2. La soumission du lecteur :

Pour qu’une telle conception du parcours de lecture ne reste pas trop abstraite, il est intéressant d’interroger l’ouvrage de Quignard dont le titre est précisément : Le Lecteur. C’est un texte peu mentionné dans les études qui portent sur notre écrivain et même lui préfère ne pas trop en parler 353 . Il y évoque le prêche que Claude de Marolles, vers le milieu de XVIIIe siècle, fit au sujet de la lecture : « La lecture était un rapt d’âme » 354 . Il dotait de trois moyens cet enlèvement : « par voie de punition ; par voie de séduction ; par voie de corruption » 355 .

La première étape est la punition. Il la considère comme la récompense de la curiosité du lecteur. Ce dernier ouvre le livre par simple curiosité, guidé par un esprit de découverte. Petit à petit, cette curiosité se plie aux règles de la lecture. Elle se transforme en une angoisse due à l’isolement et au silence. Dans Terrasse à Rome, Quignard mentionne cette angoisse dès la première page :

‘« Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirent pas, sans parler, n’écoutant personne. » (T.R.9)’

Il y a dans cette angoisse et cette solitude de la lecture des accents de douleur spirituelle. C’est l’angoisse des hommes abandonnés, que l’auteur compare à celle de fils de Dieu « au mont Géthsémani » 356 ). Le lecteur non seulement « perpétue cette angoisse irrémissible, mais il la multiplie » 357 . Par conséquent, le silence, qui bourdonne à ses oreilles et accélère le mouvement de son cœur, ne fait que « sonner l’écho du cri de l’abandon » 358 . Si le lecteur est muet, « il l’est de ce cri étouffé, qui rameute l’angoisse, qui ravive la douleur de Dieu » 359 . Dans cette perspective, la lecture commence par un simple sentiment de curiosité pour se transformer ensuite en une punition et une souffrance dues à la solitude et au silence qu’elle impose. Il faut noter que c’est l’attitude du corps du lecteur qui inspire une telle image et qui contribue à relever la lecture à un niveau sacré. A qui, à quelle instance réfère alors le Dieu de ce rite ? Si le lecteur est celui qui veut se faire pardonner, alors c’est l’auteur qui décide de donner ou de refuser le pardon. Cela nous conduit à nous interroger sur les limites de la liberté du lecteur dans le texte de Quignard : captivé à partir de la page de la couverture, le lecteur est pris par une curiosité vorace toujours inassouvie. Il dévore son livre, perd le contrôle de son activité et finit par se faire lui-même dévorer. Ainsi Quignard inverse l’image du rat de bibliothèque : le clerc ne dévore pas les livres mais est rongé par eux.

La deuxième étape est la séduction. Le lecteur croit à tout ce qu’il lit. Il est séduit, voire ébloui. Le livre qu’il a entre les mains devient alors pétrification d’un langage médusé, à jamais marqué par la force mortifère qui vient du regard de la Méduse. Michel Picard souligne ainsi que

‘« Le mouvement saccadé et rythmé des yeux, la “valse lente” au long des lignes qui se répète au long des pages peuvent également susciter un effet de quasi-fascination. » 360

Le corps du lecteur, figé dans l’immobilité, paraît s’absenter et vit sur le mode fantasmatique, prêt à succomber au charme du texte. Mais avant d’en venir là, il faut qu’il se sente désiré. Son éblouissement correspond à la force mortifère du désir qui lui arrive du regard de la Méduse. Ce qui fait de la lecture un état de dépendance passive, que Quignard explique dans le XXXe traité « Lectio » :

‘« Ce qui nous pousse sans cesse à ouvrir des livres les plus divers et les plus incertains, ou encore à terminer des livres alors que leur lecture ne nous satisfait pas, c’est impatiemment la croyance qu’ils vont nous délivrer un savoir que nous n’imaginons pas. La raison de cette patience est une irrépressible curiosité passive. (…). Nous feuilletons avidement, tournons les pages pendant des nuits, tournons les pages pendant des siècles, à la recherche de quelque « tour magique irrésistible ». » 361

Vient alors la dernière étape : celle de la corruption. Le terme évoque la perversion, une déviation de tendance. A ce stade, le lecteur se laisse aller, se prête au texte, se donne à l’auteur, et perd son identité pour s’abandonner aux mots en jouissant. C’est ce qui constitue le danger du texte de Quignard et qui révolte quelques-uns de ses lecteurs. C’est la part effrayante du livre. Bruno Blanckeman souligne ainsi que la lecture de l’œuvre de Quignard se théorise « comme une expérience de la corruptibilité » 362  : elle corrompt l’ordre de la personnalité mais également celui du monde.

Comment, dans de telles conditions, lire Quignard ? la longue cohabitation qui a été la nôtre avec ses œuvres retrouve-t-elle les étapes de Claude de Marolles ? comment s’aménagent lecture, soumission et jouissance ? la première remarque qui nous vient, lorsque nous opérons ce retour sur notre pratique de la lecture de Quignard – et notamment de Terrasse à Rome et du Sexe et l’effroi – concerne une extrême liberté de rythme : nous pouvons sans nous perdre sauter des passages, survoler des citations d’autres écrivains, nous attarder devant des descriptions ou méditer des images. Le parcours est difficile à cause de sa diversité, mais il est soutenu par un intérêt porté au rythme que nous impose l’auteur. Nous renonçons vite à vérifier tel fait historique ou à vouloir trouver le fin mot d’une suite de fragments. Les chapitres eux-mêmes, en dépit de l’appel de leur titre, cessent d’être perçus comme source d’information, délivrance d’un savoir. Entre l’attention portée à la description d’une fresque et le feuilletage du livre à la recherche de l’image, le lecteur s’oublie dans une citation d’Ovide, se laisse porter par la beauté des mots et des images, et ne se soucie plus de la raison de la présence de cette citation et du contexte qui l’encadre. C’est même le plaisir qu’il éprouve ainsi qui le fait avancer : au moment où les guillemets fermants lui annoncent la fin d’une citation, il se lance dans la suite sans éprouver la moindre gêne à l’égard de cette interruption. Désormais son objectif devient une quête du plaisir que lui procure l’acte même de lire, et il en redemande comme un toxique en manque :

‘« Les différents effets des mots et des propositions peuvent être exagérés ou même rendus toxiques par un lot d’images ou de poses(…). » 363

Le lecteur a besoin que l’auteur, le seul qui puisse lui donner cette sensation de jouissance, contrôle sa dose de sensations. Nous retrouvons, ici, l’image de l’auteur-Dieu qui, seul, décide. Peu importe le sujet ou la manière dont on le présente : le plaisir prime et c’est cette sensation, plus ou moins effrayante, qui le guide et qui correspond à la « voie de corruption » de Claude de Marolles.

Quignard parle du sexe. Et la lecture devient une expérience sensible où le lecteur s’expose à des blessures, où son corps même se soumet à la force qui le violente :

‘« Lecteur il s’ouvre, il est ouvert, l’ouvert, comme son livre est ouvert, il s’ouvre comme une blessure est ouverte, ouvre et s’ouvre, s’ouvre toute sur ce qui la déborde toute, et l’ouvre. Il est Blessure qui est tout ce qu’il est au degré près de la force qui s’y déchire, de la force qui l’ouvre sur ce qui l’ouvre, qui l’entaille, cède sang, gémit, l’écorche vif et tout entier le forme de ces écarts, de ces sanglots bruyants, de ces entailles, tout entier le met à nu et l’ouvre. » 364

Cette citation illustre parfaitement la relation sexuelle, sadique et masochiste, qui associe l’écrivain au lecteur. Quignard accorde à ce dernier le statut féminin passif 365  : il est l’“autre” qui s’ouvre comme une blessure, qui gémit – « sanglots bruyants » -, qui met nu et sanglote. Il y a du « sang ». Autant d’images qui renvoient à la femme dans sa nuit de noce, au lecteur qui reçoit dans le silence absolu la force sadique de l’écriture. Dans L’étreinte fabuleuse, Quignard souligne qu’ « une phrase qu’on lit est aussi une semence qui pousse » 366 . Mais en même temps cette nuit annonce une tournure dans la vie, un nouveau statut qui mettra fin à tout ce qui précède. D’où vient le caractère sacré de la lecture chez Quignard. Un lecteur ne peut pas ouvrir un livre d’une façon innocente. Il doit subir toutes les conséquences qu’un tel geste peut provoquer. Bruno Blanckeman arrive au même constat par un autre chemin. Il analyse le passage cité en soulignant que le retour systématique du verbe ouvrir substitue à sa signification une analogie homophonique « s’ouvre / souffre, l’ouvert / louve erre » 367 . Nous pouvons constater, alors, que lire est une expérience de corps à corps : lecteur et auteur s’affrontent, se touchent et se désirent dans un contexte de pouvoir et de domination.

Perturbé par la contradiction d’un texte qui le déconforte et qui lui assure une jouissance, le lecteur se retrouve dans un état de perte, qui entretient la pratique quignardienne de la répétition 368 . Un véritable engrenage se construit, où les mots deviennent érotiques et où le texte crée et exacerbe une attente. Il devient un texte de désir qui n’arrive jamais à être satisfait. Ce désir insatiable qui prend le lecteur comme cible, nous le ressentons à travers les termes utilisés par Olivier Delacroix décrivant ou plutôt critiquant l’œuvre de l’auteur. Il souligne qu’« on se trouve soudain noyé dans les méandres d’une mosaïque de pensées, étouffées d’esprit et de sérieux ». Puis vers la fin de l’article, il devient plus sincère sur ce qu’il a ressenti :

‘« Le lecteur se sent rapidement exclu de ce jeu de piste cérébral. M. Quignard est un écrivain savant. En dépit de son savoir encyclopédique, ses variations obsessionnelles, compulsives, parfois poétiques, souvent acharnées, finissent par ressembler à une sorte d’onanisme littéraire, mais l’onanisme n’est pas fécond, par essence, il n’a donc pu cette fois, engrosser un roman » 369 . ’

Nous ne pouvons pas trouver un témoignage plus sincère et plus direct que celui-ci mettant en avance la violence de ce désir qu se dégage du texte de Quignard et qui pousse les lecteurs à réagir parfois avec une telle violence. Nous ne pouvons pas rester indifférent devant un tel choix de termes. Ce lecteur se sent noyé, étouffé, puis il commence à s’exprimer au niveau purement physique, voir sexuel, confirmant l’objectif de Quignard de s’approcher le maximum de son lecteur et de créer cette fusion avec lui.

Au milieu de toutes ces sensations, Quignard veille sur sa proie piégée dans le filet de ses mots. Gérard Farasse, dans « Avec », lui attribue une très belle image en le comparant à une araignée qui tisse son filet pour attraper des insectes et s’en nourrir. En ce sens, nous retrouvons la métaphore de l’écriture en tant que chasse, et du lecteur en tant que proie :

‘« L’écrivain, quant à lui, est une araignée qui, à l’aide d’une substance tirée de son corps, forme un tissu fort mince, au moyen duquel il prend d’autres insectes dont il fait sa nourriture. Ces insectes, ce sont les lecteurs. C’est vous, c’est moi. » 370

Quelle attitude adopte-t-on quand on se sent piégé, ou fermement emprisonné ? Quand on se sent désiré, et qu’on se demande ce que l’autre veut de soi ? La lecture de l’œuvre de Quignard nous aide-t-elle à sortir de nous ? à aller vers l’autre ? ou bien à descendre au contraire au fond de nous-mêmes pour tenter de nous découvrir ?

Notes
353.

Quand Chantal Lapeyre-Desmaison interroge l’écrivain sur le statut du récit Le Lecteur, Quignard répond : « La dépression a dicté ce livre si violemment que je ne puis le relire sans être très mal. Sans tout faire revenir des circonstances de sa rédaction. C’est le seul livre, quand il a été réédité, pour lequel j’ai dû m’avouer vaincu. J’ai essayé mais j’ai renoncé à le relire bien que je sache combien il est rempli de fautes idiotes. Mais c’était trop dur. Toute l’hystérie de sa composition et tous les symptômes de la dépression revenaient. Je ne pouvait plus manger. Je tremblais. J’ai arrêté au bout de quelques pages. Et, par chance, j’étais rétabli au bout d’une dizaine de jours. Vraiment rétablit. Je pouvais de nouveau avaler et parler. », Pascal Quignard le solitaire, p. 73.

354.

Quignard, Le Lecteur, Gallimard, 1976, p. 29.

355.

Ibid., p. 30.

356.

Le Lecteur, Ibid., p. 31.

357.

Ibid., p. 31.

358.

Ibid., p. 31.

359.

Ibid., p. 31.

360.

Michel Picard, La Lecture comme jeu, éditions de Minuit, 1986, p. 46.

361.

Petits traités II, p. 120.

362.

Les Récits indécidables, Op. cit., p. 169.

363.

Petits traités II, p.121.

364.

Le Lecteur, p.61.

365.

Si nous considérons le comportement de l’auteur comme sadique, nous allons voir plus loin, dans la conclusion générale que l’écriture pour Quignard est une manière d’effacer le moi, ce qui correspond à la définition du sadisme de Gilles Deleuze : « Le sadisme n’a pas d’autres victime que la mère et le moi. », le sadique « n’a pas d’autres moi que celui de ses victimes. », Présentation de Sacher-Masoch, éditions de Minuit, 1967, p. 106.

366.

Revue Critique, n°620-621, janvier-février, 1999, p. 186.

367.

Les Récits indécidables, Op. cit., p. 171.

368.

« La répétition qui, dans le fond et le sans-fond, précède le principe de plaisir, est maintenant vécue comme renversée, subordonnée à ce principe. On répète en fonction d’un plaisir auparavant obtenu ou à obtenir », Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Op. cit., p. 90.

369.

« La font d’un Mont-Blanc ; Pascal Quignard »,par Olivier Delacroix, Le Figaro, 20 janvier 2005.

370.

Revue des Sciences Humaines, Op. cit., p. 20.