’homme a été chassé avec des cris. Dans plusieurs entretiens, Quignard souligne cette première perte subie par l’être humain, la perte de la vie pré-natale, la perte dans la naissance qui « fait cesser un lien inimaginable, originel, obscur et cardiaque. » 251 .
Autant de représentations qui incarnent le désir de l’homme d’y retourner. Les symboles auxquels Quignard a recours se réunissent par leur aspect inaccessible. L’homme y fantasme le sexe de la femme en tant que fil conducteur vers un passé perdu prêt à être réinventé dans chaque rencontre. La figure féminine associée à la mort est l’un des thèmes que nous détectons le plus souvent dans l’œuvre : la femme y est à la fois Méduse et mère, et ne cesse d’osciller entre ces deux figures :
‘« Toute femme est Marie. Toute femme est la femme de Job. C’est une immense figure courbée, noyée dans la nuit comme une hallucination. C’est une Sirène ou c’est une Sphinge thébaine. Elle est comme la Philosophia qui se tient en rêve au-dessus du lit de Boèce et le console après qu’elle l’a épouvanté. Elle porte une robe rouge, un tablier écru empesé et tout juste repassé, des manchettes blanches, un collet blanc, un turban blanc. L’ampleur du costume, la tête se heurtant au bord de la toile et se baissant donnent à ce corps un caractère « trop grand » qui est presque surhumain. La narine est pincée, la bouche a du dédain, la main déplie et replie sans cesse les doigts pour argumenter. Les regards s’affrontent. C’est un conflit interminable : une déesse dominatrice et un homme humilié et malade. » 252 ’L’inaccessibilité, et la peur, que la femme évoque pour l’homme, conduisent dès lors ce dernier à accentuer l’importance du rôle du langage comme moyen d’accès et de protection.
« En ce qui concerne le changement de zone érogène, (…). C’est bien souvent chez la fillette la bouche qui reprend symboliquement, et pour les raisons sur lesquelles Jones a insisté, la valeur d’un organe vaginal. », « Le changement d’objet » par C.-J. Luquet-Parat, in La Sexualité féminine de Chasseguet-Smirgel, p. 138.
Sordidissimes, p. 165.
Ibid., p. 16.
Le nom sur le bout de la langue, p. 82.
Lire, février, n° 262, 1998, entretien avec Catherine Argand, p. 32.
La nuit et le silence, Georges de la Tour, Le Flohic –éditeurs-, 1991, p. 65.