IV. Le social, principe d’obéissance :

Le langage, et tout ce qu’on lui associe, représente le code auquel l’individu s’identifie. Refuser ce code entraîne de multiples conséquences. L’image, le nom, l’identité psychosociale et tout ce qui contribue à l’appartenance à un groupe sont les premiers obstacles que Quignard rencontre face à sa liberté de créer et de penser :

‘« L’identité psychologique m’indiffère, je n’en ai presque plus puisque j’ai abandonné mes rôles et l’image que mes parents avaient fait de moi. » 408

Parler une langue ne contribue pas à la formation de l’identité. La langue, comme nous l’avons vu, ne constitue pas un fond particulier ou commun dans lequel celui qui parle peut puiser :

‘« Au fond de chacun de ceux qui ouvrent la bouche, non pas une histoire propre (leur plus privé et profond « ego » n’étant précisément qu’une catégorie propre à la langue qu’ils utilisent, et sans existence universelle, ni matérielle. De plus, « langue solitaire », « individu sans communauté », etc., ce sont des cercles carrés, des échelles sans échelons) » 409 . ’

Selon l’auteur,

‘« Nous sommes des petits chiens, des petits chats, des éponges infectées par la langue et la société. » 410 . ’

Ainsi, la question de l’identité est mise en cause avec tout le contenu psychologique des individus : « L’époque, le lieu, la classe sociale, la culture, l’âge, le sexe, les souvenirs individuels » 411 , toutes ces notions demeurent étrangères à la question de l’origine. Tous ceux qui choisissent une langue pour s’identifier trahissent la source originaire et finissent par ressembler à des « éponges » infectes. Retrouver cette origine signifiera donc faire taire la langue et se détacher de tout ce qui s’associe à elle. Ecrire, peindre, graver, lire ou faire de la musique, ces activités créatives sont ainsi souvent conçues, chez Quignard, comme une manière de se débarrasser d’un moi construit sur des bases étrangères à l’origine, et elles représentent le chemin le plus approprié pour retrouver l’origine.

L’auteur souligne qu’écrire, pour lui, « c’est un symptôme. » 412 , c’est-à-dire le signe d’un appel profond au-delà des exigences du langage, du réel ou de la conscience. La réponse à cet appel, le texte, n’est pas un produit destiné à une finalité précise, il ne se prête à aucune évaluation par des critères étrangers à lui. C’est une écriture qui fait irruption sans chercher à faire des compromis : une activité ayant comme source une pulsion profonde à laquelle elle cherche à rester fidèle, plutôt que de la modifier pour la satisfaire autrement. La part symptomatique dans l’écriture de Quignard repose sur le côté irrépressible et incompréhensible du désir qui l’a engendré et qui tend à se maintenir. Elle est l’outil donné à une pulsion pour s’exprimer au-delà des sphères de satisfaction qui constituent le sujet.

Dans Le Sexe et l’effroi, il souligne que

‘« L’art préfère toujours le désir. L’art est le désir indestructible. Le désir sans jouissance, l’appétit sans dégoût, la vie sans mort. » (S.E. 240)’

Dans cette œuvre, nous avons souligné que l’auteur associe souvent les fresques aux livres, les contes aux tableaux afin de trouver l’origine de chaque représentation. Ainsi, nous ressentons que la pulsion originaire va se retrouver dans une écriture fragmentaire, non personnelle, qui parle des choses sordides, a-typiques, se rapprochant plus de l’origine que ne le font les formes développées et construites, soucieuses de rencontrer une approbation du public. Or, Quignard n’écrit ni pour lui, ni pour un public :

‘« Un public, pour moi, je ne sais pas ce que cela veut dire, je ne saurais comment l’imaginer dans ma tête. » 413 .

« Je veux plus jouer un rôle » déclare-t-il à Catherine Argand 414 . Tout ce qui vient de l’extérieur demeure étranger à soi : le langage, la musique et l’identité sont des formes que l’individu apprend à posséder durant sa vie pour être reconnu en tant que sujet dans le monde. Mais, ces acquis culturels, qui scandent le développement individuel, demeurent étrangers à l’origine ; par conséquent il y a toujours un risque : les perdre ou être éternellement soumis à leurs exigences tyranniques. C’est pourquoi l’auteur s’attaque à tout ce qu’on lui a imposé durant sa période de dépendance, tout ce qui a été introduit en tant qu’éducation et apprentissage à fins sociales. Cette éducation n’est qu’un autre moyen de le maintenir dans un état de dépendance et d’obéissance, de le rendre passif vis-à-vis de normes dont il ne maîtrise pas forcément le fonctionnement, mais qui servent à le dominer en tant qu’individu parmi d’autres. Ici, nous nous approchons de l’un des thèmes qui ont été abordés dans les deux livres de Quignard : Le Sexe et l’effroi et Terrasse à Rome. A plusieurs reprises dans notre travail, nous étions confrontés à la question des traditions, des normes, des hors-normes et surtout de la hiérarchie et de la domination. Toutes ces notions se réunissent sous le signe du social et du devoir d’obéir. Le personnage de Meaume le graveur incarne cet état de non-adhésion à la société dans laquelle il vit. La brûlure de son visage et sa façon de graver contribuent à le mettre souvent en dehors de la réalité sociale, même s’il y participe pour survivre.

Ainsi, l’écrivain rejette tout ce qui contribue à la division et empêche des liens fusionnels entre les membres. Cette hantise du réel, d’organiser, de classer et de faire la distinction entre les choses, est à l’origine de l’angoisse de l’homme qui éprouve souvent la nécessité de s’identifier à quelqu’un ou à quelque chose pour trouver une place dans la foule. C’est le réel qui va affaiblir l’homme et lui inspirer l’obéissance à toutes ces règles. Cette division, impliquant la volonté de faire obéir, va encourager la constitution d’une hiérarchie et le rêve de dominer. La plupart des chapitres du Sexe et l’effroi, traitent des cas hors-normes et présentent des personnages qui ont décidé d’agir contre les normes et les traditions : Médée, Pasiphaé, Narcisse, Tibère, ne sont pas des personnages comme les autres. Ils ont marqué l’histoire par leurs personnalités et leurs attitudes qui dépassent les règles des sociétés dans lesquelles ils ont vécu. Parler de ces personnages est une autre manière de dire l’inutilité de normes basées sur la hantise de catégorisation, de la séparation et de la domination. Dans la plupart de ses entretiens, l’auteur revient sur ce point. A Jean-Louis Ezine, Quignard souligne :

‘« Moi, ce qui m’étonne, c’est qu’il y ait des genres, avec des règles bien construites, des plaisirs conventionnés, des boîtes où ranger toutes choses. Quand on divise le réel, c’est toujours pour mieux régner. » 415

Distinction, division et séparation sont des termes que la réalité introduit pour obliger les individus à être soumis. Nous remarquons que chez l’auteur il y a une peur panique de l’obéissance qui rend l’être passif. La perte est le seul moyen qui rend l’individu maître et à l’abri de toute forme de sujétion. « Incende quod adorasti », « brûle ce que tu aimes » dit la continuité de ce processus de perte dans lequel l’individu se sent enfin libre de toute forme d’attachement. A propos de la lecture, Quignard explique à Chantal Lapeyre-Desmaison qu’elle est expérience de régression, et refus du composé social, de la part de réel en nous :

‘« D’une autre manière encore c’est une activité de recherche active, pour décomposer le composé social. Enfin pour une autre part, qui n’est pas la moindre, et qui n’est pas la moins périlleuse, la lecture est une régression très étrange à l’état de l’audition avant la voix. » 416

Lire est une façon de s’oublier et de se détacher du réel. Dans ce sens cette activité peut aussi impliquer une perte identitaire.

Notes
408.

Lire, n° 308, septembre 2002.

409.

Petits traités I, p. 153.

410.

Lire, n° 262, 1998, p. 35.

411.

Petits traités I, p. 153.

412.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 90.

413.

Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard, le solitaire, Op. cit., p. 111.

414.

Lire, n° 262, 1998.

415.

« Quignard l’aveu » par Jean-Louis Ezine, Le Nouvel observateur, jeudi, 6 janvier 2005 – n° 2096 – Livres.

416.

Op. cit., pp. 71-72.