V. Perte identitaire :

‘« L’identité psychologique m’indiffère, je n’en ai presque plus puisque j’ai abandonné mes rôles et l’image que mes parents avaient fait de moi. » 417

Or, cette image née des parents a un lien direct avec le surmoi 418 . L’abandonner c’est se détacher des exigences et des interdits parentaux ; et c’est aussi mettre en cause les limites du Moi. Cette contestation contribue à semer le doute chez le lecteur, lorsqu’il essaye d’analyser la forme du message qu’on lui adresse : plongé dans l’incertitude, il se sent perturbé et part à la recherche de l’identité de l’écrivain. Cette attitude est liée à l’incompréhension face à ce qu’il lit, à la fatigue de rester sous tension permanente et à l’obligation d’être en état de fascination. Dans cette quête il y a une part personnelle : en identifiant l’auteur en tant qu’écrivain, le lecteur cherche à se récupérer lui-même dans sa position de récepteur. Dans la plupart des articles qu’a suscités cette œuvre, on sent que c’est la personne de Quignard et son image qui servent à expliquer le blocage de la compréhension du texte : il y a une tentative acharnée de la part des critiques pour restituer l’image de l’écrivain et son autobiographie, qu’il déclare pourtant avoir abandonnée.

Josyane Savigneau se demande ainsi :

‘«Mais qui est donc Pascal Quignard ? bien difficile de savoir qui sont Pascal Quignard ? » 419 . ’

Chantal Lapeyre-Desmaison consacre, de même, la dernière partie de son livre à un autoportrait de l’écrivain. Et nous avons relevé plusieurs titres d’articles comme : « Quelle autre identité un écrivain aurait-il à gagner ? », « A quel public s’adresse Quignard ? » ou « Un nouveau Quignard ? ». Patrick Drevet dans Scherzo, intitule son article : « Quignard avant Quignard » 420 , et Philippe Bonnefis choisit comme titre pour son livre : Pascal Quignard, son nom seul. D’autres exemples expriment la même interrogation : qui gêne le plus : le texte ou la personne de Quignard, son nom ? Philippe Lançon est plus direct dans ses propos quand il résume l’œuvre de Quignard en la qualifiant du « jeu narcissique. Au second abord, il s’agit d’un authentique projet littéraire, un miroir égotiste dans lequel l’auteur se contemple et prépare son tombeau comme un ancien. (…). Page à page, Quignard bâtit sa statue. » 421

Récemment encore, les titres des articles consacrés à ses deux derniers ouvrages, Les Paradisiaques et Sordidissimes, attirent l’attention des lecteurs en jouant sur l’identité de l’écrivain. La rubrique « Livres », dans Le Nouvel Observateur affiche « Un entretien exclusif » que Jean-Louis Ezine intitule « Quignard l’aveu » 422  ; en chapeau il indique que Quignard « confesse pour la première fois (…) la détresse d’enfance qui fonde toute son œuvre.», comme pour sous-entendre qu’enfin l’auteur a trouvé les mots pour parler de lui. La difficulté de l’œuvre pousse ainsi les critiques à davantage parler du nom et de la personne de l’écrivain comme si c’était lui l’énigme fascinante qu’ils vont lever, le mystère qui se résoudra à avouer ses secrets. Pourtant, dans tous les entretiens que l’auteur a accordés à la presse, nous ne pouvons que constater la grande difficulté de Quignard à parler de lui-même.

Que la question de l’identité de l’écrivain fasse à ce point question trouve probablement son origine dans la déstabilisation que ressent le lecteur face à la perte de sa propre identité. Personne ne sait plus le rôle qu’il doit jouer et n’arrive plus à se retrouver dans les limites de l’espace du livre. L’identité du lecteur est en quelque sorte manipulée par l’intensité de l’écriture ; et la réception de cette intensité exige d’entrer à son tour dans un processus de perte identitaire qui laisse l’origine faire irruption.

Quand l’écrivain rejette son « moi », il ramène obligatoirement son lecteur vers les domaines obscurs de l’avant langage et des pulsions, loin de toute contrainte imposée par la réalité et la civilisation. Ainsi, l’écrivain et le lecteur se réunissent dans un espace chaotique et violent pour vivre leur fusion passionnelle. A Chantal Lapeyre-Desmaison, Quignard déclare que la lecture « est plus une fusion qu’une relation entre deux identités » 423 . Tout devient impersonnel et appelle en même temps à une forme d’union sauvage où l’être se retrouve dans la perte des limites qui le constituent en tant que sujet.

Rappelons qu’à Catherine Argand, il explique :

‘« A l’origine, lorsque nous naissons, nous sommes tous extraordinairement interchangeables. Nous n’avons pas de nom, pas de petits mots comme « je » et « tu ». » 424

On remarque ici le dysfonctionnement de la notion d’altérité. Ce n’est pas même qu’elle soit absente : elle cesse d’être pertinente. Le sujet se confond avec son objet tout en faisant éclater la limite qui sépare l’extérieur de l’intérieur.

Parler de ce qui a été jeté, marginalisé ou faire des courts circuits dans l’espace et le passé, comme les chamans, est la meilleure façon de se désidentifier, de se débarrasser de cette part du « moi » qui nous accable et nous impose des lois de l’extérieur. Se libérer de son moi est se perdre dans le passé, s’égarer dans une autre réalité, effacer son nom et écrire. L’écriture devient une confirmation de cet état de perte, un témoignage de cet état de dépossession et de dépersonnalisation. Ainsi, quand cette écriture visite les formes connues, elle va souvent marquer son inadéquation et son étrangeté car elle appartient à un autre univers, et a été dictée ailleurs dans un esprit de perdition. Alors on ne peut pas la concevoir en tant que produit d’appartenance privée : c’est l’écriture de la perte.

Notes
417.

Lire, n° 308, septembre 2002.

418.

Quelques unes des fonctions de surmoi sont l’auto-observation et la formation d’idéaux à partir de l’image des parents.

419.

« Pascal Quignard, une vie » par Josyane Savigneau, Le Monde, 23 janvier 1998.

420.

In Scherzo, n°9, octobre, 1999, p. 19.

421.

« Prix Goncourt : des “Ombres” en lumière » par Philippe Lançon, Libération, 29 octobre 2002.

422.

Le Nouvel Observateur, jeudi, 6 janvier 2005 – n° 2096 – Livres.

423.

Op. cit., p. 73.

424.

Lire, n° 308, septembre 2002.