7. L’anonymat de la femme ou le non-verbal du sexe féminin:

Par le fait d’imposer un certain silence à la femme et de lui ôter le droit de nommer (les femmes parlent peu chez l’auteur), ou d’être nommée (des femmes anonymes) par ce qui la différencie (son sexe), l’homme, chez Quignard, réagit uniquement par rapport à sa volonté de s’affirmer en tant que maître puissant. Il nous semble intéressant de voir comment la femme est vouée au silence. Dans L’image et le jadis, il y a

‘« une femme qui n’a jamais adressé la parole à un homme. » 253 , ’ ‘« aucune parole ne s’échappa de ses lèvres. », ’ ‘« elle ne poussa pas un murmure d’exclamation. », ’ ‘« elle ne desserra pas les lèvres ».

La femme s’apparente à l’expression : « La race qui n’a pas la parole. » 254 . Dans d’autres livres, elle est un fantôme, comme dans Tous les matins du monde, où sa présence est mêlée d’une irréalité qui l’empêche d’être identifiée en tant que personnage. Dans Vie secrète, elle s’appelle « M. », comme si elle n’avait pas le droit d’avoir un nom propre ; et dans le conte de Nukar, elle finit par être anonyme, alors que l’on sait combien Quignard voue une fascination au nom propre en tant que déclencheur du processus d’identification et de création littéraire 255 . Chantal Lapeyre-Desmaison souligne la « bizarrerie » et « l’étrangeté » de la « sonorité » des noms, mais elle oublie qu’il s’agit souvent de noms masculins : Ieurre, Quoeun, Chenogne, Seinecé, Oesterer. Sans doute y a-t-il des œuvres où la femme joue de la musique (« Madame de Pont-Carré jouait bien du luth. » (T.R.58)), ou même écrit (Meaume doit faire des desseins car « Il l’avait promis à Anne-Thérèse de Marguenat pour son Recueil. » (T.R.108)). Mais elle prend rarement la parole. Même quand elle veut jouer le rôle de la méduse, elle reste silencieuse. Dépourvue de nom, ne parlant pas et parfois restant dans l’anonymat et le silence, la femme se qualifie par rapport à son rapport au langage et aux mots. Elle est question de langage – lequel est le domaine de la mère. Chantal Lapeyre-Desmaison souligne :

‘« Elle (la langue) donne le lait qui est le sens, comme la mère, par ses réponses au cri de l’enfant, construit progressivement le sens de ce cri. »256.’

La femme, le langage “maternel” et le silence nous ramènent à nouveau au niveau de l’interdit. Les premières lois sont apprises à travers le langage 257 . Or, Quignard n’hésite pas à afficher sa haine du langage. Ce refus est une autre forme pour se révolter contre l’image de la mère et pour se libérer de la crainte permanente de retomber dans la dépendance primitive :

‘« retomber dans l’immense abîme sans forme et noir de l’utérus, la peur de redevenir fœtus, la peur de redevenir animal, la peur de se noyer, l’angoisse de se jeter dans le vide, la terreur de rejoindre le non-humain. » (S.E.230-231).’

Nous sommes ici dans un domaine qui touche au plus singulier de l’auteur : le langage pour lui est un moyen d’aller vers l’autre et en même temps il est l’arme par laquelle il se protège de toute altérité pour édifier son univers privé. Or la notion de l’altérité, chez Quignard, se conjugue en référence à la mère et au langage. Le voyage qu’il effectue pour aller vers l’autre lui donne la certitude que le seul lien fusionnel réside dans le retour vers les origines maternelles. Or, dans un tel projet le langage est un tremplin qui fonctionne dans les deux sens : l’homme va vers l’autre pour se libérer du poids de la dépendance primitive, pour oublier l’imago maternelle ; mais à travers le langage, il effectue un retour en arrière à la recherche de la source. Moyen d’accès et de protection.

Le refus d’attribuer un nom est un rejet de toute possibilité d’implication de l’autre sexe en tant qu’identité autonome. La femme n’est pas ; elle n’est que l’image négative, imparfaite ou incomplète de l’homme. Il y a une tentative de refuser toute sorte d’implication et aussi d’identification de la femme. Elle devient la source énigmatique qui obsède l’homme par l’ambivalence entretenue entre l’objet de désir et l’interdit qu’elle représente. Elle devient ainsi l’axe où se conjuguent le désir de l’homme et sa peur. C’est pour s’en protéger que l’homme utilise le langage.

Absence de parole et absence de nom visent l’image de la femme et ramènent l’affaire du langage dans les “propriétés” de l’homme 258 . Dans les œuvres de Quignard, c’est uniquement ce dernier qui aperçoit le langage imparfait, où le mot manque, et c’est souvent lui seul qui part à sa recherche, lui aussi qui se donne le droit de nommer les choses ou de leur ôter le droit d’être nommés. Ainsi, c’est lui qui détecte l’imperfection, et qui décide de la réparer à sa manière. A cette fin, il met en place, s’agissant de la femme, une technique de négation, qui se retrouve dans le refus de nommer. Car nommer signifie séparer, diviser, et le refus de donner un nom dit un rejet de la différence. L’image négative de l’homme, la femme devient le “non-” : son image est faite à partir de celle de l’homme ; elle n’est que ce qu’il ne possède pas.

Chaque fois que Quignard veut parler du sexe féminin, il l’oppose ainsi au phallus. La vulve n’existe que par opposition au sexe masculin, et ne s’appréhende que dans la négation de ce que représente celui-ci : le non-visible, le non-verbal, ou tout simplement tout ce qu’on ne peut nommer, tout ce qu’on ne peut dire : c’est le non-dit. Dans Vie secrète, l’histoire de la « disparition » de Nukar n’est ni celle de la mort du personnage, ni celle de sa vie. Le terme “disparition” est d’ailleurs très révélateur car il évoque le non-lieu qui rejoint l’esprit de la négation. La femme est « anonyme », et Nukar, s’allongeant sur elle et écartant sa jambe, « son sexe trouve le trou de la femme. » 259 . « Il s’enfonça en elle tandis qu’il se mettait à pousser un grand cri. ». Le soleil se lève, la femme sort de l’iglou, « Nukar n’était pas à ses côtés » : il a disparu dans le non-lieu. L’absence de précision crée un cadre flou : on ignore le nom de la femme ; son sexe se transforme en un trou conduisant à un autre monde non-visible, non-humain où tout ce qui réside est non-visible, non-vivant. Nukar a disparu dans ce trou qui désigne l’absence de lieu, et que peut représenter le sexe de la femme. L’invisibilité de l’organe féminin le transforme en un lieu inconnu, dont l’exploration suscite à la fois l’effroi de l’homme et son désir. Ce terrain menaçant est aussi la part incompréhensible et mystérieuse de la femme que l’homme désire.

Le non-verbal 260 , qui caractérise le sexe féminin dans les œuvres de Quignard, s’étend à la femme entière, comme si l’auteur voulait intensifier le mystère qui enveloppe cette dernière, et par conséquent justifiait l’hésitation et l’incompréhension de l’homme. Dans Le nom sur le bout de la langue, nous pouvons saisir la dimension spatiale associée au sexe féminin d’une façon plus claire et plus imagée. Quignard raconte l’histoire de Colbrune, la brodeuse de Dive. Tout est basé sur le mot perdu : le nom d’un seigneur qui s’appelle Heidebic de Hel. Et l’intérêt du conte réside dans le fait de suivre le chemin qui mène soit vers l’homme qui représente le mot perdu, soit vers le lieu inconnu où réside ce nom. Quand l’époux de Colbrune, Jeûne le tailleur, lui demande par où était parti le seigneur quand il l’avait quittée, elle répond : « Par là » 261 ). Le lecteur ne comprend pas cette réponse vague, mais le chemin, que le mari va suivre, lui révèle des significations multiples :

‘« Il suivit le lit de la rivière. Il pénétra dans la forêt (…) Il fouilla les taillis. Il escalada les rochers » puis « Jeûne s’accroupit. Il se mit à quatre pattes. Il entra. Il descendit sous la terre. Il arriva dans l’autre monde » 262

Le « Par là » de Colbrune mène son mari à tous ces endroits pleins de connotations sexuelles: le “lit” de rivière, la “forêt”, le “rocher” et finalement une “grotte” sous la terre, une “cavité” dans l’océan ou « une faille à la montagne »où il doit entrer en s’accroupissant, c’est-à-dire, en adoptant la posture d’un fœtus. Tout cela évoque le sexe féminin et le monde utérin. Quignard exploite l’adverbe « là » d’une manière singulière. Il érige un univers féerique pour symboliser le mystère et la magie que représente le sexe de la femme 263 . Nous sommes restés dans le registre du non-verbal, du mot perdu et de la défaillance du langage, puisqu’il n’est pas rare que le sexe de la femme soit assimilé à un orifice ou à un simple trou exprimant combien le vagin est inexistant. Echappant à la vue, ne pouvant être montré, touché ou nommé, il représente le mystère, mais en même temps il est l’origine qui hante les hommes. Dans les deux contes (celui de Nukar dans Vie secrète et Colbrune le tailleur dans Le nom sur le bout de la langue), l’homme part à la recherche de ce qui lui manque, de son origine, et la femme est présentée comme le lieu énigmatique et silencieux qui incite son compagnon à y plonger afin de retrouver ce qu’il a perdu, et qui relève nécessairement du domaine de la mère.

Notes
253.

Revue des Sciences Humaine, n° 260, 4/2000, p. 9.

254.

Certaines tribus en Afrique aux mœurs très primitives baptisent les femmes de cette locution comme le souligne Janine Chasseguet-Smirgel, dans le chapitre « D’une mythologie masculine touchant la féminité » par Christian David, in La Sexualité féminine, Chasseguet-Smirgel , p. 77.

255.

Dans Le Débat, il dit : « Un roman : des noms propres qui se dirigent vers leurs épithètes », Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard, le solitaire, Op. cit., p. 168.

256.

Mémoires de l’origine, Op. cit., p. 26.

257.

Freud, dans Totem et tabou, présente une longue explication sur les prohibitions de l’inceste dans l’éducation des enfants en Mélanésie. Cette apprentissage commence par le langage : interdiction de nommer, de prononcer le nom, d’adresser la parole entre les membres de la famille (frères et sœurs ou belles-mères et gendres). Totem et tabou, Op.cit, p. 24.

258.

Dans Le nom sur le bout de la langue, Quignard précise que : « les hommes (…) tombent perpétuellement sous la nécessité d’être réagencés par le langage. », p. 74.

259.

Vie secrète, p. 347.

260.

Patricia Dupin et Frédérique Hédon expliquent que de nombreuses femmes connaissent plusieurs mots pour désigner le sexe masculin, mais sont incapables d’en exprimer un seul pour le sexe féminin. Ce sexe qui n’a pas de nom est une zone du corps floue dont les femmes parlent en disant « là » ou « par là ». La Sexualité féminine, Dupin et Hédon Op. cit. p. 62.

261.

Le nom sur le bout de la langue, p. 37.

262.

Ibid., p. 38.

263.

Dans un entretien au magazine Lire, il souligne à Catherine Argand l’existence d’un premier monde que « les contes situent dans une grotte ou sous l’eau, ce monde d’avant que nous ayons la voix, me fascine profondément. », Lire, n° 262, février 1998, p. 32.