VI. Conclusion de la deuxième partie : L’origine interdite ou la tombe du phallus du père:

« Le désir de la mère n’est pas quelque chose que l’on supporter comme ça, que cela vous soit indifférent : ça entraîne toujours des dégâts. Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes, c’est ça la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça le désir de la mère. Alors j’ai essayé d’expliquer qu’il y avait quelque chose qui était rassurant. Il y a un rouleau en pierre, lieu sûr, qui est là en puissance, au niveau du clapet et ça retient, ça coince. C’est ce qu’on appelle le Phallus. C’est le rouleau qui vous met à l’abri, si tout d’un coup ça se referme. »
Jacques Lacan, Réinvention de la Misogynie.

« Le besoin de se dégager de la mère primitive omnipotente en s’appuyant sur le père, en élevant des autels au phallus-pénis, en niant les capacités, les organes et les valeurs proprement féminines, est commun aux deux sexes. »
Janine Chasseguet-Smirgel, Le corps comme miroir du monde.

Le registre d’horreur dans lequel Quignard place la femme est indissociable de l’image de la mère. Dans Terrasse à Rome, la mère est absente, et n’est guère évoquée que par la mention de la grand-mère dans la dernière page du roman. Nanni disparaît d’ailleurs au moment où elle dit à Meaume qu’elle est devenue mère ; la mère. Dans Le Sexe et l’effroi, la mère est représentée par Médée prête à tuer ses enfants, alliant les figures de la dévoratrice et de la dominatrice : « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes, c’est ça la mère. »264. L’auteur souligne à propos de sa propre mère :

‘« Elle remontait les mots du fond des âges. Maman poussait des grognements plus enfantins et plus hétéroclites que nous n’étions capables d’en faire naître. Elle était magicienne. » 265

Cet état accentue l’humiliation et l’impuissance que ressent l’homme envers la femme, comme Saint Antoine pleurant devant la grotte où il se rend compte de sa faiblesse. La prétendue ignorance du sexe féminin, le refus de lui donner un nom et le pouvoir maléfique qu’on lui accorde sont donc tous liés à la peur de la mère 266 . C’est en ce sens que le sexe féminin “est” le sexe de la mère.

Nous sommes tous sortis de cette “caverne horrible”, de ce “trou” qui n’arrête pas d’appeler l’homme à effectuer ce retour vers les origines. Nous sommes avant tout l’enfant d’une mère et il semble que nos désirs s’accordent à nier ce fait, tant il est chargé de conflits et nous rappelle notre dépendance primitive. L’œuvre de Quignard paraît traduire ce désir contradictoire de vouloir se dégager du corps de la mère, d’oublier à jamais cette dépendance passive, et de retrouver ce corps et cette origine perdue en annihilant tous les barrages qui en cachent l’accès. Mais, même dans cette vision de l’origine, avec toute la douceur nostalgique qu’elle peut évoquer, nous retrouvons le thème de la mort : le sexe de la femme est le lieu où l’on peut mourir avec quiétude, une forme de paradis retrouvé. Selon Quignard :

‘« Deux inconnus nous bornent : la scène d’origine, l’instant de mort. Ces deux inconnus hantent et s’assemblent soudain. » (S.E.202)’

Ce qui nous pousse à nous interroger sur l’essence de ce désir : Est-ce une manière d’apprivoiser la mort ? ou une façon d’habiter le sexe de la mère ? de faire advenir l’impossible ?

Les représentations que nous avons évoquées du sexe féminin sont pour la plupart faites par des hommes. L’imaginaire masculin a souvent tenté de peindre cet endroit. Les symboles, les termes utilisés, les voix, les odeurs et les couleurs qui en émanent accentuent l’idée qu’il s’agit d’un interdit. Le sexe de la femme se dérobe au regard, se cache derrière un tissu, émane des odeurs, gémit ; mais il ne s’affiche point, il reste énigmatiquement associé à un interdit suscitant la convoitise et l’horreur de l’impossible. Il y a, chez Quignard, une volonté de mettre le pouvoir dans les mains de la femme et de multiplier les barrages visuels au regard de l’homme. Il insiste sur le désir masculin de voir, mais en même temps il l’empêche de regarder, il ne lui révèle rien, garde tout sous un voile pour maintenir cet état d’excitation permanente. Quignard parle de la fascination du regard sans laisser son sujet masculin aller jusqu’au bout de son regard. Il le retient en lui reflétant sa propre image, il le laisse se mirer dans un miroir afin de lui faire oublier la vision de l’origine, le sexe de la mère.

L’exhibition phallique, constante dans l’œuvre, conduit à nous interroger sur les raisons pour lesquelles l’homme, chez Quignard, ne cherche pas à satisfaire son désir ? Pourquoi veut-il demeurer dans cet état de manque ? Pourquoi le phallus - « Ce qui se dresse sans volonté, ce qui jaillit toujours hors du lieu, hors du visible, c’est le dieu. » (S.E.105) -avec toute la splendeur spatiale qui l’entoure, est-il si souvent voué à l’échec et à la perte, sans réussir à assumer sa fonctionnalité de base dans l’acte de pénétration? La piste narcissique que nous avons explorée à propos des symboles phalliques nous a éclairé sur certains de ces points, mais n’a pas réussi à répondre à la question de la satisfaction. L’homme, chez Quignard, est dans un état de quête permanente, il explore des chemins et crée ; mais tout cela ne lui donne aucune satisfaction personnelle et le maintient dans l’errance et dans le vide. Ce qui le pousse à ne regarder que lui-même, son sexe, le seul objet qu’il peut tenir dans ses mains. L’errance pourrait être expliquée par l’absence de trouvaille ; mais elle peut aussi signifier un détournement de l’objet visé, une incapacité d’aller vers ce qui obsède, appelle et détruit : l’interdit.

L’homme, chez Quignard, ne cherche pas à posséder. Il cultive le principe : « Incende quod adorasti (Incendie ce que tu adores). » 267 . Est-ce un autre moyen d’exprimer ce qu’il n’arrive jamais à dire ? Quelle est cette perte originelle qui entrave toute sa volonté de possession ? Quelle perte irréparable le pousse dans cette errance continuelle ? L’attitude de l’homme dans l’œuvre est celle de quelqu’un qui est en recherche ; on sent qu’il sait exactement ce qu’il recherche, ce qu’il veut voir, mais il se heurte à un interdit plus fort que lui, un interdit qui ne peut pas être exprimé. L’auteur le dit à travers sa passion pour tout ce qui est non-dit, invisible, et parfois in-humain. Il crée un monde en manque, que tous ses habitants sont amenés à combler par un mot, une note, une forme ou une couleur. Indirectement, il veut doubler la chance d’une trouvaille pour camoufler le manque originel et l’impossibilité de retrouver le perdu. Toutes les expériences humaines ne semblent pouvoir combler ni apaiser cette tension dans laquelle le sujet vit.

Ainsi, la rage, la colère, la jalousie et toute forme d’agressivité émotionnelle viennent tempérer, camoufler ou bien faire oublier. Manœuvrer est le terme exact, car tout cela se joue dans l’altérité. Quignard réclame un lecteur avec qui il peut satisfaire son désir, le seul qui lui assure la “maîtrise” :

‘« Amat qui scribet, paedicatur qui leget (Celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). L’auctor demeure un paedicator. C’est le vieux statut de l’homme libre romain. Mais le lector est servus. La lecture rejoint la passivité. Le lecteur devient l’esclave d’une autre domus. Ecrire désire. Lire jouit. » (S.E.263) ’

Comment ne pas voir ici l’envie de maîtrise ou celle de la possession du “phallus paternel” ? Meaume, nous l’avons vu, se retrouve plus dans une paternité abstraite : il garantit une paternité réelle à son œuvre au moment où il se déclare “impuissant” à l’assurer vis-à-vis de son fils biologique. Il travaille à la commande, il exécute ce qu’on lui demande, il “maîtrise” un art destiné à aller vers quelqu’un, à le rendre passif, selon la citation de Septumius. Ainsi, l’œuvre doit porter une certaine marque de force, un appel à une figure supérieure. La création de Meaume appelle sans cesse un père qu’il a remplacé par les phallus héroïques, glorieux et solaires qui s’affichent dans ses gravures. Ce n’est que ce bout de lumière solaire sortant du noir que Meaume essaie de réussir à travers sa création : « chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère. » (T.R.72). Ne voit-on pas ici, l’acte de sortir, l’editus, comme un appel au secours lancé à ce père rayé de la pensée consciente, un appel à un héros qui protège l’homme de l’engloutissement dans ces espaces béants sans fond : l’église de la « Bouche de la Vérité » au-dessus de Tibre, « sur la rive, devant la bouche, et que vous y introduisiez votre bras » (T.R.112) ou la grotte devant laquelle le saint ermite tient son sexe en pleurant ?

Le besoin de se dégager de la mère s’appuie ici sur le père, et élève des autels au phallus-pénis pour mieux nier en quelque sorte les capacités et valeurs de l’organe féminin. A la dernière page du roman Meaume, retenu par la grand-mère, enfermé, aimé, est baptisé avec « un doigt de sang de Concini. » (T.R.128) sans que son père vienne le délivrer en lui insufflant la force qui lui aurait été indispensable pour s’échapper et devenir un homme, un père. Et nous voyons à la fin les yeux de Meaume “nourrisson” qui « vivaient leur vie dans une eau obscure. » (T.R.128) :le soleil, la lumière, la bougie, la chandelle, « la lumière dont on voit pas la source » (T.R.89), « la lumière du soleil qui meurt » (T.R.90), la « lampe romaine dont la mèche est allumée » (T.R.90) dans la main droite de Héro, le blanc en contraste avec le noir dans les gravures, des formes « derrière des balustres rongés par la lumière » (T.R.68), un homme âgé, « les yeux fermés(…), sur une terrasse, à Rome, au crépuscule, dans la troisième heure de jour, dans le rayonnement d’or du dernier soleil. » (T.R.68). Comment ne pas voir dans cette lumière qui envahit l’œuvre un appel à une force masculine qui vienne dissiper l’ombre matricielle ? Cette quête du visible qui caractérise l’homme chez Quignard, et sa recherche permanente de ce qui se cache derrière les images, sont une traduction de ce besoin de lumière. Tout dans l’œuvre appelle ce père pour qu’il impose la loi, la parole et les limites à l’interdit qui obsède, qui hante, et qui à son tour appelle le héros masculin comme les chants des sirènes appellent Ulysse à venir se noyer, mourir dans l’inconnu. L’Ulysse, que nous contemplons dans l’œuvre de Quignard, n’a pas réussi à s’attacher à un “mât” ; « la nef sombrant derrière lui. » (T.R.31), il nage dans la “mer” tempétueuse, un Ulysse “nu”.

Le fait d’aborder le symbole du sexe masculin à travers le mythe de Narcisse est ainsi une autre manière d’évoquer l’absence de ce père qui, normalement, vient pour mettre un frein à cet appareil narcissique. Il est le modèle sur lequel va se structurer l’“Idéal de Moi”, l’écran sur lequel l’enfant va projeter son narcissisme pour sortir du labyrinthe maternel qui l’engloutit. Cet appel, qui ne trouve pas d’écho, finit par tuer le père réel tellement attendu. La gravure de Jean Heemkers montre Hadubrand levant son arme devant Hildebrand, le fils tue le père, le jeune Vanlacre égorge Meaume. En signant ses œuvres, « En bas, à gauche, Meaumus sculpsit. » (T.R.62), tente sans doute de réhabiliter le Père, le nom du Père, et la Loi. Il le met vers l’origine, le côté gauche, comme s’il voulait inventer un père en tuant le réel. Mais, par sa signature, Meaume tue aussi son père réel, et nomme son père “inventé”.

Dans Le Sexe et l’effroi, Quignard souligne :

‘« On invente des pères, c’est-à-dire des histoires, afin de donner sens à l’aléa d’une saillie qu’aucun de nous – aucun de ceux qui en sont les fruits après dix mois lunaires obscurs – ne peut voir. » (S.E.11-12)’

En refusant sa paternité biologique, Meaume cherche à exister pour son fils plus dans l’imaginaire que dans le réel. Il se supprime du réel pour qu’il soit inventé : Il devient “Le Père”. Le père inventé est l’un des éléments résultant de ce retour au passé, une sorte de réhabilitation purgatoire envers le père réel, offensé 268 .

Quignard a essayé d’équilibrer cette perte en ré-insérant le héros masculin dans un système hiérarchique qui lui donne la possibilité d’accomplir la projection à travers des personnages plus grands que lui : Claude le Lorrain ou Abraham Van Berchem. Mais l’appel des origines, que représente le sexe de la mère, est plus fort. La mère est là, dévoratrice, appelant le héros à venir se suicider, mourir dans son sexe, là d’où il est un jour sorti. Ainsi, l’empereur Tibère

‘« rendait le souffle le jour anniversaire de sa naissance dans la chambre même où il avait vagi et était sorti du sexe de sa mère. » (S.E.41)’

Nous ressentons cette volonté de se débarrasser de la mère, mais en même temps le sujet masculin ne réussit pas à trouver un appui du père pour arriver au « mépris triomphant » du petit mâle dont parle Freud, et c’est ce qui le pousse à construire un monde où il continue à boiter entre ces forces jusqu’au moment où il décide, comme dans l’une des versions de la mort du graveur, de passer à l’acte de délivrance : le suicide, qui est fantasmé comme un retour aux origines, à la terre mère, au sexe de la mère ou aux profondeurs des océans et un appel de délivrance au père. Le suicide apparaît comme étant l’unique et le seul moyen d’intérioriser le phallus paternel et de ne plus faire qu’un avec sa gloire. Selon Quignard, « seul, entre le père et le fils, il y a un amour divin (pietas) qui est un devoir. » (S.E.26) :

‘ « La piété ne va que du fidèle au dieu, du fils au père, de la vulva au fascinus, du serf au dominus, de la domus aux dieux de la Famille, c’est-à-dire aux « images » des Pères morts empreintes dans la cire ou jadis confectionnées en terre cuite et placées sur le toit des maisons de l’Eturie. » (S.E.28)’

Le phallus paternel paraît, ainsi, comme le contre pouvoir imaginaire du sexe de la femme. A travers la quête de l’origine perdue, il y a un autre objet de désir qui surgit de l’intérieur de l’objet caché, du sexe impossible, et c’est le sexe du père, le pénis-phallus, symbole de la protection :

‘« L’objet petit a est l’objet qui bouche un peu le trou de la mort. » 269

C’est pourquoi le héros de Quignard est souvent attiré par une femme qui appartient à un autre homme, comme si la présence masculine en elle reflétait un certain pouvoir qui lui manquait : c’est la structure du « trio oedipien »270. La Vérité, que Meaume recherche, est l’une des représentations de ce phallus-paternel qui réside dans l’église de la “Bouche” de vérité ; une vérité qui surgit, se brandit, se révèle et qui s’érige comme une lumière se dégageant des ténèbres d’un trou, d’une caverne, d’une bouche ou d’un sexe. De même, de l’invisibilité du sexe féminin surgit un phallus : l’objet interdit en révèle un autre perdu, « un sein qui se dérobe (la mère) désire un sexe interdit (le Père). », donc, « L’objet sacré est le trompe-l’œil de l’ojet perdu. » 271 . Ainsi, nous pouvons constater que lors de la recherche de l’origine perdue à jamais, surgit un objet de désir qui n’est que le sexe du père comme force protectrice et manquante.

Notes
264.

Janine Chasseguet-Smirgel, citant Lacan, dans Le Corps comme miroir du monde, PUF, 2003, p. 46.

265.

Le nom sur le bout de la langue, p. 83.

266.

Selon Karen Horney, dans son article « La Peur devant la femme», « La mère a été l’objet des désirs agressifs du petit garçon. Ses fonctions d’éducatrice et d’interdictrice l’ont amenée à le dominer et à le frustrer. Le garçon désire pénétrer sa mère mais il est humilié de se sentir petit et faible devant elle et incapable de la pénétrer. Il ressent alors une vive blessure narcissique qui provoque en lui de profonde sentiment d’infériorité, en même temps que de violents désirs agressifs de revanche, qui, joints aux désirs agressifs provoqués par les premières frustrations, sont projetés sur la mère et son vagin. », in La Sexualité féminine, Chasseguet-Smirgel Op. cit., p. 175.

267.

Petits traités II, p. 549.

268.

« La religion totémique est résultée de la conscience de leur culpabilité qu’avaient les fils, comme une tentative destinée à étouffer ce sentiment et à obtenir la réconciliation avec le père offensé, par une obéissance rétrospective. »,Freud, Totem et tabou, Op. cit., p. 203.

269.

Sordidissimes, p. 45.

270.

Dans Le salon du Wurtemberg, Karl s’éprend de la femme de son meilleur ami ; dans La frontière, M. de Jaume convoite Luisa, femme de M. Alcobaça ; Meaume dans Terrasse à Rome continue d’aimer Nanni, femme de M. Vanlacre.

271.

Sordidissimes, p. 30.