II. Le dynamisme de la pensée panoramique :

Après avoir exposé toutes les contradictions que le texte de Quignard peut produire lors de sa réception, il est intéressant de remonter vers les origines de cet effet et d’explorer le mécanisme de pensée qui l’a véhiculé. Pourquoi le texte de Quignard fait-il peur ? pourquoi sa lecture est-elle une question de survie qui s’impose au lecteur et qui l’exaspère parfois ? quelle mort affronte-t-on dans l’écriture quignardienne ?

Dans la troisième partie, nous avons signalé que le texte de Quignard prend le lecteur comme l’ennemi avec qui il entretient un lien conflictuel, basé sur le désir de manipuler et de dominer. Et nous avons cité la métaphore de Gérard Farrasse qui compare Quignard auteur à une araignée 383 . Ainsi, les positions contradictoires permanentes insérées dans le texte influencent même l’attitude du lecteur. Nous serons donc obligés de nous intéresser à l’image de l’écrivain, sans essayer de révéler ses énigmes ou de lui faire avouer ses secrets, comme la plupart des critiques ont tenté de faire ; ni chercher à expliquer le texte par quelques petits détails concernant la vie de l’écrivain afin d’établir un autoportrait fragmenté de l’auteur à travers son œuvre. Au contraire, ce que nous essayerons de montrer, dans cette conclusion, c’est le fonctionnement de la pensée de Quignard qui trouve son écho dans son écriture. Après avoir examiné ce texte pour expliquer la fascination qu’exerce l’écriture de la perte, nous allons tenter de suivre le raisonnement intellectuel qui préside à l’élaboration d’une telle écriture. Car l’auteur revendique ce fonctionnement de la pensée comme partie indissociable de son écriture. De plus, dans ses œuvres aussi bien que dans ses entretiens, il aime souvent re-définir les activités concernant sa création. Mais il reste souvent incapable de parler de la création en tant que telle : « Je déteste le discours sur la création » 384 . Ainsi, par exemple, confie-t-il à Chantal Lapeyre-Desmaison :

‘« Je ne puis penser qu’en écrivant. Or j’écris en lisant. Donc j’avance ainsi, (…). » 385

Penser, lire et écrire, pour Quignard, sont intimement associés ; et ce triangle d’activités se concrétise par le biais du langage. La part énigmatique de la phrase citée résulte de l’emploi du gérondif qui reflète une temporalité problématique. Le langage, l’élément qui réunit les trois activités citées et qui préoccupe Quignard, est le domaine où vont se réaliser ces actes. Comment ces trois activités peuvent-elles être accomplies en même temps, alors que, comme actes, elles ne peuvent être conçues que successivement dans une logique prédéterminée? Comment associer l’écriture en tant que « chasse » à la lecture en tant que « soumission » et « passivité » par le bais de mots qui sont « soldats de guerre » 386  ? L’auteur souligne souvent que le langage est un exercice de pouvoir. Dans Rhétorique Spéculative, il cite Fronton :

‘« Le pouvoir est langage. Ton pouvoir est langage. » 387

Dans Le Sexe et l’effroi, il cite Septumius :

‘« Amat qui scribet, paedicatur qui leget (Celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). » (S.E.262)’

Pour Quignard, la lecture

‘« rejoint la passivité. Le lecteur devient l’esclave d’une autre domus. Ecrire désire. Lire jouit. » (S.E. 263)’

Dans le XXVIe traité, « Chien de lisart », Quignard exprime sa façon de lire :

‘« Je veux lire. Je veux me soumettre à la loi qui me défend d’être moi. » 388

C’est là où réside la singularité de notre auteur. Dans la simultanéité qu’il revendique, nous relevons un lien avec le rêve et ses procédés de figuration : les pensées sont sélectionnées, condensées par une écriture fragmentaire et elles sont lues ; c’est-à-dire transposées en images visuelles. Penser-lire-écrire, ces trois activités paraissent dans le discours de l’auteur en tant que bloc unissant les éléments en un tout. Dans un entretien, Jean-Louis Pautrot lui demande de commenter sa façon de travailler, et Quignard répond :

‘« C’est quelque chose qui tient entre l’écriture et la lecture. Qui se situe entre l’activité et la passivité. Entre la volonté et le plaisir. » 389

Ce “quelque chose” dont parle Quignard et qui se situe “entre” deux mondes différents n’est que la limite. Sans en parler directement, nous trouvons que dans la plupart de ses œuvres, il y a une trace de cette confusion de la limite qui contribue à doubler l’incertitude du lecteur et l’oblige à accepter le travail de l’auteur dans sa totalité, en tant que bloc. Dans Vie secrète, Quignard explique :

‘« Tout arrive en bloc, d’un seul coup, non déplié, presque panoramique, en tout cas co-rythmique. » 390

Plus loin il précise encore :

‘« Il s’agit de poser ensemble le vu ensemble. » 391

C’est ce bloc en question où toutes les contradictions et les sensations opposées semblent être réunies, qui soulève un problème pour le lecteur. Ce dernier ressent l’obligation de tout prendre et de n’avoir ni le temps ni la possibilité de faire le tri de ses sentiments. Bien que l’écriture de Quignard se présente souvent en tant qu’écriture fragmentaire, la fragmentation ne touche que l’aspect apparent sans influencer les réseaux des associations qui s’effectuent dans cette écriture.

Ainsi, comme nous l’avons souligné dans la deuxième partie, l’écriture de la perte chez Quignard recourt à des procédés de rêve. Dans Terrasse à Rome, tout le roman semble être dicté par eux : ellipses comme condensation et symboles comme déplacement se rajoutent à des récits de rêve proprement dits. La condensation et le déplacement effectués renvoient aussi à la « plasticité du matériel verbal. » 392 , selon les termes freudiens ; car ce sont des modes de transposition qui mettent en relief le double sens des mots et l’ambiguïté que cela produit. La plupart des critiques parlent souvent de ce bloc d’une manière indirecte, qui se présente parfois sous forme de reproche. L’absence de genre, la variété des thèmes, le mélange des époques et parfois des personnages, que l’on reproche souvent à l’auteur, ne sont que des interrogations sur cette pensée en bloc qui se rapproche de la démarche de rêve. Dans Le Sexe et l’effroi, l’auteur précise :

‘« Ce livre est un recueil de songes offerts à des restes de ruines. » (S.E.56) ’

Mais dans cette usine de rêves qu’est l’œuvre de Quignard, il manque quelque chose : le rêveur. Quignard souligne que pour aborder sa vie, il lui faut « un moi pour dire je » 393  : pour vivre son rêve il lui faut aussi un dormeur, un rêveur qui sera soumis aux processus de son rêve, qui sera prêt à se débarrasser de son moi pour aller à la rencontre de l’inattendu, un lecteur qui aura le courage de s’oublier pour lire et adopter la procédure de la lecture que prône Quignard : « Je veux lire. Je veux me soumettre à la loi qui me défend d’être moi. » 394 . Ici, le lecteur se transforme en dormeur qui offre son corps à une hallucination pré-existante. Dans le VIIIe traité, « Le Livre des lumières », Quignard explique :

‘«Ainsi une navette étrange va-t-elle du corps du lecteur au livre qu’il tient ouvert. Elle tisse un réseau invisible, elle met en branle une libération obscure et, provoquant à une étrange métamorphose, elle donne l’essor à une hallucination qui est éprouvée comme physique. » 395

Il nous semble intéressant de souligner que dans cette citation, la “navette” part dans un seul sens, du lecteur au livre, et non l’inverse, et que le réseau se construit à partir du livre et en lui, comme un pouvoir exigeant la soumission du corps du lecteur. C’est la communication et l’échange propres à la littérature qui est en jeu. L’action des procédés du rêve met en cause le langage en tant que système où se fait et se défait le sujet parlant ; l’énoncé, dans ce sens, ne s’adresse plus à la personne du lecteur, ou plutôt le lecteur va se débarrasser de son moi pour aller habiter l’espace inconnu d’un livre.

Cette loi qui défend au lecteur d’être soi exige en retour une écriture sans traces d’un moi qui s’y exprime. Le moi du lecteur disparaît à condition que l’écrivain, de son côté, s’efface lui aussi pour écrire, comme nous allons le voir plus loin. De cette manière, la communication se tarit et toute forme de dialogue s’arrête. A plusieurs reprises dans notre étude, nous avons souligné notre doute sur l’enjeu du livre et les objectifs de l’écrivain ; ce qui nous a permis de conclure qu’il n’y avait pas de message, mais plutôt des sensations et des rêveries à vivre. Même les livres qui adoptent l'aspect d’un essai comme Le Sexe et l’effroi, ne prétendent jamais révéler une vérité quelconque née de l’agencement minutieux de différents arguments.

Mais avant de développer cette question du langage, essentielle pour la qualité de réception de l’œuvre, essayons de poser une autre question. Si l’auteur présume qu’il « pense en écrivant », qu’il emprunte les procédés de rêve pour travailler et qu’il cherche à traduire une sorte de pensée en bloc, quels sont les thèmes qu’il peut développer de cette manière ? comment et à quoi pense-t-il quand il écrit, puisque, s’agissant de rêve, nous ne pouvons pas exclure le travail de sélection que les pensées subissent ? Dans La Leçon de musique, il précise :

‘« Je m’arrête à des embarras, à des images malencontreuses, à des courts-circuits plus qu’à des pensées formées et qu’assure un système prémédité qui les étaie » 396

Dans cette remarque nous trouvons la définition anticipée de Sordidissimes 397 . L’auteur part de tout ce qui est négligé, délaissé, marginalisé, et qui va ensuite lui révéler des secrets. Ces objets sordides répondent exactement au vœu de se soumettre à la loi qui l’empêche d’être soi. Ici, la recherche se fait lors de l’écriture, ce qui signifie l’absence de préméditation finaliste et une sensibilité extrême à l’effet de surprise. Il s’agit plus d’une exploration menée par la force de la curiosité que d’une recherche préméditée visant une fin précise.

Or, l’univers clos, autonome et solitaire qui va se construire à partir de ces objets, notions ou thèmes négligés, est un univers fondé sur la limite de l’autre. Car tous ces objets sordides sont les restes du monde de l’autre : ce qui reste de sa « pensée formée », et assurée par « un système ». Sans le monde de l’autre, il n’y a pas d’objets délaissés, et par conséquent le monde de Quignard n’existe pas. Les objets ne sont jamais sordides que par l’autre : Quignard, lui, les accueille, et c’est là que commence la problématique de son œuvre. Tout en voulant rester autonome, singulière et solitaire, elle est construite sur la base de la séparation avec l’autre. Nous touchons peut-être alors l’essence de l’œuvre de Quignard : tantôt il apparaît, bien déterminé, bien défini mettant une frontière bien claire entre lui et le monde de l’autre ; tantôt il disparaît, se fond dans un lien fusionnel laissant supposer l’absence de toute sorte de limite :

‘« Je chercherai toujours des pensées ambivalentes, qui tremblent. J’aurai toujours dans la vie courante une espèce de peur et d’extrême respect à l’endroit des animaux. Je suis né ainsi. C’est l’autre face de ma liberté ou de mon audace. Vous ne pouvez pas être audacieux sans peur. La peur, la chose qu’il ne faut pas faire, la hardiesse curieuse, le cœur battant sont le fond de la pensée. » 398

La peur dont il s’agit est bien celle de l’autre, car l’auteur ne cesse – pour s’en distinguer – de faire appel à lui. Une hésitation et un doute permanent cernent le monde de Quignard. Cette peur et cette hésitation expliquent les deux attitudes contradictoires que nous avons relevées tout au long de notre travail. Il y a un rejet de l’autre, et la composition d’un univers basé sur tout ce que constitue ce rejet ; mais, il y a aussi souvent un espoir de rencontrer cet autre, de se fondre en lui pour abolir toute forme de différence qui les sépare. Les objets sordides qui remplissent l’œuvre de Quignard sont la trace de l’autre en ruine ; mais qui peut à n’importe quel instant se transformer en une présence exigeant une communication. Dans le Sexe et l’effroi et Terrasse à Rome, nous trouvons la trace de sordidissimes, de ces embarras de pensée et des courts-circuits que l’auteur essaie de réhabiliter dans son écriture parfois sous forme de liste, comme nous le verrons, plus loin.

L’écriture fragmentaire, à cause de l’hésitation et de la peur qu’elle implique, ne donne jamais le temps d’acclimatation, ni l’espace au lecteur pour s’adapter. C’est une écriture qui prépare soit une rencontre violemment fusionnelle, soit un rejet absolument agressif. Le recours permanent à des procédés de rêve facilite cette confusion voulue par l’écrivain et manipule la notion de l’autre sur laquelle est basée toute forme de production.

L’autre dont il s’agit peut prendre plusieurs figures : le langage, le réel, le social, les individus en général et tout ce qui peut représenter un système ou un ordre établi. Cette notion de l’autre, chez Quignard, ne se limite pas à la référence psychologique de semblable ou du différent. Par conséquent les critiques trouvent une difficulté à insérer Quignard dans leur système à eux. On le compare à d’autres écrivains, on l’insère dans des listes, des groupes et des courants ; mais on finit souvent par se rendre compte de son inadaptation et de son décalage par rapport à l’autre dans son sens global. La notion de limite dans l’œuvre de Quignard n’est pas tout à fait définie et parfois même clairement perdue, ce qui rend son écriture peu accessible ou plus exigeante.

Notes
383.

« Avec » in Revue des Sciences Humaines, n°260, 4/2000, p. 24.

384.

A Jacques Malaterre dans son film “ à mi-mots”.

385.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard, le solitaire, p. 76.

386.

Rhétorique spéculative, p. 28.

387.

Ibid., p. 28.

388.

Petits traités II, p.44.

389.

Entretien réalisé au cours de l’été 2003 par Jean-Louis Pautrot, publié aux études françaises, Vol. 40, n° 2, 2004, « Pascal Quignard ou le noyau incommunicable », Les presses de l’université de Montréal, p. 88.

390.

Vie secrète, p. 26.

391.

Ibid., p. 27.

392.

Souligné par Pierre Kaufmann dans l’article « Psychanalyse » de l’ Encyclopédie Universalis, CD-ROM, version 7, 2002.

393.

La Leçon de musique, p. 53.

394.

Petits traités II, p. 44.

395.

Petits traités I, p. 141.

396.

La Leçon de musique, p. 12.

397.

Dans son dernier ouvrage Sordidissimes, Quignard définit les sordes, chapitre IX, : « Sordidi veut dire répugnants. », « des objets tout à fait indignes (sordidissima). », « les choses les plus communes ; vinaigre, pouliot, daim, rhinocéros, latrines, éponges. », pp. 33-34.

398.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard, le solitaire, p. 106.