III. La haine du langage :

Quand on parle de Quignard, on mentionne souvent des paradoxes : fasciné par la musique et les compositeurs, il choisit comme titre pour son livre La haine de la musique ; amoureux de littérature, il ne cesse d’exprimer son refus du langage en tant que système qui exige obéissance. Dans chaque interview, il ne cesse de confirmer :

‘« Je suis un écrivain qui n’aime pas le langage. » 399 .

Pour tenter de saisir ce fonctionnement paradoxal nous allons analyser des propos de Quignard sur le langage. Choisissons à titre d’exemple un extrait des Petits traités I, XIe traité, « La bibliothèque » :

‘« Les langues, qui sont des puissances très tyranniques, asservissent ces corps et les transforment à leur image, tant il est vrai que celui qui prétend « maîtriser » une langue, en user le plus « librement », est celui qui s’y est aliéné davantage : jusqu’à la servilité. C’est un esclave qui a épousé les intérêts de son maître et qui cultive avec un zèle obsédé, entêté (es « puristes »), la passion diabolique qui les emprisonne, tour à tour graissant et hérissant le fouet, faisant rutiler les chaînes et les fers, ajoutant aux entraves, chantant très haut des sortes de petits Te Deum à la gloire de supplice. » 400

La langue est un “tyran”, un “maître” qui vit sur la “servilité” de son “esclave”, le sujet parlant. D’où vient cette vision ? comment un “écrivain” conçoit-il la langue comme ennemi ? L’une des figures de l’autre dans l’œuvre est le langage comme code social. Dans plusieurs entretiens l’auteur en parle et témoigne de son refus. Selon lui, il est un produit de la société, il nous vient de l’extérieur et demeure étranger à l’origine de l’être ; c’est pourquoi il nous constitue comme sujets soumis :

‘« Dire que nous sommes des êtres de langage, comme le fait la société, est profondément faux. Et ne pas être doué pour le langage, c’est répondre à plus originaire. Nous ne sommes pas des êtres parlants, nous le devenons. Le langage est souvent un acquis précaire, qui n’est ni à l’origine ni même à la fin car souvent la parole erre et se perd avant même que la vie ne cesse. » 401

Comme code, le langage cherche à établir un système qui a besoin de règles et de lois pour persister. Ainsi, le langage se transforme en une source de malheur pour l’homme. Il est souvent à l’origine de malentendus et d’incompréhension ; donc il est déclencheur de guerre :

‘« En fait, c’est le langage qui divise », une fois que les enfants sont imprégnés de langage, que tout le pronominal, le social, le généalogique se sont installés en eux, « pouvoir s’en séparer un peu devient extrêmement difficile. Or le langage est foncièrement lié au désir de domination sociale. Il cherche l’ascendant. Sa fonction est le dialogue et le dialogue, quoi qu’on en dise de nos jours, c’est la guerre. » 402

Alors comment réussit-il à manier cet élément intrus, “produit social”, et rester fidèle à l’origine, à son érudition ? Comment réussir le bloc triangulaire d’activités, (penser-écrire-lire), en utilisant le langage comme système de séparation et de division fondé par la société de l’autre? Quignard explique à Catherine Argand ce lien conflictuel :

‘« Le langage ne doit pas être le tout, le centre de nous-mêmes. N’oublions pas que nous lui préexistons. A chaque fois que l’on cherche un mot, cela veut dire : « Tu as appris le langage, tu peux l’oublier, tu n’es pas le langage. » » 403

Ainsi, accepter de penser, d’écrire et de lire, par le biais du langage, c’est accepter de tout perdre à n’importe quel moment et d’introduire le risque de la perte de façon permanente. Le devenir de l’homme est mis en cause dans cette perspective de perte. Parce que nous devenons des individus par le biais d’un élément étranger à nous-mêmes, nous vivons avec le risque de tout perdre. Les mots ne sont que des éléments étrangers dont l’auteur cherche sans cesse à se détacher. Il souligne à leur propos :

‘« Je les tiens à distance, c’est un matériau, j’espère ne pas me laisser avoir par eux. » 404

Car ce sont des éléments douteux, constituant toute la structure du système symbolique qui est le langage. En eux le lien signifié-signifiant est improbable. Et Quignard renforce cette première incertitude par la mise en cause de la pertinence sémantique. Pour lui, chaque mot se détache de sa signification et la notion de sens devient confuse : « parcourir un sens à ce qu’on aime, c’est mentir. » (T.R.66). Dans un entretien, l’auteur souligne :

‘« Je déteste qu’on attende du réel quelque chose comme un sens. C’est déjà une façon de tricher avec le monde. » 405 . ’

Dans l’écriture de Quignard la notion de perte ne porte donc pas seulement sur un objet ou une notion : le mot même qui la dit se détache aussi de toute certitude sémantique.

Dans Le Sexe et l’effroi, cette séparation entre le mot et son sens habituel se fait sous forme de recherche étymologique :

‘« Le mot peintre se dit en grec zôgraphos (celui qui écrit le vivant). Il se dit en latin artifex (celui qui fait un art, une œuvre artificialis). » (S.E.50)’

De re-définition :

‘« Ômophagia : la mère dévore cru son fils qui fait retour ainsi, par le sang, dans le corps de celle qui l’a expulsé. Telle est l’extase sanglante qui fonde les sociétés humaines.» (S.E.327)’

Ou de traduction :

‘« Ils disaient : Te paedico (je te sodomise) ou Te irrumo (J’emplis ta bouche de mon fascinus). » (S.E.24)’

Il re-définit des mots, des notions et des concepts afin de montrer la fragilité du code courant.

Dans Terrasse à Rome, l’auteur emploie les mêmes procédés pour mettre en doute la notion de sens. Il emboîte texte et image tout en soulignant qu’un mode d’expression ne se transpose en un autre qu’à la condition de sa perte. Meaume dit :

‘« Les rêves, ce sont des images. Même d’une façon plus précise, les rêves sont à la fois les pères et les maîtres des images » (T.R.36)’

Normalement ces images sont retranscrites verbalement dans le roman, ce qui produit une tension entre la forme et le mot ; entre le mot et le sens spatial qu’il peut évoquer. Pour l’auteur l’image et la littérature ne peuvent pas être juxtaposées. Puisque l’image du rêve est visible, alors elle ne peut pas être “transcriptible”. De la même façon, le texte ne peut jamais être considéré comme une sorte d’image :

‘« L’image coupe l’herbe sous le pied qui est le langage. Montrer l’écrit comme spectacle : s’il apparaît, il s’anéantit ; il commence à être visible ; il cesse d’être lisible ; il est un poisson qui crève dans l’air et la lumière sans un cri. » 406

C’est une autre façon pour Quignard de mettre en cause le système du langage dans ce roman : en proposant d’associer le statut du spectateur à celui du lecteur.

Le refus de langage peut aller jusqu’à la haine. Elle s’explique par la volonté de le redéfinir et de l’employer non en tant que code social imposant le respect et l’obéissance, mais en tant qu’outil constitué de matériaux que l’auteur tient à distance et par lesquels il souhaite ne pas être influencé. L’être, selon lui, peut vivre sans cet artifice qui trahit souvent son origine et qui mène souvent à des conflits. Mettre en cause le langage est une manière d’exprimer la volonté de le libérer de l’esprit de système et de l’utiliser pour se rapprocher des choses, pour se fondre en elles au lieu de les enfermer dans des cases. C’est la seule façon de revoir l’origine à travers le langage. A Catherine Argand, Quignard explique :

‘« A l’origine, lorsque nous naissons, nous sommes tous extraordinairement interchangeables. Nous n’avons pas de nom, pas de petits mots comme « je » et « tu ». » 407

Refuser le langage en tant que système imposé par l’autre pour dominer conduit alors à redéfinir le moi du sujet parlant ou du sujet écrivant. Si celui-ci parvient à ne pas recourir au système linguistique qui l’a constitué, il cesse de se défendre contre la fascination de l’origine, le ça des pulsions, qui n’a pas besoin de langage pour s’exprimer. En ce sens, s’attacher à un langage “revisité” par le système du rêve est le moyen de faire appel au pouvoir profond qui alimente les images inconscientes. Ainsi, le discours de Quignard finit par se concrétiser dans son écriture, qui porte la trace profonde de cette origine perdue par le langage :

‘« Seuls les rêves, dans la nuit dans laquelle tous les jours tous les hommes sombrent, révèlent une part de ce monde auquel le langage tourne le dos. » (S.E.352)’
Notes
399.

A Jacques Malaterredans son film“à mi-mots”.

400.

Petits traités I, p. 208.

401.

A Catherine Argand, Lire, n° 308 septembre 2002.

402.

A Catherine Argand, Lire, n° 262,février 1998.

403.

Lire, n° 262, février 1998, p. 33.

404.

Ibid., p. 33.

405.

Ibid., p. 33.

406.

Petits traités I, p. 132.

407.

Lire, n° 308, septembre 2002.