3. La lecture : “retour à soi” ou “sortir de soi” :

Par quelque bout qu’on la prenne, notre lecture nous renvoie à une certaine contradiction. A plusieurs reprises Quignard insiste sur le fait que la lecture est « une expérience dominée de l’absence » et que sa fonction centrale est de « sortir de soi, voyager » ; il la qualifie aussi de « curiosité sexuelle intense, voyeuriste, pour tout ce qui est autre » 371 . De notre côté, nous avons essayé de montrer qu’elle contraint plutôt à un “retour à soi” en nous basant sur une analyse de la réception de l’œuvre et des réactions des critiques. Faut-il séparer l’expérience de Quignard-lecteur de celle de ses propres lecteurs, avec toute la différence que les deux peuvent représenter ?

A vrai dire, il est difficile de négliger le statut de Quignard en tant qu’écrivain dans son expérience de lecteur. Malgré la distance qui sépare ces deux expériences, elles se rapprochent l’une de l’autre quand on les distribue dans le temps. Quignard peut-il vraiment faire abstraction de sa volonté de créer en lisant ? Quand il explique à Chantal Lapeyre-Desmaison ce qu’il appelle « la voracité d’expression » 372 qui le fait écrire, il souligne « la faim », « le vide », « un creux dans le ventre » ou « un appétit de dire », et nous comprenons qu’il s’agit d’un besoin impérieux et irrésistible. Avoir besoin de dire, d’écrire est pour lui comme avoir besoin de manger : les termes qu’il emploie pour le dire relèvent de l’ordre physique aussi bien que de l’ordre psychique : une question d’instinct. Dès lors, la distance qui sépare Quignard l’écrivain de Quignard le lecteur n’est plus tout à fait claire. Lit-il pour écrire ? ou bien écrit-il pour raconter son expérience de lecteur ? peut-il vraiment nous convaincre d’un « net éloignement entre écriture et lecture » 373  ?

Il semble difficile de soutenir, ou même d’imaginer, cette distance. Lorsque nous nous sommes attachés à la représentation de l’œuvre d’art, et à la procédure de sa création, nous avons vu se dégager une structure triangulaire dans laquelle Quignard se plaçait entre l’œuvre et son créateur, et s’efforçait de les séparer, de couper le lien de filiation afin de laisser l’œuvre s’élever toute seule. Il sait donc mieux que tout autre apprécier la distance qui le sépare des auteurs des textes qu’il a lus. Mais il ne s’arrête pas là. Poussé par le besoin de traduire cette expérience et de traiter la matière qui en reste, il trouve dans l’écriture la finalité de son expérience de lecteur. Ce n’est pas par hasard que la plupart de ses livres évoquent des créateurs, des artistes et des écrivains. Il souligne, lui-même, dans « La déprogrammation de la littérature » :

‘« Mon esthétique est une esthétique volée. C’est celle des anciens Romains. C’est celle des anciens Chinois. C’est celle des bondrées aussi : dès que je vois quelque chose qui bouge et qui m’émeut, je fonds. Je prends. » 374

Utiliser la matière d’autrui pour écrire et pour s’approcher de son lecteur signifie que l’acte de la lecture ne peut pas être séparé de l’acte de l’écriture. Son amour de l’Antiquité gréco-romaine, de l’époque baroque, de la musique, etc. reflète assurément ce qu’il cherche dans et par la lecture. Mais cette recherche ne s’arrête pas : elle va se continuer dans l’écriture :

‘« Ecrire c’est chercher dans sa tête avec un crayon. (…). C’est chercher ou bien ce qu’on ignore ou bien ce qu’on a perdu avec ce qui manque ou ce qui feint de se substituer à ce qui manque » 375

Cette définition traduit bien sa conception de la lecture. L’absence d’une vérité et le manque poussent à lire des livres qui sont censés donner des réponses ; mais les livres ne cessent d’alimenter le désir de rechercher, ne permettent jamais de conclure, et le lecteur se perd. Quignard-lecteur et Quignard-auteur vont alors de concert.

Reste qu’il y a une vraie différence entre l’expérience de Quignard-lecteur et celle des lecteurs de son œuvre. Elle explique la confusion qui s’établit entre ce qu’est la lecture pour Quignard (un art de “sortir de soi”) et ce qu’elle nous est apparue être chez les critiques et lecteurs de son œuvre (un art du “retour à soi”). Quand Quignard écrit, il traduit toute la violence qu’il a subie lors de sa lecture, première étape vers la création. C’est cette violence qu’il prend comme matière première et qu’il veut transmettre à ses lecteurs. Mais l’expérience de ses derniers est tout autre : ils reçoivent cette matière apportée de lieux lointains, dont la violence les envahit, les oblige à régresser, à retourner en eux-mêmes pour éprouver les échos. La lecture pour Quignard est un voyage hors de soi, dans une écriture qui tente de transmettre toutes les étapes du voyage. Mêmes étapes et même souffrance chez ses lecteurs, mais leur itinéraire est inverse. Quignard écrit pour aller vers son lecteur, l’accompagner dans son voyage intérieur. C’est pourquoi la plupart des critiques, comme nous l’avons souligné au début de cette partie, écrivent leurs textes à partir de ceux de Quignard. Ils se cherchent, s’expriment et se retrouvent après leur lecture. A l’instar de Jean Bellemin-Noël, qui a parfaitement exprimé cette expérience en se comparant à Loth ou à Orphée, leurs parcours est intérieur, il est une descente vers les parties profondes d’eux-mêmes 376 .

Si le lecteur de Quignard n’est pas aussi libre que ce que prétendent les traditions de la lecture, c’est que le texte qu’il a entre les mains n’est pas conçu pour l’attirer, mais pour aller vers lui. Il n’est pas texte en attente d’un lecteur, mais force qui veut le pénétrer. Ce dernier ne peut pas faire ce qu’il veut de sa lecture : même quand il s’efforce d’interpréter, d’ajouter sa propre expérience, de convoquer le souvenir d’autres livres, il cesse de se sentir suivi par un auteur qui lui impose la loi de son écriture. Si Quignard jouit assurément de sa liberté dans sa lecture des œuvres d’autrui, le lecteur de Quignard ne peut avoir le même statut, tant il se heurte à l’instabilité et l’absence de toute certitude ou de tout repère (générique, citationnel, discursif, narratif, etc.). Sa liberté de lecteur ne réside plus dans le texte qu’il lit et “suit”. D’où la nécessité du retour en lui-même. De plus, la question de l’origine, qui hante toute l’œuvre, pousse aussi, thématiquement pour ainsi dire, à descendre vers ses propres origines.

Ce retour à soi rejoint la seule interprétation que nous pouvons fournir de la façon dont Meaume le graveur signe ses œuvres dans Terrasse à Rome : à gauche en bas, une croix de Malte. Le côté gauche signifie l’origine de l’œuvre et la croix est le symbole de la souffrance. Quignard veut-il nous faire comprendre l’inutilité de chercher l’origine de son œuvre ? l’impossibilité de la retrouver à travers ses livres ? Nous avons, en tout cas, l’impression de tourner dans un cercle vicieux. Quignard publie des livres tout en affirmant qu’il ne veut rien laisser derrière lui. Il crée tout en concevant la création comme un acte d’abandon. Il écrit sans vouloir laisser de trace. Il se retire du monde tout en lui adressant des messages à travers ses livres. Il vit dans l’écriture tout en avouant sa haine de la langue. C’est cette suite infinie de contradictions qui perturbe chaque lecteur. Ecrire pour se perdre et pour faire perdre l’autre dans le vœu hystérique de sa rencontre. Le langage de Quignard porte la trace de ce désir de rencontre totale : il réfère à la sensorialité immédiate d’un monde antérieur au langage. Plus que vecteur d’information, il est acte de transmission, qui veut redonner au lecteur les sensations d’un monde d’avant la naissance, un monde utérin. A ce lecteur, alors, de se baigner dans une posture fœtale, de fondre son propre corps en une masse sensorielle capable de capter toutes sortes de signes : ainsi commence son errance. Tout devient nouvelle découverte, chaque mot, chaque signe se présente en tant que merveille, appelle à la jouissance de la sidération et, en ce sens, régénère. La fin de chaque lecture annonce une naissance dans sa joie et sa douleur, chaque livre est un cri de naissance, une douleur de blessure et une angoisse de perte : lire Quignard est une expérience de survie.

Sortir de soi ou retourner à soi : au-delà de la différence de destination, il s’agit toujours d’un chemin à parcourir et d’étapes à dépasser. C’est ce qui fait que la lecture de Quignard est modalisée par la catégorie de l’accès : non pas à la fin, mais à la poursuite du voyage. C’est aussi ce qui fait que son écriture est sur ce chemin l’instrument de la perte. Le plaisir de son texte réside dans l’évanouissement des repères, comme André Brincourt l’a très bien souligné :

‘« Pascal Quignard ne nous mène nulle part. Son royaume est la nuit (…). Il nous appartient de le suivre bien au-delà de tout fantasme. L’exigence serait-elle faite d’une disposition d’esprit perdue ? » 377
Notes
371.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 71.

372.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 91.

373.

Ibid., p. 87.

374.

Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 79.

375.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit. p. 81.

376.

« Je me retrouve plus chanceux et que Loth et qu’Orphée. Car en me retournant sur ce que je viens d’écrire je fais ce constat plus encourageant que paralysant : une telle méditation sur des objets troublants ne peut guère se pratiquer qu’à la condition qu’on dispose d’un appui, d’une rampe pour tenir ferme dans la réalité et pour prendre son élan vers la spéculation. Pascal Quignard a eu besoin de Rome pour s’élancer en pionnier, j’ai eu besoin de son texte pour me lancer dans une aventure où je sens bien que je ne me serais jamais engagé sans lui.(…). Merci à l’outrepasseur qui donne envie de passer outre », « Du Fascinus comme nouement », Revue des Sciences Humaines, Op. cit., p. 59.

377.

« Pascal Quignard ; Promenade dans la nuit des temps » par André Brincourt, Le Figaro, 26 septembre 2002.