2. Tableaux vivants ou écriture baroque:

La présentation des tableaux du graveur vise à l’effacement de tout cadre. Plusieurs fois nous assistons à une description-analyse de l’un des tableaux. Le narrateur, avec un œil “objectif”, en rapporte les détails, puis le lecteur passe imperceptiblement à un autre niveau : les figures se mettent à bouger, à errer dans des coins que nous avons imaginés limités ; le cadre s’efface pour laisser les personnages vivre hors-cadre. Ils parlent, rencontrent d’autres personnages et explorent de nouveaux espaces. Nous relisons le passage pour vérifier comment nous sommes arrivés à ce point, comment les figures du tableau se sont mises à parler et à marcher.

Analysant l’une des gravures de Meaume, le narrateur précise, par exemple, que c’est une

‘«gravure (…) en taille-douce avec des traits au burin. » (T.R.49),’

qui montre Marie Aidelle assise sous les arbres : elle

‘« bouge ses orteils dans l’eau » (T.R.49),’ ‘« elle a levé les yeux sur lui » (T.R.49),

puis le narrateur-critique insiste sur le fait que

‘« Cela est gravé. » (T.R.49).

L’analyse se termine avec Meaume qui

‘« a envie d’elle. Il va s’asseoir près d’elle. » (T.R.49)’

Il y a un mouvement très discret à l’intérieur du tableau qui se concrétise avec les verbes bouger, lever et aller s’asseoir. L’unité spatio-temporelle de la gravure est remise en cause. Le narrateur analyse une gravure. Celle-ci montre Marie Aidelle “peinte” :

‘« elle a remonté sa robe sur ses deux genoux » (T.R.49), ’

La phrase suivante détache le lecteur du contenu encadré du tableau et l’oblige à reculer pour introduire le peintre dans sa vision :

‘« Il (Meaume) voit le reflet de ses cuisses blanches dans l’eau » (T.R.49)’

Nous passons de l’intérieur d’un tableau à l’extérieur ce qui produit un élargissement du champ de vision. Ensuite,

‘« Il va s’asseoir près d’elle. » (T.R.49)’

Un mouvement s’introduit et les figures fixes se mettent à bouger pour effacer toute sorte de frontière entre les tableaux peints. Nous doutons tout en croyant que nous n’avons pas bien compris, que quelque chose nous a échappé. Mais finalement, nous découvrons qu’effectivement les formes, les figures et la nature morte qui représentent un tableau, reprennent vie. Les détails se détachent de leurs caractéristiques secondaires pour se lancer dans un dialogue mimétique. D’un objet mort, d’une nature fixe et sans couleurs, surgissent des formes et des figures vivantes.

Autour d’un trait, qui peut symboliser, par exemple, un chemin perdu sur un tableau, se met à pousser de l’herbe qui reflète le mouvement de deux ombres marchantes. Les tableaux se confondent avec les récits du rêve et les personnages respirent dans un espace de fiction :

‘« Sur la gravure l’eau-fortier avance au milieu des tombes (…) Le vent siffle parfois. Les étoffes (…) bougeaient brusquement (…) Abraham et Meaume en profitent pour marcher (…) (ils)se perdirent » (T.R.42-43)’

Ainsi, l’auteur effectue le passage d’un récit à l’autre. Du commentaire que fait un narrateur de l’un des tableaux, nous passons à un paysage vivant dans lequel deux figures se mettent à parler et à raconter une autre histoire. Un mouvement labyrinthique se crée dans chaque paragraphe et fait que le lecteur se perd. Chaque récit pourrait représenter une unité, mais un tel constat reste fragile car chaque unité contribue à la destruction de l’autre. La destruction est prise ici dans le sens de coupure. Quand une unité germe d’une autre, elle empêche la première d’achever sa croissance, elle la prive d’une clôture, de l’un de ses bouts (début, fin) - ce qui donne cette impression de destruction. Mais il faut souligner que le passage d’une unité à l’autre est imperceptible. Par conséquent même le terme “unité” est mis en cause. Les tableaux présentent des figures en mouvement. Cela enlève la notion du cadre et élargit l’espace de la représentation.

L’effet de cette technique est le mouvement et l’effacement de la limite. Le créateur et le produit de la création se mélangent dans un jeu de reflets. Le narrateur regarde un tableau. Il recule ensuite pour voir, sur le même “niveau”, le peintre et sa création picturale. La troisième position est celle du lecteur qui regarde tout cela. Il y a trois positions et chacune présente une perspective différente. La présence de l’eau à l’intérieur de l’espace peint et à l’extérieur, dans le vrai paysage décrit par le narrateur, fait l’effet d’un miroir. Elle produit l’effet d’un trompe-l’œil. Quand le lecteur change de position il voit différemment ! Ici nous assistons à un franchissement de niveaux narratifs car il y a une séparation entre le narrateur et le narré ou plutôt entre le monde racontant et le monde raconté. Il y a une volonté de voir toujours ce qu’il y a à côté.

En fait la description chez Quignard est moins une description de l’objet contemplé qu’un récit et une analyse de l’activité perceptive du personnage contemplant, c’est-à-dire le peintre. Il nous montre, comme dans l’exemple précédant, les impressions, les découvertes progressives, les changements de distance et de perspective de celui qui regarde. Nous pouvons trouver des termes désignant les illusions d’optique qu’elle peut créer et les impressions mensongères qu’elle peut susciter et dissiper. La contemplation devient alors une activité intellectuelle et souvent physique dont la relation est souvent un récit. Comme c’est le cas de la gravure de Marie Aidelle qui bouge et d’Abraham qui marche. Ici, se manifeste le travail de l’essayiste qui possède les documents, qui enquête sur les techniques de la gravure, et qui se considère, comme nous l’avons déjà signalé, comme un spectateur à l’instar du lecteur. Il va s’adresser à la perception sensorielle de ce dernier. Par le biais d’une narratologie visuelle, puisqu’il s’agit d’une œuvre à l’eau forte, le chapitre XI va de même nous communiquer des sons :

‘« le vent siffle » (T.R.41), ’ ‘« sous les pieds les vitraux jaunes tombés à terre se mettent à craquer » (T.R.41),

Des couleurs :

‘« route rose » (T.R.43), ’ ‘« herbe jaune » (T.R.41), ’ ‘« ciel bleu » (T.R.43),

et un mélange d’odeur et de goût différent :

‘« un miel ou un lait épais » (T.R.42) ; ’

Nous pouvons même trouver des sensations de toucher :

‘« la chaleur est torride » (T.R.42).

Tout cela est mis dans une perspective de trompe-l’œil :

‘« une route vide et couverte de mirages qui ondulait comme l’eau devant eux. » (T.R.43)’

Vers la fin il va faire une remarque :

‘« Voilà ce qu’il avait gravé. » (T.R.45) ’

Pour bien rappeler qu’il s’agit d’une œuvre picturale. Plus tard, nous allons trouver la même phrase dite à propos de la fresque de Médée dans Le Sexe et l’effroi.

L’effacement des cadres, l’entrecroisement des lignes peintes et le reflet, suggéré par la présence de l’eau jouant le rôle du miroir qui double les formes, engendrent un effet de surcharge. Celle-ci est accentuée par le bizarre et l’inattendu qui se concrétisent dans le texte et provoquent une illusion de mouvement. Les représentations étranges et la surcharge produite par l’effet de l’entrecroisement des formes visuelles ou narratives produisent cette impression. Ainsi, chaque tableau ou gravure se présente dans une autonomie parfaite à l’égard de l’ensemble du texte. Le lecteur oublie le point de démarrage de la représentation dans sa tentative de suivre les mouvements, les couleurs et les sons qui s’en dégagent avec une intensité éblouissante. Focillon, dans son livre Vie des formes, explique que de telles représentations :

‘« vivent par elles-mêmes, avec intensité, elles se répandent sans frein, elles prolifèrent comme un monstre végétal (…). Elles se détachent en s’accroissant, elles tendent de toutes parts à envahir l’espace (…). » 276

L’influence de l’art baroque est également présente dans tout le texte à travers les noms des artistes, la technique ou les titres des tableaux.

Dans ce domaine nous remarquons une certaine innovation de l’écriture quignardienne. Certes il ne s’agit pas de la première fois qu’il lie la peinture à la littérature. La frontière, La nuit et le silence, Le Sexe et l’effroi sont les livres dans lesquels il a traité la question de l’image, comme il le fait dans sa rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire. Mais le point commun entre tous ces livres est la présence des images concrètes dans la publication. Quand Quignard veut parler d’un tableau, ou d’une image, la plupart de temps il le reproduit et puis il le commente. Dans La frontière, où il entreprend d’établir l’histoire des Azulejos du Palais Fronteira à Lisbonne, il insère les reproductions des tableaux à l’intérieur de son livre et raconte ensuite l’histoire. Démarche identique pour l’œuvre de Georges de La Tour. Il s’explique sur ce procédé dans letraité VII « Sur les rapports que le texte et l’image n’entretiennent pas », dans le premier tome des Petits traités. Pour lui

‘« Littérature et image sont immiscibles. » 277

Et toute tentative de la part des peintres et des écrivains à fondre ces deux expressions est vouée à l’échec. Il fonde ses arguments sur la théorie spinoziste qui expose que :

‘« Un mode d’expression ne se transpose en un autre qu’à la condition de sa perte. » 278

Et sur la phrase que prononça Gorgias à Athènes :

‘« Ce que l’œil voit, la bouche ne peut le prononcer ; ce que la bouche prononce, la main ne peut le toucher ; ce que la main étreint et palpe, le nez ne peut le sentir etc. » 279

Il refuse de mélanger lecteur et spectateur car l’image « est proprement l’interdit du dire » 280 .

Alors qu’est-ce qui le pousse, dans Terrasse à Rome, à présenter à son lecteur des images et des tableaux écrits ? « saint Jean dans l’île de Pathmos », « Héro et Léandre », « sainte Paule dans le port d’Ostie »,…entres autres, sont des tableaux décrits ! Au début du livre, le narrateur ne cherche pas à offrir quelque chose de clair à son lecteur ; au contraire : il renforce le sentiment du doute. Mais, ensuite, il semble vouloir transformer le lecteur en spectateur, en lui donnant tous les détails minutieux du tableau pour le laisser “voir” tout en continuant à lire :

‘« Le personnage, la tête dans l’ombre, porte un gilet de taffetas noir déboutonné qui laisse voir l’anatomie très belle. Il est tourné de gauche à droite et regarde de face, assis. Les jambes sont ouvertes(…)sa main droite désigne (…) à gauche (…) au-dessus de la main gauche (…) la tête (…) toute la lumière (…) est portée sur le ventre et les parties naturelles (…). » (T.R.88-89)’

Dans cette démarche – associer l’image et le texte tout en soulignant leur incompatibilité et la difficulté de leur cohabitation dans l’espace livresque – Quignard écrit la perte. Il souligne la perte que produit le transport d’un mode d’expression à un autre, mais en même temps il le produit dans son écriture ce qui donne au lecteur un sentiment supplémentaire cette perte qui s’est produite lors de l’acte de “transport”. Nous pouvons imaginer que le rapprochement entre image et texte produit un trou, qui va d’ailleurs se renforcer dans la description de l’image et dans l’écriture fragmentaire. Ce trou, ou cette part manquante que les deux modes d’expression vont afficher devient la trace de ce lien impossible, l’expression de la perte dans l’écriture. Nous allons voir plus loin l’hésitation du lecteur dans sa manière de recevoir le texte comme le seul repère dans cette écriture de la perte. Ici, l’auteur refuse encore une fois de sacrifier un mode d’expression, il veut tout utiliser : formes et mots se réunissent chez lui pour combler la part perdue, ce vide autour duquel tourne l’écriture de la perte.

Selon l’auteur :

‘« L’image est proprement « l’interdit » de dire. » 281

Or le dire est souvent troué, mutilé, scandé par un « non-dit ». Ainsi, le mélange de ces deux impossibilités dans l’écriture produit un violent sentiment de perte lors de la réception de l’œuvre. Lecteur ou spectateur, la confusion entre les deux modes d’expression chez Quignard influence la réception de son œuvre. La nature du message adressé joue un rôle important dans la disposition de celui qui va le recevoir : le lecteur. Dans Terrasse à Rome, l’auteur joue avec le cadre des tableaux et la lumière qui définit la limite des figures représentées ; dans Le Sexe et l’effroi, comme nous allons le voir ultérieurement, il développe d’autres procédures textuelles et visuelles. Dans cette attitude de l’auteur envers la représentation de l’œuvre artistique, nous trouvonsles mêmes convictions que nous avons signalé au début à propos de la problématique générique de l’œuvre. Voulant profiter de toutes les procédures littéraires et artistiques, c’est l’écriture elle-même qui est, ici, mise en cause.

Notes
276.

Jean Babelon, Histoire de L’art 3, Op. cit., p. 370.

277.

Petits traités I, p. 134.

278.

Ibid., p. 135.

279.

Ibid., p. 133.

280.

Ibid., p. 133.

281.

Ibid., p. 133.