4. La lecture comme survie :

Car l’écriture de Quignard met en scène une population de morts. Les personnages sont des philosophes, des écrivains de l’Antiquité, des artistes du XVIIe siècles, à travers lesquels il évoque la mentalité d’une époque : l’érotisme romain, la sexualité grecque ou les critères de l’art baroque. A travers des noms propres, il constitue une galerie dans laquelle il emmène le lecteur tout en organisant le rapport entre un espace et un parcours. Dans ce rapport, la multiplication des noms propres restitue le lecteur dans le présent de sa lecture.

Les noms des personnages réfèrent tous au passé. L’écriture construit ainsi un tombeau pour les morts : elle les honore et les élimine en même temps. Les récits que Quignard raconte à propos de Médée, de Narcisse, de Pasiphaé et de Tibère dans Le Sexe et l’effroi, ont aussi pour fonction de les exorciser et de les placer dans un cadre précis qui se substitue à eux. En mettant l’accent sur des morts, Quignard attribue une valeur au vivant - son lecteur dans le présent d’une écriture qui essaie de fouiller dans le passé. Par cette dernière il ferme les tombeaux pour que les absents ne reviennent jamais, et pour que vive le lecteur.

Ce dernier s’éprouve comme celui qui a survécu après le chemin parcouru en compagnie de l’écrivain. Il ne peut rester indifférent devant une telle exposition des expériences des morts, et va hautement apprécier le fait de rester vivant même après avoir frôlé leur espace. Ce qu’il retient de son parcours va lui servir de support pour se découvrir : les crimes de Médée, la perversion de Néron, le désir de Pasiphaé, la brûlure de visage de Meaume, son errance et la perte de sa bien aimée deviennent autant de stations par lesquelles il va plonger en lui-même. Ce n’est pas un processus d’identification, mais plutôt un test de connaissance de soi. Dans son entretien avec Anne Thiercy et Martin Belskis, Quignard souligne que

‘« La lecture est une expérience plus profonde, plus radicale, moins volontaire, plus passive, plus transférente plus désidentifiante, plus folle, plus extatique, plus intemporelle que le fait d’écrire. » 378

Le lecteur devient :

‘« Absence ? Disparition ? Rapt ? Extase ? Accident ? Mort ? Crime sans victime ? Métempsycose ? » 379

Se réincarner dans un autre corps ? Le lecteur de Quignard est cette âme perdue qui a besoin d’un corps pour exister, comme si on lui avait volé le sien et qu’il partait en quête de son corps perdu. Il le cherche à travers les ombres des morts, mais ne peut s’identifier pleinement à aucune : elles ne lui offrent jamais qu’un aspect de lui-même. Ainsi se poursuit sans fin le retour aux sources, selon un schéma qui rejoint tout à fait celui auquel nous conduit la deuxième partie de ce travail : un corps uni se disperse pour se re-découvrir. Dans Terrasse à Rome, le lecteur assiste à cette métamorphose du corps. Meaume le graveur apparaît au début du roman comme possédant le corps parfait, plein de vitalité et de jeunesse. Ensuite, il assiste à sa lente décomposition, qui commence précisément avec la perte du visage. Et à la fin, dans la dernière page, il retrouve l’image de Meaume-infans. De la même manière, dans Le Sexe et l’effroi, il rencontre l’histoire de Parrhasios et de son modèle qui agonise. C’est que les images du corps souffrant abondent et expriment aussi l’expérience de la lecture. A l’ouverture du livre, le corps du lecteur devient un corps qui s’ouvre, et qui souffre. Un corps vivant. La mort dans l’œuvre réhabilite la vitalité d’un corps qui s’absente : c’est pourquoi nous avons évoqué à plusieurs reprises la dimension érotique de l’écriture, l’aspect physique que prend la lecture. C’est peut-être aussi pour cette raison que tant de lecteurs y sont rétifs.

L’œil du lecteur de Quignard continue de balayer la page, mais, lui, il vagabonde, l’esprit ailleurs, sans que sa pensée n’ait toujours de rapport très étroit avec ce qu’il lit. La lecture de l’œuvre de Quignard est une expérience tellement riche, car ce n’est plus la liberté du lecteur qui prime, mais la qualité de l’expérience qui émane de la lecture même. Cette expérience tient sa force de la recherche dans la perte : le lecteur se perd dans la suite d’associations mi-libres, mi-dirigées que l’écriture de Quignard suscite.

Notes
378.

Scherzo, Op. cit., p. 5.

379.

Le Lecteur, p. 85.