1. La peur fascinante du texte de Quignard :

Rien mieux que le titre du Sexe et l’effroi n’évoque cette peur. C’est la littérature comme prédation, comme chasse. Pour qu’il y ait chasse, il faut qu’il y ait une proie, dont la quête et la mort marquent respectivement le début et la fin de la cérémonie. Le chasseur part à la rencontre de sa proie pour la sacrifier ensuite. Ainsi, lire est-il une rencontre avec la mort. Quignard s’en explique, dans le XXVIe traité, « Chien de lisart » :

‘« La lecture déracine l’âme. Elle constitue une part de l’exercice de l’annihilation volontaire et elle permet à l’amateur de livres d’acquérir l’habitude journalière de l’abaissement continue du monde et de l’humiliation opiniâtre de soi. L’homme ne doit pas s’estimer. Il doit être une larme sale, une poussière inutile, une boue et une « apostume ». Il embrasse tout ce qui le méprise, le persécute, le confond. Il élit les choses les plus douloureuses. En considération de l’état pervers et abject de la mémoire, il bafoue tout ce que présentent à ses yeux les images de la mémoire. Il se réjouit de sa vicissitude. Il donne, non pour offrir, mais pour accroître le dénuement. Il déprime les consolations. Il abonde de stérilité. Il parvient à une extrême discrétion qui va jusqu’à l’oblitération. Il caresse l’angoisse et tous les occasions de l’angoisse. Il flatte la mort en son cœur comme Dieu lui-même qui y a consenti et qui en a aimé l’image jusqu’à s’y échanger. Il s’appauvrit librement de la satisfaction qu’il éprouve à s’appauvrir. Il devient l’oblation elle-même, l’hostie du sacrifice. » 345

Le désir du chasseur relève de l’ordre de la consommation : c’est donc une question de survie. La proie est désignée dès le départ : le lecteur, auquel l’auteur déclare une véritable guerre, très subjective, très amoureuse. Deux sujets s’affrontent dans le champ abstrait de l’espace textuel. Mais, comme dans chaque duel, il faut qu’il y en ait un qui se soumette pour affirmer la supériorité de l’autre, pour assurer son identité en tant que sujet dominant et désirant, comme il en va du désir dans la passion amoureuse. Est-il exagéré de dire que la lecture, en ce sens, devient une question de survie ? Quignard compare cette relation conflictuelle à l’image de « la vipère » :

‘« tuant le mâle pour s’approprier sa semence dans sa bouche, et à l’image de ses enfants tuant leur mère pour sortir de son ventre. » 346

Le désir est un désir de l’autre, et le lecteur, chez Quignard, fait l’épreuve de sa transformation en un objet désiré en perdant ses armes. Il ressent, dans le texte auquel il va lui prêter son attention, son âme et son corps, la tension du désir de l’auteur, du corps de l’auteur qui s’est retranché du texte. Il ne lui reste donc, comme aux critiques que nous venons d’évoquer, que deux attitudes : s’enfuir devant une telle tension, ou se soumettre au plaisir étrange qu’elle lui procure. Et dans les deux cas, la peur l’envahit, face à cette dépossession :

‘« Celui qui lit prend le risque de perdre le peu de contrôle qu’il exerce sur lui-même » 347 ,’

ou face à ce plaisir de la soumission passive et dépendante :

‘« La langue dit d’un lecteur attentif qu’il est « plongé » dans sa lecture. Puis qu’il est « absorbé ». Elle dit aussi de façon terrible : « se réfugier dans la lecture ».’ ‘Plonger dit l’immersion première, et le bain du baptême.’ ‘Absorber signifie manger, éponger, digérer, dominer.’ ‘Se réfugier dit la peur. » 348

Du coup, ce duel prend un caractère violent. Car dans l’acte de la lecture il y a une forme de reconnaissance, où celui qui lit reconnaît le texte en tant que force puissante qu’il affronte : « Le lecteur découvre ce qu’il est lui-même et ce qu’il n’est pas en revivant une vie qu’il n’a pas vécue » 349 . Il peut arriver ainsi qu’il se sent triomphant en saisissant la portée de ce qu’il lit, car il continue de rêver de pouvoir dominer l’auteur et découvrir son secret. Mais de tels moments cessent vite, tant il éprouve aussi, au fur et à mesure de son avancée dans le texte, qu’il s’enfonce de plus en plus dans les pièges de l’auteur : « Lire, c’est digérer (…) des maladies, des désirs, des appétits, des poisons, des dangers » 350 , ce qui rejoint l’image de la vipère que nous venons de citer plus haut. L’accumulation de ces déceptions renforce la position de l’autre qui désire, de l’auteur qui écrit : le livre « appelle le secours de l’autre. Et dans l’autre, il recourt à la passivité de l’autre » 351 . Ainsi, la violence qu’éprouvent certains lecteurs de Quignard est-elle proportionnelle au désir que le texte leur révèle : une fois qu’ils ont senti sa présence harcelante, ils ne peuvent ni l’effacer, ni l’ignorer. Trop de non-dit se développe au-delà des mots pour qu’ils puissent rester en position de maîtrise. La peur naît de ces interrogations, de ces doutes et de ces hésitations devant l’auteur-chasseur, dont la ruse prend une ampleur disproportionnée. Tout revêt un double ou un multiple sens.

En même temps, cette peur suscite aussi le désir d’avancer, de trouver un terme à toutes ces sensations et comme de “catharsiser” les troubles qu’elles procurent. La montée de chaque désir en appelle à sa chute, comme l’a souligné Norman Holland dans ses travaux sur les réactions des lecteurs :

‘« L’effet de la littérature est de détendre. (…), même si l’œuvre nous fait éprouver de la douleur, de l’anxiété ou un sentiment de culpabilité, nous nous attendons à ce qu’elle ménage ces sentiments, de sorte qu’ils soient vécus comme des expériences satisfaisantes. » 352

Ainsi, le lecteur apprend-il à avancer sans se poser des questions : il erre et trouve une jouissance dans cette errance de la lecture. Ou du moins il la trouve à terme, après être passé par bien des étapes préparatoires à cet engloutissement final, où la jouissance lui apparaît comme le fruit d’une certaine souffrance, d’une certaine violence subie, d’un certain chemin parcouru.

Notes
345.

Petits traités II, p. 38.

346.

Ibid., p. 129.

347.

Ibid., p. 128.

348.

Ibid., p. 127.

349.

Ibid., p. 71.

350.

Ibid., p. 122.

351.

Ibid., p. 113.

352.

Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, Mardaga, 1997, p. 84.