3. Le roman de l’artiste :

La présence de l’artiste dans le roman de Quignard sert de prétexte à une représentation du milieu des Beaux-Arts, de ses préoccupations, des formes qu’il peut connaître et des problèmes techniques ou esthétiques qui se posent à lui. Le roman permet, aussi, une exposition plus ou moins fine de l’état des arts et de la critique de cette époque. C’est pourquoi la référence picturale est toujours rappelée avec insistance. Gravures, peintures et dessins s’inscrivent partout au fil du roman. Dans ces passages, le lecteur s’intéresse aux formes, ce qui fait surgir un autre type de rapport au texte qui se manifeste plus exigeant. Ce roman pourrait aussi se définir comme un jeu élitiste déstiné à un public choisi. Il déclenche une méditation sur la création artistique.

Accumulation de références, citations, usage réitéré de termes techniques risquent de retarder la lecture du texte. Le lecteur sent une certaine ambition culturelle qui adopte essentiellement deux formes : choix d’un lexique spécialisé et multiplication de noms des artistes, parfois seulement cités comme au hasard d’une phrase, comme celui de Claude Mellan, parfois rapidement commentés en un rapprochement plus ou moins convaincant avec une situation donnée, comme c’est le cas pour Gérard Van Honthorst. Le corpus cité n’est pas pour autant dépourvu d’intérêt. Si le nom de l’artiste vaut pour lui-même, le choix des artistes de référence est pour Quignard une manière de se situer dans une mouvance esthétique.

Dans ce domaine, Terrasse à Rome est construit sur la base du roman artiste selon le terme de Melmoux-Montaubin 282 . On y trouve tous les éléments nécessaires pour l’apparition d’un tel genre du roman : femme (Marie Aidelle), professeur (Abraham Van Berchem ou Claude Gellée le Lorrain ) et médecin (Marcello Zerra) accompagnent l’artiste et proposent une réflexion esthétique placée, parfois, sous le signe de l’impuissance créatrice. Au début, Meaume est occupé à déshabiller les femmes, à dénuder les sexes et à en souligner à la fois la force matérielle et la puissance symbolique. Il explique à Nanni :

‘« Ne ressentez pas de gêne en me parlant de la sorte. Moi, mon sexe se dresse à chaque fois que je pense à votre regard, même quand je suis dans la rue, même quand je travaille à l’atelier. » (T.R.16)’

Lors la relation de Meaume avec Nanni, l’art, pour lui, devient secondaire. L’artiste s’abîme dans l’érotisme. L’art et l’artiste s’échouent dans la transmutation de l’érotique en œuvre d’art, et les deux amoureux font l’amour « dans le jardin. (…) dans la cave en s’éclairant avec une lanterne sourde en fer. (…) sur une barque qu’elle a louée pour la journée. » (T.R.17). Si l’érotisme n’épuise pas les relations de l’artiste et de la femme, les fantasmes soulignent un aspect essentiel de la représentation de l’artiste, à savoir l’impossible réconciliation de l’art et de la femme.

La femme est, en effet, couramment présentée comme une incarnation de la société. Ennemie, en ce sens, de l’artiste, elle est vouée à l’ignorer ou à le détruire. Nanni devait se marier : à travers son attitude, se représentent les règles et les mœurs sociales. Après l’accident, elle demande à Meaume de quitter la ville. Comme si Quignard voulait garder l’artiste en le protégeant de la femme qu’il aime. Même sa relation avec Marie Aidelle est maintenue dans le cadre d’une sexualité pure, détachée de toute emprise sentimentale. Elle pourrait représenter la prostituée qui symbolise le partenaire, ou le complice, qui n’empêche pas l’artiste de continuer sa création et de produire. Elle est sa compagne de prédilection. Après avoir eu le visage brûlé, Meaume s’est réfugié chez les prostituées, dont la figure ne recouvre pas uniquement une signification négative. Parce que prostituée rime avec stérilité, elle délivre l’artiste de tout risque de paternité “réelle” pour mieux lui permettre la “paternité” symbolique de ses œuvres à venir. C’est la contre-face de la femme Nanni qui stérilise l’imagination. La prostituée console, motive et protège l’artiste d’être père.

Car l’enfant est un autre élément fondamental du procès que l’artiste instruit contre la femme. Au moment où Nanni déclare à Meaume qu’elle a un petit, « il la regarde. Puis il fait non avec la tête. Il court. » (T.R.26). Dans l’univers créateur, l’enfant est une machine de guerre contre le célibat et la tranquillité. Il exige de l’artiste un ancrage croissant dans le réel de ce monde. Il faut bien le nourrir, le soigner et cette seule exigence entraîne des concessions rédhibitoires. C’est pourquoi il faut l’éviter à tout prix, ce qui explique le refus de Meaume d’avouer sa paternité à son fils, Vanlacre, à la fin du roman. La paternité apparaît comme un substitut dégradé de la création esthétique, dans lequel s’épuise le pouvoir créateur de l’artiste. L’enfant est une explosion de vie qui exige nécessairement une déperdition de force créatrice. L’errance de Meaume commence au moment où il a suspecté la naissance de son enfant. Il s’est enfui pour ne pas savoir et pourtant il a été toujours hanté par sa présence, par sa naissance. Dans la scène où son fils l’égorge, Meaume n’est pas surpris : c’est comme s’il savait, comme s’il attendait ce moment toute sa vie.

Cette absence de famille est le support d’un retrait du monde, exprimé emblématiquement dans son refus de la femme qui représente la société. Avec une telle attitude, ce sont les conventions sociales dans leur ensemble que repousse l’artiste. Célibataire et sans enfant, il se présente comme un marginal en rupture avec la société. Cette situation est accentuée parfois par un soupçon d’homosexualité. Le lien entre les hommes, dans ce roman, est suspect : Abraham et Oesterer : « il y a une image (…) montrant le vieil Abraham prenant Oesterer dans l’écurie. Meaume affirmait qu’il les avait surpris en effet tandis que le plus jeune s’inclinait devant le plus âgé » (T.R.80), ou encore Meaume et Poilly qui est présenté comme son « compagnon romain » (T.R.29). L’un des tableaux de Meaume, commenté par Monsieur Gaston Le Breton, montre la sensualité de la technique de l’artiste devant le corps masculin :

‘« Le personnage, la tête dans l’ombre, porte un gilet de taffetas noir déboutonné qui laisse voir l’anatomie très belle. (…). Toute la lumière, dont on ne voit pas la source, est portée sur le ventre et les parties naturelles en violent turgor. » (T.R.88-89)’

Ce projet de picturalisation du texte littéraire ou de littérarisation du texte pictural suppose d’une certaine manière le défaut de la langue et exige pour le combler le recours à d’autres formes d’expression. C’est la faille, que nous avons signalé à plusieurs reprises dans notre étude, de laquelle, l’auteur va profiter pour restructurer les données du passé afin d’introduire l’idée de l’imprévisible dans l’avenir. Cela nous pousse à nous interroger sur la présence de la notion de l’œuvre artistique dans l’œuvre de Quignard. Il faut souligner que dans Terrasse à Rome, le lecteur reste dans le domaine de la fiction, c’est-à-dire, il accepte tout ce que l’auteur lui offre sans développer une vision critique. Comme nous l’avons souligner auparavant, il se laisse guider par les mots. Le Sexe et l’effroi est un essai, l’auteur va donc pouvoir y intégrer de vraies fresques pour les commenter ensuite. De plus, il va rajouter au milieu de son livre une reproduction réelle des fresques commentées. Le lecteur d’un essai est donc censé être plus exigent que celui d’un roman. Mais avant de développer ces réflexions, restons sur le concept de l’œuvre de l’art et essayons de voir comment Quignard va le représenter dans son écriture.

Notes
282.

Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Le Roman de l’art, Klincksieck, 1999.