« Ne voit-on pas, ici, le petit garçon être retenu dans le ventre de la gard’mère, enfermé dans sa chambre, aimé, trop aimé, sans que son père vienne le délivrer en lui insufflant la force qui lui aurait été indispensable pour s’échapper et devenir un homme. Le mot soleil est celui que l’on rencontre le plus fréquemment dans son œuvre, ce soleil qui vient dissiper l’ombre matricielle, ce soleil roi, ce soleil empereur. »
Janine Chasseguet-Smirgel, Le Corps comme miroir du monde.
« Dies ultionis. Je crois au jour de vengeance. Je crois au jour illuminé. Où le mal sera rendu pour le mal ; où les injures seront vengées ; où les ressentiments seront découverts : où les intrigues seront mises à nu ; où les outrages seront lavés. Dieu dit : « A moi la vengeance ! C’est moi qui paierai de retour ! » « Mihi vindicta ! Ego retribuam ! dicit Dominus. » »
Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue.
Pour retrouver la trace de ce père perdu dans l’origine tant recherchée par Quignard et ses héros, il n’y pas mieux que les rêves pour nous informer sur le désir inavoué et ignoré du héros quignardien. Nous allons essayer d’interpréter de ce point de vue les récits de rêve de Meaume le graveur dans Terrasse à Rome. Plusieurs difficultés sont à envisager dans ce domaine :
Il s’agit donc de trouver à travers le contenu manifeste des rêves, leur “production verbalisée”, des liens avec d’autres éléments qui s’éparpillent dans le roman, afin de restituer le contenu latent de ces rêves. Nous allons, en somme, tenter de remplacer les récits de rêve de Meaume par ce qui peut s’insérer dans la chaîne de ses actions pour trouver l’origine de ses visions et repérer les signes qui se cachent derrière ces images 272 .
Le chapitre VI finit par un dialogue bref entre Meaume et Nanni, à travers lequel le graveur va découvrir que Nanni est devenue une Mère. Le chapitre qui suit commence avec : « Il court, court. Sortit de Mayence. » (T.R.27). Après ces événements, nous découvrons le premier récit de rêve de Meaume :
‘« Il est à dormir dans sa mansarde de Bruges (dans le logement que Jean Heemkers lui a accordé au-dessus de son appartement, au troisième étage dans la maison sur le canal). Son sexe se dresse brusquement au-dessus de son ventre. La lumière blanche, épaisse, torride du soleil ruisselle autour du buste nu d’une jeune femme blonde au long cou. La lumière déborde tous les contours de son corps, rongeant les silhouettes de ses joues et de ses seins. C’est Nanni Veet Jakobsz. Elle penche la tête. Elle s’assied sur lui. Elle le plonge en elle d’un coup. Il jouit. » (T.R.35)’Nous pouvons interpréter ce rêve comme une simple réalisation du désir de Meaume de revoir Nanni. Mais il y a un élément qui nous interpelle et qui nous invite à aller au-delà de ce simple désir : la description détaillée de la lumière. Or, à plusieurs reprises nous avons commenté la mise en scène des rencontres amoureuses qui se passent souvent dans le noir avec un faible éclairage ou des bougies lointaines qui participent à la formation d’une vision fragmentée du corps. Ce rêve se passe dans une mansarde. La rentrée de la lumière suppose donc la présence d’une fenêtre. Les adjectifs attribués à la lumière contribuent à son érotisation : « blanche, épaisse et torride ». Cette sensualité extrême a quelque chose d’actif s’opposant à la passivité du rêveur : la lumière “déborde” et “ronge” le corps féminin et “pénètre” la mansarde, tandis que Meaume est allongé et observe.
Le fait que Meaume jouit tout en restant passif dans le rêve nous conduit à faire la supposition que cette jouissance éprouvée n’est qu’un moyen de cacher une certaine angoisse, un procédé pour détourner l’intérêt de rêveur. Le rêve a recours à la jouissance, comme « résistance intérieure » selon les termes freudiens, pour dissimuler un sentiment déplaisant dont l’origine est la figure de la femme comme force envahissante, représentée par Nanni. C’est elle qui « s’assied sur lui », c’est elle qui « le plonge en elle d’un coup ». Elle le fait disparaître. Nanni rend Meaume inactif. L’acte de disparition évoque le récit de Nukar que nous avons évoqué antérieurement. Les pensées du rêve de Meaume sont offensantes pour Nanni qui l’envahit ; mais pour qu’il ne le remarque pas, elles sont remplacées par leur opposé : la jouissance. La peur ne peut s’exprimer dans le rêve que déformée et déguisée comme s’il y avait une résistance à se défendre contre ce sentiment. Ainsi, la lumière dans le rêve est un appel au soutien de la part du dormeur qui se cache derrière la fenêtre. Meaume rêve d’une puissance masculine qui vient de l’extérieur pour le protéger de l’invasion du corps de la femme : un appel au père protecteur dont nous allons retrouver les traces dans les deux rêves suivants.
Au chapitre XLII :
‘« Deux derniers rêves de Meaume.Dans ces deux derniers rêves nous trouvons de nouveaux éléments. Comme dans le premier, Meaume est toujours prisonnier dans une pièce derrière une fenêtre. Mais il regarde à travers les carreaux un paysage, et cette position renvoie à « la merveille en quatre », lorsqu’il explique à son compagnon Poilly le mystère des « huit extases » :
‘« Une pointe sèche très claire : Une jeune fille (…) devant la fenêtre ouverte. On voit les mâts et, au loin, sur la droite, une tour de mer pâle et encore prise dans un halo de brume dans le jour tout blanc qui se lève. Le regard que porte la jeune fille face à elle est effrayé. » (T.R.31)’Nous pouvons comparer la gravure au récit de rêve pour relever plusieurs points communs ; mais ce qui nous intéresse est de souligner que Meaume, dans le rêve, se voit devant une fenêtre fermée regardant des bateaux, tandis que dans la gravure, c’est une fille qui contemple des mâts et une tour à travers une fenêtre ouverte. Dans les deux rêves l’ombre et la grisaille de la pluie dominent. Alors que la gravure est ensoleillée et, lumineuse, le dernier rêve est noir : la tour de Nesles et le palais sont plongés dans l’ombre, dans l’eau noire. La transformation du sexe se fait ainsi à partir du rêve : Meaume se transforme en une fille qui regarde avec désir les mâts et la tour, symboles phalliques témoignant de la puissance masculine à travers leur domination de la “Mer” et le soleil qui se lève.
« Tout dort. ». Nous retrouvons la même passivité angoissante qui obsède le rêveur. Dans le premier rêve, Meaume a joui pour dissimuler l’angoisse de l’état passif ; dans les deux autres, il « mange une gaufre » afin de retrouver une sensation de plaisir qui réussit à camoufler un sentiment choquant. Il y a une sorte d’attente de la part du rêveur, une attente de lever du soleil qui vient dissiper le noir qui domine et casser les carreaux de la fenêtre qui emprisonne le graveur. Les termes répétés accentuent la notion de limite qui le sépare du reste de monde. A travers son langage, le lecteur saisit le statut de quelqu’un qui vit en retrait, et dont les répliques consolident l’isolement : « Les ancêtres me visitent. », « Le regard des autres me visite et m’étrangle tant j’ai honte. » (T.R.118), « Je suis un homme que les images attaquent. » (T.R.36), « Mon œuvre est ailleurs. » (T.R.110). Ainsi il nous semble que la fenêtre est là pour marquer l’attente de cette force qui va la casser et libérer le dormeur. Meaume se cache derrière une fenêtre qu réfères, dans le quotidien, au chapeau derrière lequel il cache son visage. Il est intéressant de souligner que dans le roman, il y a une scène où une fenêtre se brise pour laisser rentrer un personnage masculin, Vanlacre :
‘« Le commis de ruelle de Jakobsz, qui s’appelle Vanlacre, s’est blessé en pulvérisant les carreaux de la fenêtre. » (T.R.18). ’Les rêves de Meaume avec leur symbole solaire s’inscrivent dans la lignée de ces images. Une grande partie de l’œuvre sombre dans le noir : « s’approcher de l’abîme » (T.R.52), « le noir de la nuit » (T.R.77), « nuit irrésistible au fond de l’homme », « les hommes et les femmes sombrent en elle (la nuit) comme si les ténèbres étaient un souvenir » (T.R.108). De plus, le travail de Meaume consiste à brûler par le feu et à laisser le métal se ronger par l’acide afin de retrouver des formes qui semblent « sortir de l’ombre » (T.R.72). L’ombre, qui paraît gagner tout le roman, s’explique clairement à travers la sixième extase que Meaume explique à son compagnon Poilly : « Le rêve en six, murmura Meaume alors, c’était Nanni de Bruges dans l’ombre… » (T.R.32). Sombrer, se plonger, disparaître et se noyer dans le noir sont plusieurs actes du même état : l’absence de maîtrise qui qualifie le sujet masculin. Nous le constatons à travers sa révolte. Il y a dans le roman une agressivité qui trouve son origine dans cette absence de maîtrise : dans le chapitre consacré à la colère et à la vengeance, Meaume déclare que toute sa vie il fut jaloux : il éprouve du plaisir quand le jeune l’agresse et, à la fin, on signale que, « plus déprimé que malade », il « éprouva des accès de tristesse qui étaient suivis de longs silences. Il eut de brusques bouffées de haine contre son entourage » (T.R.117), une haine qui va se transformer en une forme de délire (Meaume « disait que les mouches s’adressaient à lui et que cela le surprenait » (T.R.117)). Cette agressivité qui saisit le héros masculin se rajoute à la noirceur qui envahit le roman, et confirme le besoin d’une force dévastatrice qui viendrait pour le délivrer. Quand Meaume crée, il imagine sortir des formes du noir comme « un enfant du sexe de sa mère. » (T.R.73) ; Meaume le créateur sauve des part de lumière, et à ce titre, il est le père protecteur de son œuvre. Ses rêves reflètent ce besoin d’une force qui vient pour le sauver : ils sont un appel désespéré au père perdu.
Du point de vue symbolique, les rêves de Meaume sont particulièrement riches. Le fait qu’il soit enfermé dans une chambre devant une fenêtre s’associe à la notion de porte et à la posture d’accroupissement que nous avons signalées auparavant. Dans le premier rêve Nanni a plongé Meaume en elle, et dans les deux suivants, le graveur est enfermé. La chambre et la mansarde, comme symboles du corps ou du sexe maternel, rejoignent la pluie et l’eau qui règnent dans les derniers rêves. Le bateau, différent par sa couleur, est dans l’eau et reçoit la pluie dense qui l’envahit. Ce bateau, symbole de la passivité masculine, se transforme en un palais, le palais du Louvre renforcé par la présence de la tour des Nesles. Mais, ces deux symboles paternels sont toujours plongés dans l’ombre devant l’eau qui dort. Le rêveur tente d’attribuer à l’image du père, « le Louvre », une force, puisqu’il contemple la façade avec la même attente et la même angoisse que dans le rêve de la fenêtre. Mais ces rêves ont quelque chose à voir avec l’impossible. Le rêveur, l’homme, reste isolé dans une pièce dont seule la femme maîtrise l’accès.
Si nous considérons les rêves comme un accomplissement du désir, alors ceux de Meaume trouvent leur origine dans le désir de voir le père et d’être vu par lui, d’être reconnu. Les rêves sont une façon d’exhumer de l’ensevelissement des êtres oubliés, morts ou disparus dans des “lieux inconnus”. Nous remarquons que la vie de Meaume se fragilise au moment où il voit son fils. Il s’approche de ce qu’il refoule. D’ailleurs le trouble psychologique, présenté sous forme de délire, est mentionné après la rencontre de Meaume avec son fils. Comme si cette rencontre éveillait en lui des souvenirs oubliés, mais qui étaient rendus actifs : voir son fils ramène le souvenir du père perdu. Parlant des rêves, Meaume souligne
‘« Les rêves, ce sont des images. Même, d’une façon plus précise, les rêves sont à la fois les pères et les maîtres des images. » (T.R.36)’Il nous semble que Meaume a tout dit dans cette phrase : Père et Maître sont la base de son manque, l’essence de son désir caché.
Ainsi le sexe du père a surgi de celui de la mère, qui représente l’origine. Selon Quignard,
‘« Nous venons tous d’un sexe dressé que nous n’avons pas vu nous inséminer, jaillissant dans un autre sexe où nous avons vécu. »273 ’Le retour aux sources que les héros effectuent est une tentative de trouver, dans le passé, une forme, une image ou une force qui leur sera un appui dans l’avenir.
C’est en ce sens que l’œuvre de Quignard porte en elle le souvenir inavoué de ce père perdu qui prend souvent plusieurs formes pour se manifester : des formes incompréhensibles, fragmentées et parfois non-dites. La quête du père s’associe avec ce besoin vital de créer : une façon de trouver l’équilibre en appelant l’autre, le lecteur, à combler ce manque.
L’écriture, ou la création en général, est donc le seul acte jouissif et indispensable à l’homme, s’il veut se maintenir en tant que sujet vivant, sujet désirant. L’agressivité érotique de l’œuvre représente l’une des problématiques que le texte pose au lecteur. Elle vient d’abord de cette frustration de ne pas pouvoir dire et de priver les choses de leur vraie valeur pour maintenir l’errance 274 . Quignard re-visite le passé, le ré-invente en lui re-donnant une nouvelle couleur, une touche ou un son : il fait appel à d’autres, multiplie les voix pour s’approcher un peu plus de cet interdit qui réside lui aussi dans un passé personnel. Parfois il veut le présenter en tant qu’oubli pour justifier ses recherches et l’enfermer dans une forme inconnue mais qui a vocation à être exploré. Il attaque une mémoire défaillante qui cache quelque part ce « perdu ». En même temps, tout dans l’œuvre appelle cet inconnu, ce trou, cette caverne originelle, perdue à jamais, d’où l’on est sorti et où l’on aspire mourir. Tout le trouble que peut provoquer la lecture du texte de Quignard vient de ce caractère non-dit et quelque fois non-achevé de désir qui choisit de prendre le mot comme appui pour aller vers le lecteur. La polémique et l’incompréhension que l’écriture de l’auteur suscite chez le public viennent de cet élargissement du champ sur lequel le désir s’articule. Le processus de symbolisation commence dans le texte mais trouve son écho dans le corps du lecteur, le bouleverse par sa capacité d’intervenir dans son intimité. Les corps représentés sont modulés, démembrés, désarticulés, sacrifiés afin de déclencher une activité symbolique, qui implique la présence d’un témoin qui vient absorber l’agressivité résultant de cette aspiration à vivre l’impossible. Les organes s’appellent : des surfaces, des volumes et des épaisseurs créent l’érotisme des corps volatiles voués aux rencontres de hasard et aux plaisirs sans calcul. Quignard, en fragmentant le corps en parties, lance le processus de symbolisation qui appelle sans cesse l’autre, le lecteur, pour communiquer avec lui, s’approcher de lui et parfois tenter de se fondre, s’unir en lui.
Nous pouvons penser ainsi l’œuvre de Quignard comme une façon de mettre en cause le complexe d’Œdipe freudien : dans l’œuvre on ressent que le père est au garçon plus qu’à la fille. Notre tentative d’associer l’œuvre aux théories psychanalytiques ne signifie pas la limiter, car la question de l’origine n’est que la preuve absolue de la rébellion du texte de Quignard : en essayant d’aller vers l’origine en tant que sexe féminin, nous sommes affronté à la question du Père d’une façon plus persistante. En essayant d’enrichir l’œuvre par une vision psychanalytique, nous nous retrouvons à nous interroger sur la validité des théories de la psychanalyse. C’est l’originalité de l’œuvre de Quignard que Gérard Farrasse a symbolisée par le filet de l’araignée, beau, fragile et transparent, mais ce n’est que le lieu de la perte du lecteur :
‘« L’écrivain, quant à lui, est une araignée qui, à l’aide d’une substance tirée de son corps, forme un tissu fort mince, au moyen duquel il prend d’autres insectes dont il fait sa nourriture. Ces insectes, ce sont les lecteurs. C’est vous, c’est moi. » 275 ’Dans cette partie nous allons nous inspirer des théories freudiennes dans l’analyse des rêves. Voir, Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, traduit par Meyerson, PUF, 1967.
Ibid., p. 61.
Selon Freud : « Ce que nous pouvons admettre, c’est que la tendance à la cruauté dérive de la pulsion à maîtriser, et qu’elle fait son apparition, dans la vie sexuelle, à un moment où les organes génitaux n’ont pas pris leur rôle définitif. », « La culpabilité féminine » par Chasseguet-Smirgel, in La Sexualité féminine, Op. cit., pp. 151-152.
« Avec »in Revue des Sciences Humaines, Op. cit., p. 20.