I. Chapitre premier : L’Art : une écriture de l’invisible

« Tout l’art est une forme de littérature, parce que tout l’art consiste à dire quelque chose. Il y a deux façon de dire : parler et se taire. Les arts qui ne sont pas la littérature sont les projections d’un silence expressif. »
Fernando Pessoa, Fragments d’un voyage immobile.

« Il y a un jeu entre l’œil et la scène. La façon dont l’auteur nous rapproche et nous éloigne de la scène selon ce qu’il veut nous signifier augmente l’efficacité de l’idée qu’il souhaite imposer : tous ces jeux de regards, (…), sont destinés à jeter le trouble dans l’esprit du lecteur qui doit, en fin de compte, ne plus savoir s’il a vu de ses propres yeux ou s’il a vu par l’intermédiaire d’un récit. »
Roland Recht, Le Croire et le voir.

Dans les deux livres de Quignard, la question de l’art est forte présente. Terrasse à Rome présente l’œuvre de Meaume et d’autres peintres, et Le Sexe et l’effroi se présente comme un recueil de reproductions de fresques romaines. Dans les deux ouvrages, l’auteur joue le rôle d’un commentateur problématique. Car la pratique du commentaire se trouve pervertie dans deux directions :

  • Une direction textuelle, qui influence le temps de la lecture. Les commentaires s’allongent en textes autonomes oubliant parfois l’œuvre commenté.
  • Une direction formelle, qui fait de la présentation typographique une surprise. La lecture devient décryptage plus que décodage.

Il y a une volonté chez l’auteur de décrire ce qui est visible pour aller ensuite vers ce qui est caché sous ce visible. En ce sens l’écriture et la présentation deviennent des entreprises de dévoilement d’œuvres anciennes – donc intérêt archéologique : fresques, livres et tableaux d’époques différentes - , et des œuvres représentant des sujets mystérieux – donc intérêt esthétique : tableaux en mouvement ou peinture érotique. Le dévoilement, dans l’œuvre, est associé souvent à la sexualité : « l’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit » (S.E.10). Regarder une œuvre d’art revient donc à mettre en jeu les mêmes forces que désirer sexuellement. Ainsi, l’écriture ne semble pas tant décrire le visible, que décrire le processus selon lequel, derrière le visible, se cache l’invisible. Plus exactement, le visible doit être cerné, creusé, expliqué, de façon à faire apparaître les figures cachées. Le texte vient alors révéler l’émergence d’un non-dit, ou de ce qui a été perdu dans l’écriture. En d’autres termes, il devient une tension vers l’inaccessible. Diverses tentatives linguistiques donnent leur forme au texte : description, condensation, fictionnalisation, symbolisation, métaphorisation et même traduction. Du point de vue artistique, le texte de Quignard peut être lu comme confrontation perpétuelle du non-dit et du représentable dans l’écriture. Cela met en cause le pouvoir de la langue en tant qu’outil d’expression et l’identité de celui qui l’utilise. Ainsi, dans cette partie, nous allons essayer d’étudier la représentation de l’œuvre d’autrui dans l’œuvre de Quignard. Qu’elle soit écrite ou picturale, l’œuvre suit un long chemin pour se révéler en tant que telle dans le texte de Quignard.