4. La fresque, une œuvre d’art :

La couverture du Sexe et l’effroi montre la fresque de la maison du poète tragique à Pompéi. Le titre en est donné sur la quatrième couverture : « Héra portant le voile aidée par le démon Somnus », mais la partie reproduite ne montre que le visage de Héra, en mettant en relief son regard. Ainsi, le titre de la fresque ne correspond pas à la partie choisie. La mention entre parenthèses : (détail), nous signale d’ailleurs que l’écrivain a fait son choix en ne nous montrant que la partie de la fresque qui l’intéresse. En feuilletant le livre, on trouve, en son milieu, quatre pages reproduisant douze figures en couleurs, numérotées, avec leurs titres et leurs origines. Dans la table des matières à la fin du livre, les titres des chapitres : « Parrhasios et Tibère », « La peinture romaine », « Le taureau et le plongeur » et « La villa des Mystères » confirment que l’on tient entre les mains une étude sur l’art. Le lecteur, qui n’en serait pas tout à fait convaincu, lit en outre dans l’avertissement : « cette chose regardée en même temps, nous ne pouvons en aucun cas la voir », « l’homme est celui à qui une image manque », « l’homme (…) cherche une image derrière tout ce qu’il voit » (S.E.9). Tout montre donc qu’il s’agit bien d’une étude sur l’art 283 . Pour ceux qui connaissent Quignard, Le Sexe et l’effroi s’inscrit dans la suite d’une série d’ouvrages qui associent littérature et œuvres picturales, comme La nuit et le silence, Georges de La Tour (1991) et La frontière (1993). En regardant les images de l’annexe, le lecteur comprend de suite qu’il est question du monde gréco-romain et de sa production artistique. Alors des questions se posent : Quignard va-t-il restaurer ces peintures dans leurs intentions premières comme le font la plupart des historiens de l’art 284  ? s’agit-il d’une démystification savante pour écarter les voiles et dissiper les préjugés sur des œuvres d’art oubliées ? Puisque le livre est présenté sous forme d’essai, le lecteur ne peut pas s’empêcher de faire des hypothèses sur les visées de l’écrivain. Un essai veut montrer, expliquer et argumenter une certaine vérité. Ce n’est pas un roman, où le lecteur se laisse guider passivement par le rythme particulier de la fiction. Dans l’essai, le lecteur maintient son esprit critique en se lançant dans l’aventure argumentative que prpose le livre.

Les images reproduites au milieu du livre ont pour titres (repris dans l’annexe) :

Tous les titres suggèrent une action. S’agit-il d’une spécificité de la peinture antique ? ou la marque d’un choix de Quignard ? Les actions représentées dans ces œuvres indiquent toutes le moment culminant, le climax, qui scande le tableau en un avant et un après, comme nous l’avons déjà souligné à propos de l’accident de Meaume dans Terrasse à Rome. Dans Le Sexe et l’effroi, cette représentation de l’acte est le résultat d’un choc entre deux “images” : “avant” et “après”. Pour le dernier titre, par exemple, la fresque nous montre le point culminant de la métamorphose : avant, les Thébaines n’étaient pas encore « devenues » des ménades ; après, elles ne le seront plus. Cette rencontre entre deux images produit l’intensité de la représentation artistique. Or, c’est le même art de la rencontre, ou du choc, que Quignard va adopter dans la représentation de l’œuvre artistique d’autrui au sein de son œuvre à lui.

Ces titres nous interpellent. Le fait que l’image, la fresque, appelle toujours un avant et un après, elle nécessite le besoin de raconter et celui d’écouter. Le point culminant que nous venons d’évoquer signifie qu’il y a eu un chemin déjà parcouru, et que ce chemin a encore une suite. En d’autres termes, une représentation pareille nous pousse à nous interroger sur le début et la fin : chaque fresque représentée est l’appel d’une histoire, dont le lecteur a besoin de connaître les tenants et les aboutissants. C’est pourquoi Quignard commence parfois par le récit, le conte, pour arriver à la fresque. Le résultat d’une telle démarche est double : d’un côté, les figures immobiles de la fresque reprennent vie dans un autre contexte plus large, celui du conte ; de l’autre côté, les personnages de l’histoire acquièrent depuis leur première apparition le pouvoir tragique de leur destin. Ils ne se développent pas progressivement sous les yeux du lecteur. Ils sont ce qu’ils sont dès la première minute. Leur nom suffit pour diffuser la condensation tragique de leur histoire. Dès le début, ils sont à la limite de leur personnalité. Quand Quignard commence à raconter, le personnage est déjà exclu, expulsé de son environnement, et symétriquement il est détaché de la fresque.

Examinons le texte. Ce qui nous attire tout de suite dans le livre, c’est la démarche spécifique de l’essayiste pour démentir et décevoir toute attente de la part du lecteur. Les hypothèses qui se sont formées dans son esprit, selon la mise en forme du livre, vont s’écrouler dès les premières pages. Il ne s’agit pas d’une analyse ou d’une tentative pour interpréter des œuvres picturales. Tout au long du livre, l’essayiste ne se réfère jamais aux images des fresques mises en annexe, et on ne peut alors que s’interroger sur la raison de leur présence. Pourquoi leur donne-t-il des numéros comme s’il allait s’y référer régulièrement? Pourquoi les met-il au milieu du livre et non pas à la fin comme c’est le cas de la plupart des livres d’art ?

En revanche, l’essai offre une étude ou des analyses détaillées consacrées à des œuvres picturales qui ne figurent pas dans la liste des images de l’annexe. Nous pensons notamment aux fresques du plongeur de Paestum et des Taureaux de Tarquina. Le refus d’expliciter les œuvres montrées et les détails concernant des œuvres non-représentées produisent une certaine contradiction, apparemment voulue de la part de l’auteur. Cela contribue à perturber la confiance qui est censée s’établir entre l’essayiste et le lecteur, et s’ajoute aux déceptions concernant l’attente de ce dernier.

Pourtant, nous ne pouvons pas dire que les œuvres picturales de l’annexe n’ont aucune raison d’exister. En les méditant, le lecteur se souvient des termes lus dans le texte. Ces images renvoient à des mots, ou des mots renvoient à des fresques. Les seins bandés et les voiles, de lafresque de la maison du Centenaire à Pompéi (figure 8), renvoient à l’anasurma, auquel Quignard consacre un long développement explicatif, ou plutôt descriptif (car son but n’est pas d’expliquer quelque réalité que ce soit). La sculpture du sexe masculin, du Museo Archeologico Nazionale de Naples (figure 5), renvoie au fascinus. Le dessin de la Coupe attique du peintre Pedieus, du Musée du Louvre (figure 6), montrant une scène de sodomie et de fellation, met en lumière les mœurs de la société romaine : l’irrumare et la pudicitia.Le saillissement de la chèvre par Pan, (Naples, Museo Archeologico Nazionale)(figure 9), est ferinas voluptates et libidines illicitas. Or, ce besoin de ramener les figures insérées au texte d’une façon plus explicite ne naît pas par hasard dans l’esprit du lecteur : c’est une demande provoquée par le texte lui-même. Quand Quignard consacre des passages à parler des peintres, de leurs techniques et de leurs productions dans le deuxième chapitre, « La Peinture romaine », le lecteur peut s’étonner de l’absence de références aux œuvres et aux artistes qui figurent parmi les images choisies dans l’annexe. Ce deuxième chapitre est consacré aux peintres : Parrhasios, Euphranor l’Athénien, Polygnote, Aristide de Thèbes…etc. : Pourquoi ne dit-il rien de la coupe attique de Pedieus (qui figure parmi les images de l’annexe) ?

En fait, cette mise à l’ombre volontaire contribue à établir une communication plus dense entre le texte et l’image. Quignard élargit l’espace de cette communication. L’image reste présente tout au long du texte, elle ne concerne pas qu’une partie, qu’un paragraphe ou qu’un chapitre. Une sorte de dialogue naît entre le mot et la forme sans qu’aucun des deux n’intervienne dans l’espace de l’autre et sans que l’écrivain ne souligne ce rapprochement. L’espace peint, les formes et les couleurs ajoutent aux mots une profondeur sans avoir la prétention de les expliquer ou de les éclaircir. De la même manière, les mots, puisque la plupart sont en latin, ajoutent une sonorité à ces fresques oubliées et figées sur des murs silencieux ; ce qui contribue à les détacher de leur instantanéité spatiale et les projette dans un mouvement sonore et temporel. Ainsi, en refusant de se référer directement à ces images, Quignard remet en cause la question de l’œuvre d’art en agressant ses limites. Dans la fresque de la maison des Vettii, le titre nous évoque que les Thébaines « devenues » ménades « s’apprêtant » à démembrer et à dévorer : deux verbes de mouvement, “devenir” et “s’apprêter”, annoncent une transformation, une métamorphose qui va trouver son écho dans le texte de Quignard lorsqu’il raconte le désir animal de ces femmes dévoratrices de chair humaine. De la même manière, le peintre met en scène l’acte de la dénudation en dessinant les voiles qui cachent le sexe de la femme et sa poitrine, dans la figure 7 : la femme ne sera pas pareille après. Dans le mouvement suggéré de ces voiles, l’œuvre est toujours ouverte au risque.

On peut ainsi constater que les représentations des œuvres picturales qui figurent dans l’annexe ne sont là que pour renforcer une notion ou un mot mentionné dans le texte de Quignard. En essayant de rapporter un certain mouvement dans ces fresques, c’est l’idée même de cadre qui est mise en cause. Nous avons déjà vu cette technique dans la première partie en travaillant sur le mouvement dans les gravures de Meaume dans Terrasse à Rome : une attaque qui peut être interprétée comme une sorte de déchirement. Mettre en relief une partie de la fresque, c’est indirectement négliger ou détruire son unité, comme nous venons de le voir à propos de la fresque de la couverture. L’essayiste coupe, puis fait un montage selon le scénario qu’il a écrit. Le résultat : une fresque se réduit à un détail et ce dernier s’insère dans un contexte où il va devenir une unité qui entre en relation avec un mot, en écho avec un son perdu, pour qu’une nouvelle œuvre s’érige et se construise à partir de ces morceaux ou de ces bribes. Ceci signale une procédure d’installation de la perte. L’absence de référence aux images de l’annexe est une autre façon de donner vie à ces fresques, en les considérant comme des fragments, produits de deux forces en lutte. Ils sont énergétiques car ils regroupent la force du mot et celle de la forme. Quignard veut ainsi laisser l’œuvre parler d’elle-même, et ne cherche pas à guider l’esprit et le regard du lecteur. Les fresques de l’annexe deviennent alors un texte à part : un texte écrit, un texte qui signifie et qui fait vaciller la notion de forme.

Pour essayer de mieux comprendre ce procédé, il convient de voir comment Quignard représente les œuvres picturales d’autrui dans son texte, et donc de s’intéresser à celles qui sont décrites et qui ne figurent pas dans l’annexe.

Nous pouvons relever trois façons, chez Quignard, de les représenter :

1. Il cite des écrivains qui ont décrit l’œuvre d’un peintre ou d’un sculpteur. La citation est mise entre guillemets, suivie du nom de l’auteur, du titre de son œuvre, puis des numéros du chapitre. La mise en forme témoigne d’une honnêteté scrupuleuse de Quignard, qui prétend nous transmettre exactement ce qui a été écrit, la vérité telle qu’on l’a décrite. C’est le cas du tableau de la Morte allaitante d’Aristide de Thèbes:

‘« Pline l’Ancien a décrit un tableau d’Aristide de Thèbes qu’Alexandre aima au point qu’il le vola lors du sac de la cité en –334 : « Une ville est prise ; une mère est blessée à mort ; son nourrisson rampe vers son sein dénudé. Le regard de la mère exprime son effroi de le voir téter son sang au lieu du lait tari par la mort » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 98). » (S.E.58)’

Cette représentation, censée être directe ou “fidèle”, nous pousse à nous interroger sur le style. Les phrases courtes rappellent l’écriture fragmentaire de Quignard ; le sein dénudé, le regard de l’effroi et la mise en relief de la mère sont des éléments quignardiens malgré la référence directe au livre d’un autre écrivain. Cela laisse surgir un doute : malgré la référence et la mise en scène opérée par la ponctuation (guillemets, parenthèses, deux points et le titre en italiques), nous ne sentons pas la disparition du style ou de l’univers de Quignard, que nous entendons parler dans la citation qui est censée être celle de Pline l’Ancien. Ce sont sa voix, ses mots et ses phrases. La présence de Pline l’Ancien en majuscule suivie des deux points et des guillemets ne réussit pas à convaincre. Dans la traduction des œuvres de Pline l’Ancien par Jean-Michel Croisille, publiée aux éditions Les Belles Lettres 1985, on peut lire le même passage traduit en bien plus grande proximité avec le texte original :

‘« (…)Aristide de Thèbes. Celui-ci fut le premier peintre psychologique ; il sut exprimer les sentiments humains, que les Grecs nomment ξθή , ainsi que les passions ; son coloris est un peu dur. Comme œuvre de lui il y a : un Nourrisson qui, lors de la prise d’une ville, rampe vers le sein de sa mère en train de mourir d’une blessure ; on voit que la mère s’en aperçoit et craint que, son lait étant tari, il ne suce son sang. Alexandre le Grand avait fait transporter ce tableau à Pella, sa patrie. » 285

Nous notons plusieurs différences importantes entre les deux versions : la remarque concernant Alexandre le Grand s’est déplacée et est mise hors citation chez Quignard, comme si la précision venait de lui-même : il emploie d’ailleurs le terme “voler”, comme s’il voulait marquer son territoire par le choc que ce verbe peut provoquer chez le lecteur. Sans doute le résultat est-il le même, mais nous sentons la différence dans le choix des mots : “voler” est plus quignardien, plus provocateur et porteur d’agressivité que “transporter”. De même, les remarques concernant la technique de la peinture d’Aristide ne figurent pas dans la version quignardienne. La version de Croisille commence avec le Nourrisson, tandis que celle de Quignard met en relief la mère. Ainsi, nous pouvons dire qu’il y a une entreprise de dramatisation qui ne porte pas seulement sur le lexique mais aussi sur la situation : le simple déplacement d’une virgule ou d’un point crée un déplacement de sens. Dans la version quignardienne du tableau d’Aristide de Thèbes, le lecteur se sent plus proche du personnage féminin : il s’agit bien du regard de l’effroi. Il oublie le tableau, l’auteur (Pline l’Ancien) et même le peintre pour ne se concentrer que sur le regard qui s’associe au thème traité par l’essai 286 .

Dans un article de La Libération, Philippe Lançon exprime les mêmes interrogations après sa lecture des Ombres errantes. Il met le texte de Quignard face aux faits historiques et constate en comparant les deux :

‘« Il ne la conte pas comme ça. (…). Il ne précise pas (…). Il ne rappelle pas (…). Il ne cite qu’une phrase (…) ». ’

Puis à la fin, il conclut :

‘« Il reprend sans cesse ses anciens. Mais il le fait en baroque, en menteur vrai : il les repique, les retaille. » 287

Il faut souligner que trois ans après le prix Goncourt, les critiques et les journalistes se posent encore les mêmes questions et ont le même doute à propos de l’authenticité des faits dans l’écriture de Quignard. Francine de Martinoir, dans son article dans La Croix, évoque le « plaisir de manipuler ». Pour elle, l’auteur

‘« a toujours aimé traduire parfois de façon hasardeuse ou inexacte – des morceaux de phrases, en particulier latines ou grecques, ou détourner des étymologies »,’

Il

‘« tente de s’approprier les thèmes, les situations, les figures de l’univers chrétien, pour les insérer dans ses listes, ou pour jouer avec le sensationnel, le “scoop”. » 288

Ainsi, dans ce type de représentation, censée être la plus directe, l’incertitude s’installe quant au traitement de la citation. Sans doute Quignard n’a-t-il rien changé des éléments du tableau d’Aristide de Thèbes. Mais le simple déplacement des éléments de ce tableau fait que nous n’en avons plus la même vision. Il s’inscrit dans une série d’œuvres qui vont lui attribuer un autre sens : non plus celui du drame du nourrisson qui suce le sang, mais celui du regard d’effroi de la mère, de la femme, qui entre en relation et en réseau avec d’autres fresques montrant des patriciennes ayant le même regard devant le dévoilement du fascinus. Ainsi, Quignard, tout en affectant de garder l’intégrité du texte de Pline l’Ancien et l’œuvre d’Aristide de Thèbes, réussit à les fragmenter et à les recomposer avec d’autres œuvres. Il les déchiquette pour les faire dialoguer avec d’autres. Nous sommes sans cesse impressionné par la part que prend la perte dans une telle procédure.

2. Le chapitre VIII porte le titre de « Médée ». Il se trouve après l’annexe du milieu du livre, où figure la fresque de Médée provenant de la maison des Dioscures à Pompéi. Après avoir vu la fresque, le lecteur s’attend à une analyse de cette dernière. Or le chapitre commence en rappelant les deux tragédies de Médée : la tragédie grecque d’Euripide et celle romaine de Sénèque. Puis Quignard entame un conte : « Le conte est celui-ci : Jason était (…) » (S.E.186). Le conte est entrecoupé de citations d’Ovide : « (Ovide, Métamorphoses, VII, 86). » (S.E.187). Les actions s’enchaînent en suivant la cadence rythmique du style de Quignard, pour nous transporter dans l’univers du conte et nous faire oublier la fresque. Brusquement, à l’instant de la mort “racontée”, le conte s’arrête et nous lisons : « Voilà l’instant de la peinture. » (S.E.189). Après la succession des actions, un tel arrêt produit un effet de choc car il provoque un déplacement non préparé accompagné d’une invasion de lumières et de formes. Un étouffement de voix et une libération agressive de couleurs. D’une façon instantanée, nous nous retrouvons dans les détails inattendus ou plutôt oubliés de la fresque. La précision nous surprend : « Médée se tient debout sur la droite. Une longue tunique plissée (…). La main droite (…) la main gauche tient. Le regard se tourne vers les enfants (…) : l’un est debout (…), l’autre se tient assis (…) » (S.E.189); le paragraphe suivant nous présente une autre fresque : La fresque de la maison de Jason. Il se termine par un espace blanc et une étoile suivis par un autre fragment qui commence par : « La Médée d’Euripide… » (S.E.190), et qui nous renvoie au récit, loin de la fresque.

Ce qui nous retient ici est la dissolution que Quignard pratique sur l’œuvre picturale. Deux fresques, deux lieux différents, deux tragédies, et il choisit sa voix à lui pour conter. Avec une telle quantité d’œuvres diverses, nous avons du mal à préciser l’objet d’étude de l’essayiste : est-ce le style des écrivains ? la technique du peintre ? les actes de l’histoire ? Tout est là, mais aucun de tous ces éléments ne prend le dessus des autres. Des livres, nous passons à la fresque, puis à une autre fresque. Veut-il cacher des formes visibles par la voix ? veut-il effacer des figures peintes par des signes ? par des mots ? qu’est-ce qui reste de l’œuvre picturale ? de la fresque ? les fragments de l’écriture vont-ils constituer une unité picturale ? ou la fragmentation picturale va-t-elle donner une homogénéité à l’écriture quignardienne ? ou bien tout va-t-il se perdre ?

Pourquoi ne raconte-t-il pas directement la version d’Euripide ou de Sénèque ? veut-il confondre sa voix avec celle des autres écrivains ? la description de la fresque est-elle la sienne ou s’agit-il d’une traduction personnelle de l’une des œuvres citées, puisqu’il souligne la référence ? veut-il nous transmettre exactement ce qui a été dit ou écrit ? Non, puisqu’il conte. En passant du livre à la fresque, le résultat est identique : la représentation paradoxalise l’œuvre picturale en la fragmentant et en y introduisant une perte, puisqu’elle est privée de son horizon de sens propre.

En d’autres termes, c’est le créateur qui est ciblé dans une telle démarche. L’œuvre se détache de toute sorte de lien pour s’élever librement dans l’espace de l’anonymat ; elle perd les repères qui l’inscrivent dans l’histoire. Donc, elle se perd. Médée devient l’œuvre. Dès que Quignard choisit le nom de Médée comme titre de chapitre en l’associant à la fresque et au livre portant le même nom, le personnage s’associe à sa mort et devient l’“image-mort”. Médée se détache de tout : de son histoire, de ses enfants, de ses crimes et de son amour pour s’élever toute seule dans un nouvel espace. Ce n’est ni la Médée d’Euripide, ni la Médée de Sénèque, ni celle de la fresque de la maison des Dioscures à Pompéi. Et, de plus, il n’y a pas de Médée de Quignard.

3. La troisième façon de représenter des œuvres picturales dans l’essai consiste à partir de la fresque elle-même. Le chapitre X, « Le taureau et le plongeur », commence par une réflexion personnelle liant le désir humain à l’instinct animal, qui est déjà apparue dans l’essai sous d’autres formes moins directes. Rien qui étonne le lecteur, qui a déjà lu l’histoire de Pasiphaé et a rencontré à plusieurs reprises des phrases comme : « L’animal n’est pas un étranger en nous. », et « Nous sommes nés animaux. » (S.E.205). Quand Quignard souligne donc, au début du chapitre X, que « le désir est un assaut de l’animalité en nous » (S.E.219), le lecteur le prend comme la suite d’une réflexion déjà commencée, et attend plutôt un éclaircissement sur le titre du chapitre, l’histoire du taureau et du plongeur. Sans trop faire durer cette attente, Quignard précise que les romains ont laissé des vestiges et des “représentations”. Intervient alors la fresque qui couvre la paroi centrale du fond de la chambre principale de la tombe dite des Taureaux de Tarquinia.

Dès la première phrase, le lecteur est impressionné par la précision : « la paroi centrale », « le fond » et « la chambre principale ». Date : « -540 ». Appartenance : « La famille des Spurinna ». Couleur : « rouge ». Figures : « un taureau excité », « deux groupes érotiques humains » et « une scène tirée des récits troyens » (S.E.220). Puis on entre dans les détails : « A gauche, accroupi, Achille (…) derrière la fontaine », « A droite, Trôïlos s’approche à cheval », « Au centre un palmier » (S.E.220). Dans toutes les représentations précédentes, nous n’avons jamais rencontré une précision pareille, ce qui laisse croire qu’il s’agit d’un compte rendu direct de ce que l’auteur a sous les yeux. D’autant que cette vision, jusque là, n’a pas été interrompue par une citation ou la mention d’un livre. Mais, au moment où l’on s’attend à en savoir plus, le paragraphe se termine pour laisser un autre commencer par : « L’Iliade date du VIIIe siècle. Homère dans l’Iliade évoque Trôilon hippocharmène (XXIV, 257). » (S.E.221). Le titre d’un livre, sa date, le nom de l’écrivain, le titre d’un chapitre avec le nom du personnage, les numéros du chapitre et de la section comme nous l’avons vu antérieurement. Cela suffit pour rompre le déroulement de la représentation de la fresque. Le seul lien que l’on peut trouver entre ce nouveau paragraphe et le précédant est le nom de Trôïlos. Le récit introduit le père, le roi Priam, c’est-à-dire une nouvelle perspective temporelle. De la version de Homère, on revient à la fresque avec une précision : « Sur la fresque, le soleil couchant rouge placé sous les jambes du cheval indique l’heure où fut tué, selon les Chants cypriens, le jeune Trôïlos » ; puis on passe à « Une autre version disait qu’Achille (…) » (S.E.221). Version anonyme, mais qui mène au même terme : la mort de Trôïlos. Ainsi, deux versions et deux livres s’ouvrent pour s’associer à la fresque décrite par Quignard sans que nous ne parvenions à la fin à distinguer entre ce qui a été dit, écrit ou peint. A la différence de la deuxième catégorie de représentation qui passe du livre à la fresque, ici nous passons de la fresque au livre.

Les trois exemples montrent comment une fresque, dans les œuvres de Quignard, ne peut s’ériger qu’à l’appui de son livre ou de l’histoire qu’elle raconte. Quignard le dit :

‘« Derrière une peinture ancienne, il y a toujours un livre – ou du moins un récit condensé en instant éthique. » (S.E.54)’

Le recours permanent au livre est un autre moyen de nous dire l’impossibilité de lier deux moyens d’expression : « Littérature et image sont immiscibles. » 289 . Quignard ne nous présente une œuvre picturale qu’à des fins destructrices. Il insère des images sans les commenter ; ou il commente des images tout en les fragmentant par des morceaux de textes et sans les mettre sous les yeux de son lecteur. Jamais la fresque n’a été représentée en tant qu’œuvre intégralement indépendante.

Au moment où le lecteur commence à croire que Quignard s’approche de plus en plus de l’œuvre, il interrompt sa description par des phrases comme : « Voilà l’instant de la peinture » (S.E.189), « Voilà ce qu’il avait gravé » (T.R.45). De telles remarques peuvent être interprétées de plusieurs façons. Pour nous, nous y voyons une manière de rejeter toute possibilité d’association entre l’essayiste et ces œuvres. Ce « Voilà » crée une sorte de distance douteuse entre l’œuvre qui n’a pas réussi à être totalement représentée et la position de Quignard en tant qu’essayiste ou spectateur. C’est une autre façon de dire : “non, ce n’est pas moi”. Dans ces phrases, « Voilà ce qu’il avait gravé », une culpabilité pèse : elles sont un moyen de s’excuser ou de se disculper d’une démarche quelque peu contradictoire : Quignard fait tout pour perdre son lecteur entre ce qu’il dit, en tant qu’écrivain, et ce que les autres ont écrit ; il crée un labyrinthe de doute en mêlant sa voix avec celle d’autres et, au moment où son lecteur commence à y croire, il l’avertit de ne pas lui attribuer une œuvre ou un texte qui ne lui appartient pas. Volonté de s’approprier les œuvres et rejet de toute possibilité de confusion de la part de son lecteur qui risque de lui attribuer des œuvres qu’il n’a pas faites.

Dans Terrasse à Rome, la représentation des œuvres picturales de Meaume le graveur est différente, et ne suit pas la procédure que l’on peut trouver dans Le Sexe et l’effroi. Mais si nous reprenons l’hypothèse que nous avons formulée dans la première partie, selon laquelle le roman ne serait que le rassemblement de trois autres livres de différents auteurs, nous aboutissons au même résultat. Nous ne savons pas d’où vient la description des gravures ou des sculptures faites par Meaume, puisque chaque représentation d’une œuvre picturale est issue d’un livre différent.

L’effet d’un tel procédé est très intéressant. En regardant les fresques, des parties se détachent de la surface pour effectuer un mouvement dans une autre dimension. Un détail s’élargit, une couleur s’intensifie ou la force d’un regard s’amplifie en s’approchant de celui qui regarde ; en même temps, il y a un autre détail qui s’éclipse ou qui se met en arrière, comme si les fresques se divisaient en petites parties qui se mettraient à bouger en avant et en arrière tout en gardant leur place dans un grand puzzle. Quignard déstabilise l’équilibre de la surface peinte en créant cette troisième dimension dans laquelle s’inscrivent voix et texte. La partie de la fresque qui va effectuer un mouvement, sera toujours accompagnée d’un texte destiné à rassurer le lecteur dans sa position d’observateur qui regarde les choses sans vraiment y participer. L’écriture joue un rôle médiateur face à l’effroi que peut susciter une telle technique visuelle. Car les fresques et les livres se déchirent pour être représentés sous une nouvelle forme : la perte, ici, s’installe sur le mode du trompe l’œil. Tout se joue devant le regard attentif d’un lecteur submergé dans le silence immobile de sa lecture. Regarder une fresque signifie observer l’instant de mort. Par là, Quignard réussit à nous attribuer l’attitude de la sagesse grecque d’Epicure, reprise par Lucrèce dans le second livre De la nature des choses :

‘« Suave est observer du rivage le naufrage d’autrui. Suave est contempler du haut du bosquet les guerriers qui s’entretuent dans la plaine. Suave est replonger le monde dans la mort et contempler la vie en se soustrayant à tous les liens et à tous les effrois. » (S.E.71)’

Désormais, ce que nous voyons, il faut que nous le vivions. Il faut oublier l’intention première de la création pour être ébloui par l’effet. Devant la fresque de Médée, nous éprouvons la tentation de toucher ce regard d’angoisse sans vraiment faire attention aux enfants qui vont mourir. En regardant la fresque du plongeur de Paestum, nous ressentons l’air de l’espace et le cœur du plongeur qui se soulève dans cet instant de suspension avant d’arriver à la terre ou à la mer qui donnaient à la fresque une dimension supplémentaire. Dans La tombe des Taureaux à Tarquina, Achille et Trôïlos jouent à cache-cache en disposant des éléments distribués sur la surface de la fresque : Achille se cache derrière une fontaine et Trôïlos s’abrite dans le temple d’Apollon. Puis la lance d’Achille va effectuer un mouvement dans une troisième dimension pour tuer Trôïlos à l’intérieur du sanctuaire : cette illusion de la présence d’un espace profond fait apparaître les faits comme s’ils se déroulaient véritablement.

La représentation picturale, chez Quignard, ne peut pas tenir par elle-même. Il lui faut un conte, une histoire et des mots pour qu’elle produise l’effet recherché de la part de l’écrivain. La forme et les couleurs doivent se fondre dans une écriture minutieuse et précise pour posséder les éléments spécifiques de l’univers quignardien. Reste alors à savoir comment Quignard représente les œuvres écrites. S’il lui faut recourir à divers procédés pour effectuer le passage de la forme picturale à la forme écrite, comment va-t-il représenter les livres d’autrui ? Il n’y a plus la différence entre deux modes d’expression comme c’est le cas entre la peinture et l’écriture : ici, il s’agit de la même matière, c’est un livre qui se croise avec un autre, un style qui se confond avec un autre.

Notes
283.

D’ailleurs, ce livre ne figure pas parmi les autres livres de Quignard dans la section littérature française en librairies. On le trouve en outre dans la section Beaux-Arts.

284.

On pense notamment à Paul Veyne et son œuvre Les Mystères du Gynécée, Gallimard, 1998.

285.

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, section 98, texte établi, traduit et commenté par Jean-Michel Croisille, éditions Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 78. Texte de Pline : « Aequalis eius fuit Aristides Thebanus, is omnium primus animum pinxit et sensus hominis expressit, quae vocant Graeci “éthè”, item perturbationes, durior paulo in coloribus. Huius opera….oppido capto ad matris morientis ex volnere mammam adrepens infans, intellegiturque sentire mater et timere, ne emortuo e lacte sanguinem lambat, quam tabulam Alexander Magnus transtulerat Pellam in patriam suam. ».

286.

Dans le XXIe traité « Jésus baissé pour écrire » des Petits traités I, on peut remarquer le même déplacement avec un degré moins grave, mais qui renforce cette idée. Quignard cite Cao Xueqin et il donne la référence complète « (Cao Xueqin, Le Rêve dans le pavillon rouge, Paris, 1981, page 684 )». La citation de Quignard commence par « Soudain il s’aperçut… », Petits traités I, p.521 ; tandis que la phrase de l’écrivain est celle-ci : « S’attachant niaisement à la contempler, il s’aperçut que… », Cao Xueqin, Le Rêve dans le pavillon rouge, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1981, p. 684. Le fait d’introduire un adverbe dans une citation n’est pas un pur hasard. Il aurait pu le mettre avant les guillemets pour être plus fidèle à la version originale. De plus, le saut des paragraphes n’est pas respecté.

287.

« Les pensées de Pascal Quignard » par Philippe Lançon, La Libération, 26 septembre 2002.

288.

« Pascal Quignard au royaume de l’enfance » par Francine de Martinoir, La Croix, 3 février 2005.

289.

Quignard, Petits traités I, p. 135.