II. Chapitre deux : La réception de l’œuvre de Quignard :

« Tout comme l’enfant se nourrit de sa mère, le créateur vampirise son objet, ainsi qu’il apparaît dans le conte d’Edgar Poe, où un peintre fait le portrait de sa femme. La substance vive, de la femme, étant drainée par le portrait, elle meurt lorsque le peintre appose la dernière touche. »
Janine Chasseguet-Smirgel, Pour une psychanalyse de l’Art et de la créativité.

« La fascination hypnotise et fixe la victime dans sa forme le temps de l’achever (d’en manger la figure). C’est une automutilation de la « grande forme » (que composent les deux morphologies pétrifiées qui s’entreregardent dans l’immobilité au cours de la fascination ou encore qui s’étreignent durant la copulation). C’est une automutilation de la relation fascinant-fasciné (proche de l’engloutissement de la paramécie) : la relation se dévore l’œil en se mangeant elle-même. »
Pascal Quignard, Vie secrète.

Nous n’avons pas l’intention de faire un procès aux critiques de Quignard. Nous voulons tout simplement prendre les critiques de presse, parues à l’occasion de chaque nouvelle publication de notre auteur, comme les traces et les témoignages écrits de la réception de son œuvre. A plusieurs reprises nous avons évoqué l’effet que le texte de Quignard peut provoquer sur le lecteur ; or, après avoir étudié ces articles de presse, nous voyons se dégager deux attitudes antithétiques : le rejet violent et la fascination inexplicable. Soit les critiques refusent catégoriquement son œuvre et vont jusqu’à la qualifier d’énigmatique, de sépulcrale, d’illisible, et qui « n’ouvre aucune voie littéraire. C’est très classique, très convenu et très prolixe » selon les termes de Jorge Semprun 299  ; soit ils sont sous le charme au point de répéter sans fin les termes de Quignard, et ne parlent de son œuvre que pour se découvrir, utilisant le texte comme un tremplin qui les jette dans un univers peu connu et les aide à écrire leur propre livre. Dans les deux cas, Pascal Quignard est exclu : qu’on le rejette ou qu’on l’utilise pour aller ailleurs, on ne cherche pas vraiment à découvrir son œuvre pour elle-même.

Peu d’études ont approfondi l’écriture de Quignard, peu de critiques ont analysé son style. Il le confirme dans un entretien avec Catherine Argand à propos de Terrasse à Rome :

‘« C’est un livre difficile. Chaque chapitre relève d’un genre littéraire particulier : déposition, lettre, conte, tableau, dialogue…Ce n’était pas facile à faire et personne d’ailleurs ne s’en est rendu compte ! C’est un livre que j’ai beaucoup aimé écrire car il met sous les yeux une manière de procéder qui est la mienne » 300

Même dans l’adaptation de ses romans au cinéma, il est mis à l’écart, comme s’il n’était pas concerné. Il confie à Chantal Lapeyre-Desmaison :

‘« Je n’ai jamais été invité à voir les cinéastes filmer les adaptations qui avaient été tirées de mes romans. Je n’ai jamais été invité à voir les scènes se tourner. Je n’ai jamais été invité à voir les rushes ni à donner mon sentiment. Je n’ai jamais été invité à entendre les comédiens dire les dialogues, à voir s’ils sonnaient juste ou faux, à les remanier quand ils ne parvenaient pas à les exprimer ou à les comprendre. Je n’ai jamais été invité à voir les acteurs s’habiller, jouer, s’arrêter de jouer. Je n’ai jamais été convié à participer au tournage. Tout cela m’aurait enchanté » 301

L’objet n’est pas ici de faire des reproches, mais de tenter de connaître les raisons de cette mise à l’écart. Les deux attitudes que nous venons d’évoquer expliquent la réception de l’œuvre de Quignard : examiner les réactions des lecteurs est une manière d’analyser l’effet que le texte produit sur son lecteur.

Quand nous parlons de l’effet du texte, cela suppose une sorte de communication qui s’établit entre le lecteur et le texte ou bien entre le lecteur et l’auteur. Une communication devient un dialogue, comme nous l’avons déjà vu : à partir du moment où le lecteur admet l’altérité du texte, il essaie de le situer par rapport à l’horizon de ses propres attentes. Il se prépare plus ou moins consciemment avant de lire, privilégie certains types de significations et de référents, et adopte une posture qui lui permettra d’apprécier des valeurs conformes à ses goûts. Pour en arriver là, il s’appuie sur un certain nombre d’informations ou d’indices dont il dispose ou croit disposer pour projeter sur le texte un certain nombre d’hypothèses. Les valeurs qu’il cherche sont comme le sens, mais ne sont jamais inscrites en tant que telles dans le texte ni imposées par lui : elles sont ce que le lecteur projette à partir de ses compétences et intérêts mais aussi à partir d’indices externes comme la renommée de l’auteur, de l’éditeur et de la collection, les discours qui figurent dans la préface ou sur la quatrième de couverture, et finalement les critiques de presse qui représentent les réactions des journalistes.

Nous ne pouvons donc évoquer le lien entre Quignard et son lecteur sans prendre en considération l’affaire du “Prix Goncourt” « scandaleusement attaqué » 302 de 2002 et attribué à Quignard pour son livre Les Ombres Errantes. Bien que cet ouvrage ne soit pas l’objet de notre étude, la réaction qu’il a suscitée auprès du public mérite d’être analysée. La « polémique » 303 qu’il a suscité résume parfaitement les critiques faites généralement à l’œuvre quignardienne. L’ampleur de l’événement n’est que le signe d’une réaction déjà existante mais quelque peu refoulée. Il nous semble donc intéressant de voir les termes qui ont circulé dans la presse quotidienne pour en déduire la façon dont, au-delà de cet événement, l’œuvre est reçue.

Pendant plusieurs mois la presse quotidienne en a parlé. Libération évoque « un problème » 304 , L’Humanité souligne « l’injuste » choix des jurés 305 , Le Figaro parle de « conflit », d’un « embarras » 306 , et va jusqu’à citer un libraire qui considère l’attribution du prix à Quignard comme « un sale coup » 307 . Même au sein du jury, ce choix fut extrêmement controversé. Suite à cette consécration, la presse a évoqué « le divorce entre l’écrivain et son public » 308 . Face à ces attaques, on relève aussi des opinions plus mesurées : plusieurs critiques ont considéré Pascal Quignard comme « érudit et énigmatique » 309 , « styliste et ermite » 310 , « ermite hermétique » 311 ou comme « chaman anachorète dans son petit ermitage » 312 . Mais on note aussi que c’est un écrivain qui

‘« nous livre ses moyens d’accès dans le Jadis immémorial »

et

‘« nous offre quelques occasions de penser en amont de notre langage » 313 .

Il y a donc bien deux camps de lecteurs : ceux qui refusent l’œuvre et ceux qui l’acceptent. Mais ni les uns ni les autres ne s’expliquent assez pour justifier leur choix. La réaction violente des premiers ne se ramène en aucun cas à l’œuvre : le lecteur comprend qu’ils sont contre, mais n’arrive jamais à savoir pourquoi. De plus, qualifier l’œuvre de Quignard, comme l’a fait l’un des membres de jury Goncourt, de « parisianiste »et de« chiqué » 314 n’est pas la réaction réfléchie que le public attend de gens qui se prétendent être les “gardiens” de la “cité des lettres”. Dans le deuxième camp, nous remarquons que les propos reprennent souvent les termes mêmes de Quignard, et ceux qui les tiennent adoptent des attitudes précises : soit ils parlent d’eux-mêmes, soit ils répondent aux autres critiques, soit, ils citent Quignard à la lettre sans chercher vraiment à parler de son œuvre ni de lui. Lorsque Patrick Kéchichian souligne ainsi que « Pascal Quignard ne prend jamais la posture méprisante de celui qui sait face à la masse des illettrés » 315 , nous nous demandons si son objectif est de parler de l’œuvre ou de répondre à ceux qui accuse l’auteur d’ « élitiste ». De la même manière Bruno Blanckeman met en valeur ce côté « élitiste » souvent dénoncé en affirmant qu’« il [Quignard] assume avec élégance la figure du lettré, du clerc, et cultive l’obsolescence comme signe distinctif » 316 . La question qu’il convient alors de se poser est de savoir pourquoi Quignard a suscité tant de polémique.

Dans ce contexte, on touche en effet aux limites qui séparent l’écrivain de son œuvre. Le lecteur a-t-il besoin de connaître la vie de l’écrivain pour bien recevoir son message ? de connaître le créateur pour accepter son œuvre d’art ? ou est-il prêt à prendre l’œuvre en tant qu’objet indépendant qui parle de lui-même : une « œuvre-fragment » ?

A une époque où tous les auteurs sont obligés de faire la promotion de leurs ouvrages, le lecteur ne peut pas rester indifférent à la personne de créateur. Une œuvre contemporaine n’est pas reçue par le public de la même manière qu’une œuvre classique : elle est étroitement rattachée à son auteur et a fortement besoin du soutien du père. L’écrivain se doit de promouvoir son œuvre : cela fait partie de la loi du marché du livre actuel, et de son incontournable médiatisation. Elles sont le premier code entre auteur et lecteur. Ce dernier a besoin d’entendre parler soit de l’œuvre, soit de l’auteur pour qu’il aille le chercher, et il ne peut pas lire un livre sans se poser à un moment ou à un autre la question de sa provenance : « on ne lit pas seulement des livres, mais on lit d’abord des auteurs » 317 . Les médias (presse écrite et audiovisuelle) sont les intermédiaires qui mettent ces livres entre les mains du public : que ce soit alors l’auteur qui amène le lecteur vers son livre, ou à l’inverse le livre qui suscite un intérêt pour la vie de l’auteur, le résultat est le même. Cela signifie que dans l’acte de la lecture, il y a un désir qui va au-delà du texte, et qui est de trouver l’image de l’auteur qui a se dissimule derrière son œuvre. Cette croyance en une image dissimulée piège le lecteur en le laissant imaginer que celui qui se cache derrière le texte détient un secret, ce qui suscite la volonté de le découvrir et amplifie le jeu de la communication. C’est en ces termes que la personne de l’auteur et son image médiatique influencent la réception de son œuvre. Mais qu’en est-il de l’image de Quignard ?

Trois termes peuvent la résumer : ermite, érudit, janséniste. Son nom est lié à ces trois états qui se résument en un seul : la solitude. Chantal Lapeyre-Desmaison qualifie Quignard de « solitaire » 318 , François Busnel l’appelle « le solitaire dans le groupe » 319 , Le Temps souligne qu’il vit en « chaman anachorète dans son petit ermitage » 320 . Incontestablement Quignard revendique cette image de lui-même. Les trois termes qui la déclinent se retrouvent dans la plupart de ses livres, et les critiques, de ce point de vue, n’ont fait que reproduire ce qu’il dit de lui-même.

Jusqu’à son retrait officiel de la scène littéraire, rien n’avait perturbé le message médiatisé. Quignard se voyait en érudit, se voulait ermite, et le lecteur le prenait en tant que tel. C’est qu’on restait dans le domaine de la littérature : une telle image ne gêne ni les critiques ni les lecteurs tant qu’ils la conçoivent du point de vue fictif, et font la différence entre l’œuvre et l’écrivain. Mais au moment où Quignard décide d’annuler cette distance afin de mettre en pratique ce qu’il croit 321 , son image devient confuse, car personne ne peut plus la contrôler. Au début, les critiques se croyaient maîtres car c’était eux qui contribuaient à la médiatiser. Mais quand l’intéressé se retire effectivement et qu’il devient difficile de l’interroger, ils sont perturbés. L’ampleur que cette démission prend dans la presse suscite ainsi bien d’interrogations. On parle de quitter Gallimard ; du renoncement « au monde » 322 , « à toute responsabilité professionnelle »et « à toute vie sociale » ; d’abandon « des fonctions », de « fuir son époque » 323 et « le monde » ; et finalement « de se défaire des autres » 324 . La violence des termes nous interpelle. Cet événement fait désormais partie de sa biographie. Et on se met à parler de sa démission beaucoup plus que de ses livres. Ceux-ci peuvent bien remporter des prix, les critiques se bloquent devant ses attitudes. Sans chercher à savoir pourquoi il a gagné, ils répètent sa démission, et son image subit une petite transformation. De sa solitude, on ne va retenir que son silence. Il devient l’ « écrivain qui parle peu » 325 . Les titres des articles de presse soulignent que « se taire un maximum n’empêche pas Quignard de se livrer (un peu) » 326 . Selon Pierre Lepape, même quand on l’interviewe,

‘« Pascal Quignard, tout en faisant mine de se plier courtoisement aux règles du jeu, ne cesse de déborder, d’enfouir, de décentrer, de s’échapper et de plonger, multipliant questions et hypothèses, là où l’on est habitué à des réponses. » 327

Solitude, plus silence, Quignard échappe aux critiques. Il dépasse le code de la médiatisation et s’adresse directement à son lecteur. Par conséquent, les critiques perdent la maîtrise de son code et ne peuvent plus contrôler son image, l’affecter à un groupe, où ils l’associaient avec d’autres écrivains. Nous avons trouvé le nom de Quignard dans plusieurs listes d’écrivains différents et à propos de sujets différents : on parle de groupe qui l’inspire, de celui où se retrouvent ses écrivains favoris, de groupe des lauréats de prix littéraires et de celui des autres auteurs contemporains.

Quignard prend ainsi l’initiative de contrôler sa propre image en soumettant le lecteur et les médiateurs - les critiques - à ses propres règles. La réaction ne se fait pas attendre : elle prend la forme de la négation. Son œuvre est désormais conçue non en tant que telle, mais en tant que tout ce qu’elle n’est pas. Ce n’est ni un roman ni un essai, alors le livre est « inclassable » 328  ; il n’y a pas de linéarité, alors il est « décousu » 329  ; ses livres ne sont pas bien vendus, alors ils sont « peu accessibles » 330 ,et par conséquent suscitent « une incompréhension » 331 . Bref, Quignard, en refusant de se soumettre aux lois de la médiatisation, se retrouve exclu. Son œuvre ne se définit plus que par sa dissemblance, et devient, selon les termes de Pierre Assouline, un OLNI (objet littéraire non identifié) 332 , qui souffre de l’absence de l’image de son auteur sur la scène médiatique. Tant qu’il refusera de se dévoiler, de se mettre à nu devant les critiques et d’accepter de jouer le jeu, il en sera ainsi. Même quand on honore ses livres par des prix, ils restent illisibles et inaccessibles. Tout accès direct au lecteur lui est contesté : Quignard est celui qui ne s’adresse pas à tout le monde, qui a ses propres lecteurs. Robert Sabatier, lui, s’adresse au public : « Le lectorat va être très déçu par notre choix » 333 . Le reproche d’élitisme se retrouve chez Jorge Semprun, qui fait la grise mine en déclarant :« Tout cela est finalement très parisien, même très parisianiste, chic et chiqué » 334 , et on se plaît à noter que ses livres « réhabilitent le plaisir de la lecture aristocratique » 335 . Ces tentatives violentes de couper a priori les ponts entre le lecteur et Quignard confirment du moins que l’attitude fortement provocatrice qui est la sienne pour toucher son public a très bien réussi : comment expliquer autrement la brutalité de termes qui vont parfois jusqu’à la grossièreté, en dépit de ce que, à la fin de son article « Le Prix des décombres ; Un Goncourt 2002 symbole d’une littérature en ruines », Antoine Audouard dénie : « Je n’écris pas cela légèrement, pour insulter Quignard » 336 .

Ce rejet violent rejoint la deuxième attitude que les critiques peuvent adopter, et que nous avons soulignée au début de notre partie : être sous le charme de l’auteur ou être fasciné par son œuvre au point d’en faire un miroir d’eux-mêmes. La plupart des critiques qui ont étudié et analysé l’œuvre, ont fini par parler d’eux-mêmes et de leurs propres expériences. Au lieu de parler de Quignard en recourant au « il », ils préfèrent utiliser la première personne du singulier pour construire leur propre texte. A travers le texte de Quignard, ils ont réussi à effectuer une descente dans leur intimité comme si cette œuvre les encourageait à se confesser et à se regarder. La Revue des Sciences Humaines n° 260, 4/2000, est consacrée entièrement à Pascal Quignard. Gérard Farasse adopte le style fragmentaire et souligne :

‘« Je lis Quignard.(…). Si je peux désapprouver, je n’en aurai pas lu la phrase écrite, j’aurai subi son rythme.(…). Ce rythme, qui n’est pas le mien, me fait violence. J’affronte une singularité. » 337 .

Dominique Viart insiste : « Je m’autorise, si l’on permet (…) » 338 . Frank Lestringant commence ainsi : « Je me souviens qu’il m’appelait toujours « monsieur » » 339 , et il renoue ses souvenirs de Louis Cordesse avec Petits traités de Quignard. Il enchaîne « Je me souviens… », « Je le revois gesticulant… », « J’ajouterai… », « je cessai de voir… ». De la même manière Patrick Drevet, dans Scherzo, raconte avec insistance les souvenirs qu’il garde de sa rencontre avec Quignard : « Je me rappelle cette surprise réciproque qui nous avait laissés un instant interdits et aussitôt délivrés, soulagés » 340 . Dans « L’écriture sidérante », Michel Deguy renvoie à ses propres ouvrages :

‘« J’en faisais la remarque au début de l’ouvrage (…) que je publiais en 1992. Si je la reprends ici, c’est que je crois que Pascal Quignard s’en acquitte, et, si je puis dire, se met à la hauteur. » 341

Ensuite, tout au long de son article, le lecteur voit le critique s’interroger : « Ai-je ici relevé tous les procédés ? » et répondre : « Je le crois », ou « Je ne le crois pas ». De tous ces exemples il apparaît que, quelque soit le sujet de l’étude, l’œuvre de Quignard mène le lecteur à s’interroger et le pousse à réfléchir pour construire son propre texte tout en oubliant celui de l’écrivain. Le meilleur exemple en est l’article de Jean Bellemin-Noël, dans lequel il précise dès les premières lignes :

‘« Je voudrais, à mon tour et à ma façon, méditer sur les particularités (…). Je vais m’intéresser au « fascinus » »’

Il continue ensuite à décrire ses impressions personnelles:

‘« C’est cet inextricable-là qui me fascine. », ’ ‘« Ce livre m’a fortement impressionné quand je l’ai lu. J’ai cru percevoir, j’ai pour ainsi dire ressenti… »,’ ‘« A ce discours je me suis trouvé bientôt entrelacé.(…). Cet essai, je ne l’ai pas lu et je ne le relis pas pour apprendre quoi que ce soit (…). »,

Puis, il apporte en conclusion la confirmation de la dimension personnelle de sa “lecture” :

‘« Je me retrouve plus chanceux et que Loth et qu’Orphée. Car en me retournant sur ce que je viens d’écrire je fais ce constat plus encourageant que paralysant : une telle méditation sur des objets troublants ne peut guère se pratiquer qu’à la condition qu’on dispose d’un appui, d’une rampe pour tenir ferme dans la réalité et pour prendre son élan vers la spéculation. Pascal Quignard a eu besoin de Rome pour s’élancer en pionnier, j’ai eu besoin de son texte pour me lancer dans une aventure où je sens bien que je ne me serais jamais engagé sans lui.(…). Merci à l’outrepasseur qui donne envie de passer outre. » 342

Ainsi, ces critiques n’arrivent-ils pas à se libérer de l’emprise qu’exerce sur eux l’œuvre de Quignard. Ils écrivent des textes dans lesquels ils interrogent, analysent et justifient leurs propres impressions. Ils effectuent un retour sur eux-mêmes à partir de ce qu’ils lisent, et s’éloignent de toute objectivité critique en succombant au harcèlement d’une subjectivité qui cherche à s’exprimer. Pour parler de Quignard, on parle de soi ; pour aller vers lui, on revient à soi. Faut-il évoquer une régression vers les zones les plus intimes de la psychè, une fragilisation qui pousse le lecteur à se perdre entre son moi et le moi de l’auteur qu’il cherche à découvrir ? Puisque c’est Quignard qui contrôle les règles du jeu, alors le lecteur critique désespère, et revient sur soi pour s’interroger et se regarder sous la menace de cette écriture. C’est ainsi qu’il va à son tour affronter la question de l’origine perdue, tellement répétée dans le texte, et qui s’impose désormais à lui en tant que question personnelle. L’écriture de Quignard le sensibilise à l’opposition entre le sujet (moi) et l’objet (monde extérieur) qu’il vit en termes de plaisir et déplaisir : soit il se retrouve dans le texte en assimilant tout ce qui le touche ; soit il rejette sur le même texte posé comme objet extérieur tout ce qui lui est source de déplaisir. Ainsi se constituent les deux attitudes des lecteurs : dans les deux cas, rejet ou identification, c’est le texte qui s’affirme comme pouvoir d’agression.

Le lecteur, dans cette perspective, est toujours seul et soumis à l’écriture de l’auteur. Perpétuellement déçu de ne pas pouvoir trouver un écho aux hypothèses qu’il a essayé de formuler, il se trouve désemparé devant un texte qui échappe à toute tentative de précadrage. Nous avons souligné cet effet lors de la lecture des deux ouvrages retenus pour notre travail. Terrasse à Rome est un roman qui échappe à toute forme romanesque, et Le Sexe et l’effroi est un essai qui ne développe aucun argument conduisant à une quelconque vérité. Ainsi, ni ses compétences habituelles, ni les indices paratextuels qu’il rencontre ne donnent au lecteur un sentiment de sécurité. Au fil de son avancée dans le texte, il ne cesse de se heurter à un état de non lu, et ses attentes initiales s’effritent pas à pas : lecture déceptive qui le réduit progressivement à un état de passivité absolue. Ainsi, le lecteur est-il piégé : il adhère aux histoires racontées et porte sur elles des appréciations de type référentiel (vrai/faux) ou émotionnel (passionnant/ennuyeux), sans se rendre compte qu’il est placé, désormais, dans une situation inférieure par rapport à l’œuvre 343 . Cette confusion lui ôte tout rôle actif et confirme le pouvoir que l’auteur exerce sur lui à travers son écriture. Chantal Lapeyre-Desmaison résume cet état lorsqu’elle interroge Quignard :

‘« - Dans un entretien accordé à Jean-Michel Olivier, dans Scènes Magazine, en mars 1988, vous avez déclaré : « Ce qui est cherché dans l’écriture est souvent extrêmement dominateur à l’égard du lecteur. Faire ce qu’on appelle un beau livre, c’est lancer une injonction absolue, à laquelle celui qui le lirait obéirait » Ecrire serait donc l’exercice d’un pouvoir ? » 344

Bien que Quignard s’esquive alors en soulignant le côté « embarrassant » de ces propos, la réponse a été donnée dans Le Sexe et l’effroi :

‘« Amat qui scribet, paedicator qui leget (celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). » (S.E.262)’

Cet exercice de pouvoir, les lecteurs l’ont bien ressenti. A travers la divergence de leurs réactions ils l’ont bien confirmé. Le refus de l’œuvre et les réactions violentes qu’elle suscite peuvent se comprendre par le refus de subir ce pouvoir. Le retour à soi effectué par le deuxième groupe de lecteurs témoigne de leur incapacité de se détacher du pouvoir que cette même œuvre exerce sur eux. On peut dire, en ce sens, que l’écriture de Quignard ne nous révèle pas les secrets de son auteur, mais qu’elle nous dévoile les nôtres dans l’intimité de la lecture. Les fragments, les phrases « décousues », la technique parfois violente de la coupure trouvent leur accomplissement en s’inscrivant sur le corps du lecteur. C’est une écriture qui se conjugue sur l’axe du désir, et c’est la raison pour laquelle elle ne nous laisse jamais en paix : elle puise sa force dans l’attente d’un lecteur qui ne cherche pas à conclure, et dans un flottement sur la surface des mots qui ne redonnent aucune garantie. Pascal Quignard ne nous emmène nulle part. Il désire son lecteur et cherche à le toucher en le transformant en objet de son désir. Certains y cèdent et sont renvoyés à eux-mêmes ; d’autres s’en effraient et réagissent d’autant plus violemment qu’ils ont peur de céder à leur tour.

Notes
299.

« Prix Littéraire ; Trois jurés en colère » par Jean-Claude Lamy, Le Figaro, 29 octobre 2002.

300.

Lire, n° 308, septembre 2002, p. 101.

301.

Pascal Quignard le solitaire, Op.cit, pp. 196-197.

302.

« Galerie 30 œuvres en tondo chez Patrice Trigano ; Pierre Skira : splendeur en vanité » par Michel Nuridsany, Le Figaro, 27 décembre 2002.

303.

« PRIX LITTERAIRES, Le Goncourt couronne un livre hors normes sur fond de polémique. Le Renaudot est attribué sans remous à une fresque historique ; Pascal Quignard, styliste et ermite » par Sébastien Lapaque, Le Figaro, 29 octobre 2002.

304.

« Quignard et les vieillards » par Pierre Marcelle, La Libération, 30 octobre 2002.

305.

« Après le Goncourt et le Renaudot – Ce n’est pas la girouette qui tourne… » par Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 29 octobre 2002.

306.

« Prix Littéraire ; Trois jurés en colère » par Jean-Claude Lamy, Le Figaro, 29 octobre 2002.

307.

« DECRYPTAGE ; L’“effet Goncourt” ? Oui, mais… » par Clémence Boulouque, Le Figaro, 12 novembre 2002.

308.

« Au bonheur des ruines circulaires ; En réponse à Antoine Audouard, une défense du Goncourt 2002 » par Stéphane Baumont, La Libération, 7 novembre 2002.

309.

« Se taire un maximum n’empêche pas Quignard de se livrer (un peu) », Le Temps, 26 mai 2001.

310.

« PRIX LITTERAIRES, Le Goncourt couronne un livre hors normes sur fond de polémique. Le Renaudot est attribué sans remous à une fresque historique ; Pascal Quignard, styliste et ermite » par Sébastien Lapaque, Le Figaro, 29 octobre 2002.

311.

« L’“effet Goncourt” ? Oui, mais… » par Clémence Boulouque, Le Figaro, 12 novembre 2002.

312.

Le Temps, 26 mai 2001, « Se taire un maximum n’empêche pas Quignard de se livrer (un peu) ; l’auteur des « Petits traités » et de « Vie secrète » fait l’objet de plusieurs études à son image, c’est-à-dire érudites et énigmatiques. Le mieux est encore d’écouter l’écrivain lui-même ».

313.

« Pascal Quignard ; Promenade dans la nuit des temps »par André Brincourt, Le Figaro, 26 septembre 2002.

314.

« Prix littéraire ; trois jurés en colère » par Jean-Claude lamy, Le Figaro, 29 octobre 2002.

315.

« Quignard à livres ouverts », par Patrick Kechichian, Le Monde, 27 septembre 2002.

316.

Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, Septentrion, 2000, p. 147.

317.

Maurice Couturier, La Figure de l’auteur, éditions Du Seuil, 1995, p. 25.

318.

Pascal Quignard, le solitaire, Op.cit.

319.

« Le maître des richesses enfouies » par François Busnel, L’Express, 5 septembre 2002.

320.

« Se taire un maximum n’empêche pas Quignard de se livrer (un peu) ; l’auteur des « Petits traités » et de « Vie secrète » fait l’objet de plusieurs études à son image, c’est-à-dire érudites et énigmatiques. Le mieux est encore d’écouter l’écrivain lui-même », Le Temps, 26 mai 2001.

321.

Quignard souligne à Jacques Malaterre : « consciencieusement j’ai essayé pendant vingt cinq ans de me guérir de tout ce qui m’était difficile : le contact avec autrui, parler, dire des banalités, essayer le pouvoir, essayer la hiérarchie sociale (…) je trouve tout ça…je ne critique absolument pas ceux qui tentent de s’intégrer à un monde hostile en passant par l’intégration sociale (…) je ne critique pas une seconde, c’est absolument vitale. Mais après l’avoir tenté et y avoir un peu réussi j’ai renoncé à tout parce que c’est complètement hors de ce qui m’intéresse. Il faut l’avoir fait pendant vingt cinq ans pour pouvoir y renoncer. (…) dire l’accumulation du savoir, de l’entretien de la clientèle sociale, des postures de courtoisie, des postures vestimentaires, des postures d’époque, des postures …qui ne valaient rien. Mais il faut y consentir pendant un bout de temps pour pouvoir dire : c’est vrai ! ça ne vaut rien ! ça ne vaut rien de tout ! », “à mi-mots”, film de Jacques Malaterre.

322.

« Goncourt : pensées minimalistes d’un ermite érudit », Les Echos, 29 octobre 2002.

323.

« Les Ombres de Quignard » par Michel Schneider, Le Point, 13 septembre 2002.

324.

Ibid.

325.

« Le maître des richesses enfouies » par François Busnel, L’Expresse, 5 septembre 2002.

326.

Le Temps, 26 mai 2001.

327.

« Ethnologue et indien ; à voix nue : Pascal Quignard. L’écrivain parle du langage, de la pensée, de la musique et du silence, semant trouble et beauté » par Pierre Lepape, Le Monde, 19 février 2001.

328.

« Après le Goncourt et le Renaudot – Ce n’est pas l girouette qui tourne… » par Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 29 octobre 2002.

329.

« Grand prix du roman de l’Académie : Pascal Quignard couronne et “embarrasse” » par Claude Casteran, Agence France Presse, 26 octobre 2000.

330.

« Des Goncourt frétillants à la table du président » par Béatrice Gurrey, Le Monde, 11 novembre 2002.

331.

« Incompréhension » par Eber Michel, Le Monde, 26 novembre 2002.

332.

« Décryptage ; L’ “effet Goncourt” ? Oui, mais… » par Clémence Boulouque, Le Figaro, 12 novembre 2002.

333.

« Prix Littéraire ; Trois jurés en colère » par Jean-Claude Lamy, Le Figaro, 29 octobre 2002.

334.

Ibid.

335.

Bruno Blanckeman, Op. cit., p. 149.

336.

« Le Prix des décombres ; Un Goncourt 2002 symbole d’une littérature en ruines » parAntoine Audouard, La Libération, 4 novembre 2002.

337.

« Avec » par Gérard Farasse, in Revue des Sciences Humaines, n°260, 4/2000, p. 24.

338.

« Le moindre mot » par Dominique Viart, Ibid., p. 65.

339.

« De Louis Cordesse et de quelques procédés rhétoriques à la renaissance » par Frank Lestringant, Ibid., p. 147.

340.

« Quignard avant Quignard », par Patrick Drevet, in Scherzo, n° 9, octobre, 1999, p. 20.

341.

« L’écriture sidérante » par Michel Deguy, in Revue des sciences humaines, Op.cit, p. 217.

342.

« Du Fascinus comme nouement » par Jean Bellemin-Noël, in Revue des sciences humaines, Op. cit., p. 59.

343.

Nous remarquons que ces appréciations de type référentiel ou émotionnel ont toujours quelque chose à voir avec l’enfance. Elles suggèrent indirectement un état d’hésitation, voire un état d‘esprit primitif.

344.

Op.cit., p. 109.