I. Une altérité confuse :

Face à l’écriture de la perte de Quignard, il était impossible d’adopter un seul courant ou une théorie psychanalytique précise car chaque fragment ou image représente tout un système autarcique qui donne une touche à l’ensemble sans être influencé par la vision totale du texte. La difficulté de résumer l’œuvre de Quignard en est la preuve. A cause de cette difficulté, les critiques choisissent souvent une partie, un fragment, ou bien un thème à commenter. Ce qui donne la liberté à l’écrivain de formuler une réponse concernant une autre partie dans le livre, sans répondre directement à la question du critiques. Ce qui renforce le vide qui sépare les fragments et multiplie les interrogations de la part du lecteur. Pierre Lepape a souligné ce phénomène chez l’auteur à propos de la tentative de Genviève Brisac de faire entrer Quignard dans les grilles d’un entretien didactique :

‘« Pascal Quignard, tout en faisant mine de se plier courtoisement aux règles de jeu, ne cesse de dérober, d’enfouir, de décentrer, de s’échapper et de plonger, multipliant questions et hypothèses, là où l’on est habitué à des réponses ou à ce qui en tient lieu. » 380

Le fragment se définit, en principe, par la part d’un non-dit fort présent dans l’œuvre. Or ce non-dit pourrait être conçu comme une forme de souffrance retenue, incapable de trouver les mots qui lui conviennent. Ainsi, cette souffrance perdue demeure dans le texte sous forme de tension indéfinissable augmentant l’impression d’une perte chez le lecteur. Notre recours à des approches psychanalytiques diverses est la suite d’une tentative de cerner ce non-dit perdu concernant chaque fragment. Le retour aux origines, la descente au fond des enfers est un moyen de faire remonter du gouffre de l’inconscient un mot perdu, une sensation oubliée ou bien un souvenir confus afin de cerner la magie et la force de cette écriture fragmentaire 381 . La psychanalyse est prise dans notre étude comme méthode de recherche destinée à révéler des éléments que l’on croit oubliés, à les faire réapparaître au grand jour afin de les identifier et de les comprendre. De plus, l’auteur à plusieurs reprises a expliqué sa façon de procéder qui ressemblait à un « travail de marqueterie » 382 , et la joie « réelle, artisanale, obsessionnelle, motrice » que cela lui procurait. Nous avons, donc, essayé de deviner la part délaissée et les parties qui résultaient de cette œuvre artisanale, qui se montrait souvent comme une façon de couper, tailler, détruire ou voiler. Ainsi, nous sommes partis de la considération que chaque fragment s’associait à une part intime au sens humain du terme, et que celle-ci procurait une force à l’ensemble du texte. Sans avoir la prétention ni d’analyser ni d’enfermer les fragments dans des interprétations définitives, notre étude a tenté de cerner les limites des associations qui se rattachaient à chacun d’eux et qui faisaient souvent appel à la totalité de l’œuvre.

Notes
380.

« Ethnologue et indien ; à voix nue : Pascal Quignard. L’écrivain parle du langage, de la pensée, de la musique et du silence, semant trouble et beauté » par Pierre Lepape, Le Monde, 19 février 2001.

381.

Cette procédure est proposée par Quignard lui-même dans son livre Le nom sur le bout de la langue. Jeûne le tailleur, le mari de Colbrune la brodeuse, est descendu dans la montagne, au fond d’un gouffre à la recherche d’un mot oublié, d’un nom perdu : Heidebic de Hel.

382.

A Catherine Argand, Lire, n° 308, septembre 2002.