6. L’œuvre-fragment de Quignard :

Plusieurs livres écrits en plusieurs langues ; traduction non certifiée ; des écrivains oubliés ou inconnus ; des voix différentes ; des formes non terminées ; des structures non achevées ; des parties de fresques non détaillées dans le texte et des textes fragmentés renvoyant à des fresques non représentées : des morceaux, des bribes, des restes et des fragments dialoguent discrètement, chaque élément affirmant son autonomie tout en cherchant un lien de filiation avec un autre pour continuer d’exister. L’œuvre surgit en séparant, coupant, divisant et déchirant. Quand la perte s’installe l’œuvre apparaît, et elle se définit elle-même en tant qu’ensemble voué à la perte. Elle s’adresse à toutes les sensations du récepteur. Quand nous lisons Le Sexe et l’effroi, il n’y a pas vraiment de développement d’une idée qui nous conduit à son terme à une vérité, mais au contraire une absence de progression. Les intentions de l’essayiste sont exposées, mais jamais approfondies ou développées. L’œuvre surgit à travers l’implication complète et absolue du récepteur.

Dans cette partie de notre travail les termes que nous avons utilisés témoignent tous de l’omniprésence de l’origine : appropriation, attribution, sincérité dans l’emploi de la citation, ponctuation, traduction, confusion qui s’installe entre les textes, et finalement anonymat. Même la quête de filiation entre les œuvres, que nous venons juste de mentionner, évoque d’une manière indirecte cette question de l’origine, puisque les fragments qui cherchent à dialoguer et à communiquer éprouvent le besoin de trouver un lien de parenté. Or un tel besoin est réaction à la perte de l’origine. L’œuvre qui va naître de ces fragments n’appartiendra à personne. Elle est, bien sûr, le résultat du travail de Quignard, mais nous ne pouvons pas la lui attribuer car elle a été faite de morceaux qui ne lui appartiennent pas. D’ailleurs même lui ne la réclame pas - c’est le sens de la phrase : « Voilà ce qui a été gravé ». Il se sépare d’elle, et la laisse derrière lui, comme il l’explique dans Petits traités II, XLVe traité (« Femmes fragmentées en 1535 ») :

‘« Les hommes qui créent devraient adopter la technique du lézard : secouant sa queue et l’abandonnant – sursautant pendant encore trente-sept secondes – à l’agresseur, le temps de prendre la fuite. » 292

La métaphore du lézard dit bien que le créateur doit se mutiler, se séparer de son œuvre pour son agresseur qui n’est que le lecteur. Créer devient ainsi à son tour un acte d’abandon et, pour ainsi dire, de perte. Quignard confie à Chantal Lapeyre-Desmaison :

‘« L’idée de ne rien laisser après soi m’habite vraiment – même si c’est directement contradictoire avec le fait de publier des livres. Partir aussi nu qu’à l’instant d’arrivée. (…). Ce sont des bouffées de destruction. Cela m’emplit d’excitation, puis de joie, puis de détresse. » 293 .

Mais que vise cette « bouffée de destruction » : le sujet créateur ou l’objet créé ? Dans les deux cas, la production devient aussi importante que le produit, c’est-à-dire que l’œuvre exhibe les procédés de sa fabrication. Cela explique aussi le traitement auquel Quignard soumet les œuvres d’autrui : en tant que lecteur, il les agresse, les mutile et les déchire, essaie d’en effacer l’origine, puis les déchiquette afin de les insérer dans un autre processus créateur qui les renouvelle et leur donne une autre perspective. Pour conduire le procès qu’il intente à l’œuvre d’art, Quignard la rend inachevée. Il introduit un manque dans le système d’autosuffisance qui la qualifie, et, ce faisant, lui redonne un avenir, la ré-insère dans le temps. Dans une autre temporalité, plutôt : l’œuvre n’est plus un objet fait, livré au regard ou à la réflexion, toujours au passé ; elle vit dans un présent ambigu où elle est toujours à recréer. En d’autres termes, Quignard organise une pénurie artificielle qui rend les œuvres d’autant plus précieuses qu’elles semblent rares. Ainsi, le fragment du livre ou de la fresque dont il parle devient plus précieux que le tout. De la même manière, les textes et les fresques que l’on brise et d’où viennent les fragments, deviennent à leur tour rares et irremplaçables car une telle opération les rend inaccessibles. La perte valorise le reste, qui tient son pouvoir de la totalité perdue.

N’oublions pas que la matière essentielle de Quignard est constituée des œuvres de l’Antiquité gréco-romaine, donc d’une antiquité perdue. Lire aujourd’hui un texte de Pline l’Ancien, de Sénèque, d’Ovide est par définition lire un fragment, un objet qui a été arraché à un tout disparu. Lire un texte antique, c’est le constituer en même temps comme reste qui a été transmis d’une manière sélective. L’écriture fragmentaire de Quignard devient, dans une telle perspective, une manière de maîtriser par avance la perte que suppose le dépôt d’une œuvre dans l’Histoire. Le découpage en fragments contribue à donner une survie aux œuvres, en les rendant à nouveau utilisables, prêtes à être insérées dans un autre texte et, par lui, dans le jeu de force de l’interprétation. En ce sens, Quignard inscrit les œuvres d’art classiques dans la dynamique de l’écoulement du temps et de la création littéraire. Il assure leur survie, les ranime par le pouvoir de l’inédit, et en même temps les libère de tout lien filial avec leurs créateurs.

Ainsi, l’œuvre s’érige en soi, séparée de sa source, de son origine (artiste ou écrivain) et de sa cible (lecteur ou spectateur). C’est ce que nous avons voulu dire par l’expression “faire parler l’œuvre”. Une telle séparation remet en cause la figure du créateur absolu et la définition de l’œuvre d’art en tant que cohérence. Car, en fragmentant l’œuvre d’autrui, l’œuvre devient elle-même un fragment : Le Sexe et l’effroi n’est qu’un fragment qui dialogue avec les autres œuvres de Quignard. Cet essai sur l’art gréco-romain appelle La nuit et le silence sur Georges de la Tour, comme Terrasse à Rome renvoie à Tous les matins du monde. Ces œuvres-fragments se communiquent, s’appellent sans cesse, échangent perpétuellement leurs matières : chez Quignard, il n’y a plus de commencement ni de fin, mais des cadences, des couleurs et des formes qui se dessinent sans arrêt. Il fragmente pour éviter d’imposer un Moi unique ou la présence d’un auteur : la présence de l’écriture de la perte invente un nouveau corps et crée un rythme de mots qui anticipe sur le sens.

Nous avons remarqué qu’il y avait toujours un doute de la part du lecteur, une volonté de vérifier l’œuvre originale pour mesurer jusqu’où l’essayiste peut aller dans sa reprise. C’est que, pris par son usage de la fragmentation entre une quête et un refus de l’origine, Quignard ne cesse de perturber le jeu de l’“avant” et de l’“après”, et son œuvre devient le terrain d’un conflit entre deux forces : la menace d’une origine perdue et la crainte d’un avenir incertain. En ce sens, l’œuvre-fragment de Quignard devient un instant de mort.

Dans Terrasse à Rome, le problème de l’origine nous paraît plus évident à cause de la place de la signature de Meaume le graveur : « Il signait à gauche, en bas, Meaumus sculpsit » (T.R.28). En bas à gauche est le coin d’où naît l’œuvre, les artistes signent habituellement en bas à droite ! Choisir un tel emplacement pour y mettre son nom accentue donc la dimension de la quête de l’origine. Mais en même temps, cela met en cause l’écrivain qui est en train de nous transmettre cette œuvre. Il y a une touche d’incrédibilité qui s’effectue lorsque le lecteur imagine la signature dans ce lieu, qui est, dans les modes de lecture occidentaux, celui du commencement. Chaque tableau, comme chaque texte, surgit du côté gauche et se lit en se dirigeant vers la droite pour se terminer enfin vers la signature. Signer à gauche, en bas, bouleverse l’ordre de la lecture du tableau et par conséquent perturbe sa représentation. Cela suggère deux suppositions : soit l’écrivain est en train de regarder dans un miroir, il est en train de lire le reflet de l’œuvre et non pas la vraie œuvre ; soit, l’écrivain est de l’autre côté du tableau, ou si nous pouvons dire à l’intérieur du tableau : il rentre dans la peinture et nous transmet sa vision d’un autre univers. Dans l’un et dans l’autre cas, la représentation devient la traduction du reflet ou de l’envers. Ce qui nous intéresse ici, c’est la raison de l’adoption d’un tel procédé, où nous retrouvons les mêmes constats que ceux que nous avons formulés pour Le Sexe et l’effroi. Pourquoi lit-il le reflet et non la surface ? pourquoi rentre-t-il à l’intérieur du tableau ? Dans les deux procédures c’est la vision de Quignard qui est mise en scène. Et ce sont donc les mêmes questions qui se posent quant à l’intention de s’approprier l’œuvre d’autrui et son désir de nous transmettre la réalité telle qu’elle est.

Il y a ainsi quelque chose qui se casse, se fragmente et s’éparpille. Comme Meaume qui doute de son origine et qui signe en bas, à gauche, Quignard s’en prend à ce lien délicat qui associe chaque travail, chaque œuvre d’art à son créateur. Il s’introduit avec effraction dans cette relation à la fois fusionnelle, parentale et filiale qui lie l’œuvre à son maître. Désormais, nous avons le triangle : Quignard – œuvre d’art – créateur, ou scripteur – œuvre – auteur. Le lien fusionnel entre les deux derniers pôles cède devant la relation conflictuelle qui introduit la présence d’un troisième membre (Quignard). Le Sexe et l’effroi s’infiltre dans d’autres œuvres. L’enjeu n’en est évidemment pas, pour Quignard, de s’attribuer leur prestige ou leur renommée, et encore moins d’en tirer un quelconque bénéfice. Il s’agit plutôt de jouer sur le malentendu, de rendre incertaine l’aptitude du nom à représenter l’auteur. Les rôles sont d’ailleurs réversibles : Quignard est aussi auteur, c’est-à-dire responsable de son écrit qui l’engage. Il ne revendique pas le statut d’un scripteur mais a parfois tendance à s’effacer derrière son texte. Cette stratégie, ce va et vient entre les auteurs, leurs œuvres et le discours de Quignard rapproche le tout de l’anonymat. En ce sens et conformément à ce que nous venons de dire, l’écriture de Quignard contribue à la disparition de l’auteur, à la mort du père, telle que nous l’avons vue se dessiner au terme de notre deuxième partie.

Cette relation triangulaire ne peut en effet être instituée qu’à une seule condition : la jalousie. Aucun lien à trois ne se fonde autrement que sur une base de jalousie, comme Freud l’a montré pour le triangle mère – enfant – père, qui est la base de la constitution de la psychologie humaine. Dans le cas qui nous préoccupe, c’est la position du père qui est mise en doute ou en crise. Tout questionnement sur l’origine n’est que le reflet du problème du père perdu - ou connu mais rendu à l’anonymat pour le ré-inventer. Cela explique en partie le rapport étroit que le héros de Quignard entretient avec la virilité ou la masculinité : la présence permanente du symbole phallique dans Le Sexe et l’effroi et les gravures de Meaume, qui mettent toujours en relief des hommes dans Terrasse à Rome, ne sont que des signes de ce lien d’amour et de haine qui lie l’homme à son père. La jalousie créatrice, que nous avons signalée à plusieurs reprises et dont Meaume le graveur parle directement, trouve son origine dans ce triangle :

‘« Il dit en soufflant : « Je pense que toute ma vie j’ai été jaloux. La jalousie précède l’imagination. La jalousie, c’est la vision plus forte que la vue. » » (T.R.100)’

Pouvons-nous dire que Quignard éprouve la même jalousie en se plaçant entre l’œuvre d’autrui et son créateur ? Nous avons remarqué précédemment que l’homme quignardien ne peut tomber amoureux qu’à condition que la femme ne lui appartienne pas et qu’elle appartienne à un autre. C’est le même processus qui lie notre auteur aux créations des autres écrivains : un lien enrichissant, créateur, et en même temps destructeur. On pense à la définition que Roland Barthes donne de la jalousie : « équation à trois termes : on est jaloux de deux personnes à la fois » 294 . Une telle formule pourrait être prise pour toute l’œuvre de Quignard, aussi bien que pour celle de Meaume. Pour construire son œuvre, il doit attaquer cette présence obsédante qui symbolise le père, l’origine ou la scène originaire. Et, une fois l’œuvre achevée, il faut qu’elle soit abandonnée. Ainsi, créer signifie, du début à la fin, se séparer. Il faut que l’artiste s’éloigne de son œuvre, que le père (Meaume) ne reconnaisse pas son fils (Vanlacre). Portée par l’angoisse de vouloir reconstituer la scène traumatisante et la peur obsédante de la voir, chaque œuvre de Quignard est une visite effectuée dans les zones dangereuses de cette scène, une tentative de la découvrir et un espoir de la perdre. Elle est, en ce sens, le résultat du conflit entre deux forces : l’une représente le retour dans le passé vers la scène qui nous constitue, et l’autre n’est que la fuite dans l’inconnu de l’avenir, une volonté de s’éloigner et de s’égarer dans le temps pour perdre la possibilité de retrouver notre origine. Cela peut expliquer la construction binaire, déjà soulignée, des chapitres du Sexe et l’effroi : « Parrhasios et Tibère », « Persée et Méduse », Pétrone et Ausone », « Domus et villa », « Pasiphaé et Apulée », « Le taureau et le plongeur », « Suplicius et les ruines de Pompéi » 295 . Cette structure parfait le triangle de la jalousie qui nécessite les trois personnes ou les « trois termes » selon Barthes. Derrière lui se cache l’idée génératrice qui porte l’œuvre de Quignard :

‘« On invente des pères, c’est-à-dire des histoires, afin de donner sens à l’aléa d’une saillie qu’aucun de nous – aucun de ceux qui en sont les fruits après dix mois lunaires obscurs – ne peut voir. » (S.E.13).’

Ainsi, le monde viril, les relations triangulaires, nécessaires à la création, l’amour impossible dont souffre le héros quignardien ne sont que les reflets de la perte du père. Mais ces structures purement masculines, qui disent le dessein de reconstruire le corps de ce dernier, sont entachés du même paradoxe que celui qui préside à la situation de Meaume ou de Quignard écrivain, à la fois dans et hors le système social 296  : le désir du père et des systèmes symboliques qui le représentent se double d’une volonté de distanciation radicale, et même d’annulation du père-adversaire. Cela passe par la promotion parallèle des caractéristiques féminines et maternelles de toute création – caractéristiques issues de cet inconscient que C. G. Jung appelait « le domaine des mères » 297 . Cela passe aussi par le développement de la culpabilité et de la peur.

Désir d’assassiner le maître, de tuer le père et d’effacer l’origine : la culpabilité qui en résulte est en effet la trace et le prix à payer de cette quête qui renvoie, chez Quignard, à remonter la source ou nager, comme les saumons, à contre-courant pour arriver à la source et y mourir. La culpabilité peut aussi se manifester dans la peur, et l’une et l’autre s’accompagnent de colère jalouse. Quignard consacre un chapitre de Terrasse à Rome à cette dernière, tant elle est apte à traduire l’hostilité à l’égard du père qui anime ses héros, et qui apparaît comme le revers d’un amour très fort.

Après son accident, Meaume défiguré ne rencontre plus chez les autres hommes ce qui lui renvoie sa propre image. C’est pourquoi il s’attache par son art à représenter situations ou cartes érotiques destinées à un public masculin qu’il jalouse. Cette jalousie devient la source inépuisable de son travail, en même temps qu’elle se revêt d’un pouvoir auto-destructeur (nous avons souligné au premier chapitre l’hypothèse d’un suicide) :

‘« J’ai vu que tout travail et toute habileté dans le travail n’est que jalousie de l’homme à l’égard de son prochain » (Ecclésiaste, 4) 298 . ’

En écrivant, Quignard produit, devient le père de sa création, et le triangle de la jalousie s’amorce ; mais il lui manque le troisième terme. Persécuté par les écrivains de l’Antiquité, Quignard transfère ses sentiments d’hostilité sur son lecteur : il devient le persécuteur qui doit assujettir ce dernier à son pouvoir. Ecrire devient exercice de pouvoir et tentative de soumission :

‘« Amat qui scribet, paedicator qui leget (celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). » (S.E.262)’
Notes
292.

Petits traités II, p. 404.

293.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 32.

294.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, éditions du Seuil, 1977, p. 80.

295.

Dans Pascal Quignard le solitaire, Quignard explique à Chantal Lapeyre-Desmaison que Catherine Flohic, l’éditrice, a bien voulu qu’il glisse une des scènes auxquelles ses histoires et ses réflexions renvoient toujours. Il l’appelle « un petit musée secret », p. 189. Si nous observons bien tous les tableaux et les images qui ont été retenus selon le choix de Quignard, nous remarquons que presque plus de la moitié de ces œuvres d’art mettent en scène trois personnages et parfois plus. Il suffit seulement de jeter un coup d’œil sur les titres dans l’annexe : Parmigianino, Vulcain, Mars et Vénus ; Maître Léon Davent (d’après Primatice), Apelle peignant Alexandre et Campaspe ; Jérome Wierix, Deux amants guettés par la mort ; Augustin Carrache, Didon et Enée surpris par Ascagne ; La Traverse, Hercule et Antée sous le regard de Tanger ; Nicolas Poussin, Polyphème, Acis et Galatée. Dans d’autres tableaux nous pouvons aussi trouver ce lien triangulaire sans que le titre n’y renvoie.

296.

Voir notre introduction.

297.

L’Ame et la vie, Op. cit., p. 219.

298.

La Bible, traduite des textes originaux hébreu et grec par Louis Segond. Nouvelle édition de Genève, 1979,p. 662.