5. Le livre, le chef d’œuvre :

Dans la première partie de notre travail, nous avons développé la question du style, précisément de l’écriture quignardienne. En essayant d’analyser comment Quignard traite les œuvres écrites par d’autres, nous risquons de nous répéter, et c’est pourquoi nous allons prendre les livres cités en tant qu’œuvres et voir comment Quignard les manipule.

Sans entrer dans le détail des procédures d’enchâssement et de discours direct ou indirect, il convient de rappeler tout de même qu’il s’agit ici de la mise en scène des textes d’autres écrivains. D’une certaine manière, la question se réduit à une affaire de ponctuation. Guillemets, parenthèse, deux points suivis d’italiques sont les outils de base avec lesquels Quignard travaille. Nous avons l’impression qu’il s’agit d’un atelier : couper, coller, mettre en italiques, et finalement prendre le choix d’encadrer ou de limiter avec des parenthèses ou des guillemets. Contrairement à la représentation picturale, celle de l’œuvre écrite est beaucoup plus ambiguë, car il s’agit de faire la différence entre deux œuvres faites de même matière : les mots. La fresque se diluait dans l’écriture ; ici, les frontières ne sont pas si claires. De plus, le nombre et la diversité des écrivains et des œuvres freinent ou découragent les tentatives de vérification critique ou la conscience éveillée du lecteur. Dans ce domaine l’horizon est beaucoup plus large et l’ambiguïté n’est pas provocatrice.

Les procédures auxquelles Quignard a recours pour parler d’un livre ou de son auteur sont diverses, et ne se laissent pas réduire à quelques catégories. Le Sexe et l’effroi se réfère à un grand nombre d’écrivains qui défilent tout au long de l’essai avec leurs différentes œuvres. Parfois ils sont mentionnés seulement pour renforcer une idée ; et parfois ils parlent, à travers leurs livres, pour donner leur opinion. Mais les outils de la ponctuation qui re-dessinent les textes semblent n’obéir à aucune forme précise, aucune règle. Ce qui est mis entre parenthèses n’est pas toujours un commentaire de Quignard, et les parenthèses qui suivent les phrases en latin n’en offrent pas forcément la traduction. Les guillemets n’annoncent pas toujours une citation (parfois nous en trouvons entre parenthèses qui sont englobés, à leur tour, par une citation). Le latin en italique est tantôt inséré dans le texte, tantôt encadré par des parenthèses. Prenons par exemple la page 39, où Mallonia parle de Tibère : son discours est précédé par Elle dit que suivi de guillemets qui encadrent des caractères normaux et un texte en français ; les guillemets se ferment, et immédiatement une parenthèse s’ouvre, présentant le texte en latin. Un peu plus loin une phrase en latin est insérée dans le texte suivie de la traduction en français entre parenthèses. Nous allons reproduire ces citations telles qu’elles sont écrites dans le texte de Quignard :

‘Elle dit qu’il était un « vieillard dont la bouche était obscène et qui, velu comme un vieux bouc, en avait la puanteur » (obscaenitate oris hirsuto atque olido seni).’

‘Aux jeux qui suivirent son suicide, le peuple romain se mit à applaudir ce vers : Hircum vetulum capreis naturam ligurire (Le vieux bouc lèche les parties naturelles des chèvres).(S.E.39)’

Il arrive que certaines phrases, de portée générale, laissent comprendre qu’il s’agit bien de l’avis de l’essayiste : « La règle romaine était, sur ce point comme sur les autres, rigide » (S.E.33) : rien ne nous laisse supposer que celui qui émet cette opinion est un autre que Quignard. Mais la perturbation naît de ce que cette phrase est suivie d’une parenthèse où l’on peut lire : « (infans veut dire incapable de parler) ». Dans les parenthèses des guillemets encadrent une idée générale, et à la fin de la phrase, nous avons des guillemets, une parenthèse et un point. La mise en scène complexe de plusieurs phrases qui s’entrecroisent nous donne l’impression qu’il s’agit toujours de Quignard qui parle, même quand il cite : le latin s’emboîte avec le français dans une mise en scène infiniment renouvelée. Ainsi, tout discours devient suspect quant à son origine.

Si la ponctuation n’exerce pas de pression directe sur l’interprétation, en revanche, elle est l’une des conditions du déchiffrage, et impose en l’occurrence un rythme flou, nécessitant relecture et réajustement. Nous revenons en arrière, nous nous reprenons pour tenter une cohérence. Nous dissocions les groupes de mots que nous croyons liés. Nous attachons au contraire des sections entière à des passages indépendants : le lecteur est contraint de trébucher, d’errer d’avant en arrière, désarçonné de toute stabilité familière. Force lui est d’accepter de se voir ainsi promener, de droite à gauche, à perdre souffle et sens à la fois.

Le soupçon, que le texte de Quignard dégage ainsi ne reste pas sans effet, car il engage le lecteur à recourir à un autre moyen pour se retrouver en tant que récepteur. Cette ponctuation, avec laquelle Quignard divise, sépare et coupe ses phrases introduit imperceptiblement une certaine sonorité dans le texte. Nous ne cherchons plus à vérifier l’authenticité des citations car nous devenons, du fait de cette présentation particulière, attentifs à détecter les sons discrets qui se dégagent de ces formes écrites. Le lecteur qui se perd dans cette écriture cherche à trouver un certain équilibre qui le rassure face aux perturbations que le texte provoque. Il est en quête de nouveaux repères.

C’est donc l’écoute qui se déclenche suite au doute ou à la perte qui déstabilise le lecteur. Pour l’homme, selon Roland Barthes, l’appropriation de l’espace est sonore. L’audition semble liée à l’évaluation de la situation spatio-temporelle. Quand on se perd à ce niveau, on cherche à capter des signes, puis à les déchiffrer. Sans doute est-ce à partir de cette notion d’espace “textuel” non-maîtrisé que nous parvenons le mieux à cadrer le fonctionnement auditif du texte quignardien : l’instabilité des marques graphiques d’énonciation pousse à l’écoute des voix. Celles-ci ont une double fonction : elles sont à la fois un mode de défense et un besoin.

Chaque écrivain cité devient une voix non-audible. Quand la liste des noms se prolonge et que le jeu typographique laisse passer un doute, le lecteur s’approprie cet espace confus en associant un son à chaque nom, un ton à chaque citation, une voix à chaque écrivain. Le registre visuel s’appuie sur le registre auditif pour combler le manque et colmater le vide que l’écriture propose. Ou encore, plus que de combler ou de colmater, il s’agit d’accepter le vide et le manque comme faisant partie de l’écriture et non pas comme obstacles érigés dans le texte. En ce sens, le tressage du texte fragmentaire dans Le Sexe et l’effroi ne ressemble pas à celui des textes fragmentaires de Quignard, tel que La haine de la musique ou la dernière trilogie, où des paragraphes de quelques lignes sont séparés par des espaces blancs et distribués de façon homogène sur la page. Les fragments du Sexe et l’effroi sont beaucoup plus longs, et obligent le lecteur à chercher une cohérence dans chacun. Les citations de plusieurs écrivains s’y succèdent, entrecoupées de commentaires de Quignard et parfois de réflexions générales qui n’ont pas de lien direct avec le sujet de la citation : ici, c’est le fragment lui-même qui est composite. Le rythme manque alors, et le lecteur n’arrive pas à percevoir le souffle de l’écrivain puisqu’il se mélange avec d’autres. Ainsi, il a recours aux voix, seules à même de restituer la fragmentation perdue du texte. Pline surgit par une voix et non tout à fait par ses œuvres. En fragmentant les livres d’autrui, Quignard accorde abstraitement à chaque fragment un rythme particulier qui suscite des voix fictives. Il ne veut pas s’approprier les fragments de Pline l’Ancien, de Sénèque ou de quiconque. Mais il veut que ces fragments se détachent de leurs œuvres et s’élèvent dans l’anonymat. Quelque part c’est une manière de les considérer comme abandonnés. Les signes de ponctuation, qui participent à la réalisation d’un tel projet, se dessaisissent de leur pouvoir conventionnel pour accorder à chaque fragment, à chaque phrase, un rythme particulier tout en gardant le silence qu’ils abritent. Parlant du corps du lecteur lors de la lecture de certains livres, Quignard précise dans le VIIIe traité, « Le Livre des lumières » :

‘« Il tombe à la merci de la voix sans voix, et du son non sonore. » 290

En fragmentant les livres classiques, Quignard prend position contre la linéarité. Il nous propose, par une mise en scène singulière, une polyphonie de voix par laquelle il démultiplie les sujets parlants, et en même temps il expulse la figure de l’Auteur dans tous les sens du terme : ce n’est pas par hasard que Meaume, dans Terrasse à Rome, perd son visage !

Reste alors à évaluer le résultat. Comment Quignard conçoit-il l’œuvre d’art ? Après être entré dans son atelier pour voir comment il travaillait avec les produits premiers, les œuvres d’autrui, il nous semble essentiel de nous demander à quoi mène son travail. Car en rendant les œuvres écrites anonymes et en s’en prenant à l’idée même de propriété de l’œuvre, Quignard sépare l’œuvre de son créateur, efface le lien filial qui les unit comme chaque être l’est à son géniteur. En déstabilisant l’origine de l’œuvre, il remet en cause le statut de l’écrivain qui est aussi celui du père :

‘« Les frontières fragiles qui constituent le champ étroit de la création se situeraient alors entre l’affirmation d’une autonomie et la recherche d’une filiation. » 291
Notes
290.

Petits traités I, p. 142.

291.

« Plagiat et citation » de Bernard Piton in Art et appropriation, sous la direction de Dominique Berthet, Ibis Rouge éditions, Guyane, 1998, p. 31.