VI. L’effacement du « Moi » ou le retour au « ça »:

Ce conflit avec le langage ou avec la société peut être analysé sous un autre angle. La naissance de l’identité de l’individu, selon les théories de Jacques Lacan, commence au moment où l’on associe à l’image de l’enfant un nom (corps propre – identification). Le nom est le langage. Le refus du langage que prône Quignard, et sa façon de manier les mots à distance sans vouloir être influencé par leur autorité, sont un écho à son rêve de retour vers les sources originelles, et de se débarrasser de l’emprise du nom qu’on nous associe :

‘« Ma vie est un continent que seul un récit aborde. Il faut non seulement le récit pour aborder ma vie, mais un héros pour assurer la narration, un moi pour dire je. » 425

La haine qu’il manifeste à propos du langage n’est que le moyen le plus sûr de se débarrasser de cette identité socio-culturelle qu’on lui a accordée depuis sa naissance à travers le langage. Quand il déclare son abandon de l’image que ses parents ont fait de lui, cet abandon souligne une série de transformations produites pour s’en débarrasser et par conséquent se défaire du nom et du langage ; donc de son statut comme sujet 426 . A travers tout notre travail nous avons essayé de marquer cette volonté de retour en arrière vers les origines perdues chez Quignard. Le refus de Meaume le graveur de donner son nom à son fils et l’incertitude de sa signature, dans Terrasse à Rome, en sont des aspects parmi d’autres. Dans l’attitude de Meaume on retrouve une certaine volonté de garder cet état d’insuffisance, de dissociation entre son corps et son nom. Dans Le Sexe et l’effroi, cette incertitude se manifeste d’une manière essentielle par la ponctuation et la mise en scène douteuse des citations tirées des livres d’autrui. Dans cette pratique, c’est l’image de l’autre, de l’écrivain, qui est visée, et par conséquent l’image de soi.

Nous avons aussi mentionné que ce retour est un chemin inverse du stade du miroir selon les théories de Lacan. Or, la période qui précède le stade du miroir est la période de « position dépressive » selon les termes de Mélanie Klein, la période du corps morcelé qui relève du registre de l’horreur 427 . Alors comment Quignard considère-t-il que le retour à cette période est prolifique et propice à la création ?

Ce retour proclamé peut être conçu comme un effacement du « Moi » et un rapprochement vers les origines du « ça ». Nous pouvons le remarquer à travers la cohabitation permanente des oppositions, qui peut être analysée comme le reflet de l’incapacité du moi à jouer son rôle intermédiaire ou défensif :

La présence permanente de l’Eros et de la pulsion de mort, de la sexualité et de la violence, n’est plus celle de deux pulsions contradictoires qui se définissent dans un cadre conflictuel, mais de deux énergies puissantes et complémentaires partageant le corps de l’individu dans un schéma chaotique, donc plus originel :

‘« Eros et Thanatos constituent les deux grands rapts possibles. Tout d’abord ce sont les deux grands dieux qui « délocalisent » socialement (l’un dans la maison de l’époux vivant, l’autre dans la tombe de l’époux mort). Ensuite, ces deux ravissements plongent dans le même état : le sommeil intermittent ou définitif.» (S.E.173-174)’

Le sommeil renvoie ici au principe de plaisir qui fonde le « ça » par opposition au principe de réalité du « moi ». Il faut remarquer qu’ici, les deux dieux, Eros et Thanatos, sont au même niveau. La vision de Quignard les détache de leur cadre habituel pour les présenter comme deux rapts. Ainsi, nous oublions leur aspect contradictoire et nous nous rendons plus compte de leur ressemblance : l’auteur les considère loin de l’opposition dialectique qui les restitue dans l’organisation du moi.

La primauté du « ça » dans l’écriture de Quignard se reflète à travers cette part impersonnelle qui se dégage du texte ou qui apparaît à travers l’emploi des citations. La revendication permanente de trouver une origine où « nous sommes tous extraordinairement interchangeables. Nous n’avons pas de nom, pas de petits mots comme « je » et « tu ». » 428 , relève aussi de cette primauté du ça.

De la même manière, la part civilisée de l’être humain est souvent associée à sa contre-face : la sauvagerie. Dans l’œuvre de Quignard, il y a un retour vers la violence et l’animalité des pulsions humaines comme nous l’avons montré dans la deuxième partie concernant le corps ; mais ce retour est souvent présenté dans un cadre précis, fortement culturel ; d’une peinture, d’une gravure ou d’une citation littéraire. Ainsi, la sauvagerie violente des pulsions humaines, que reflète parfois l’écriture de l’auteur, n’est jamais vécue à l’état brut : elle demeure souvent au niveau de la représentation. En glorifiant le principe du morcellement, la représentation du corps est soumise à la loi de l’organe. Des morceaux du corps s’éparpillent dans l’œuvre de façon à mettre en valeur la part énigmatique du désir qui les pousse, le désir pris en tant qu’énergie de communication entre des parties et non pas en tant qu’entité unificatrice d’un sujet. Ce qui fait que la tension créée par ce désir reste suspendue dans l’espace du livre. Le morcellement, qui est considéré de l’ordre de l’horreur, est ainsi souvent pratiqué dans l’écriture d’un livre ou le cadre d’une fresque. Cela signifie que l’excès est bien présent dans l’écriture ; mais qu’il y est souvent mis en sursis.

La naissance du « Moi » est une préparation à l’invasion du principe de réalité contre le principe du plaisir. Or le retour, chez Quignard, signifie l’effacement du principe de la réalité pour vivre pleinement les passions à l’état pur et primitif, un retour vers le chaos du « ça », ce qui implique le rejet de tout ce qui nous a été imposé par la réalité et qui impose la différence, l’obéissance et la passivité : le réel, le social et le langage. Nous avons évoqué ce rejet dans notre deuxième partie à travers l’absence d’une représentation unie du corps humain. Cet amour du fragmentaire explique en quelque sorte la défaillance de l’image et du langage. L’homme quignardien est toujours hanté par les images fragmentaires du début de son enfance, et il tend à retourner à cette période où il ne voyait que des membres. La naissance de son moi ne lui a pas donné l’assurance de l’image qu’il se fait de son corps, et n’a pas réussi à organiser ce dernier. Quignard explique :

‘« Nous désirons des morceaux de corps. Nous passons notre enfance à morceler et à assembler des parties de corps qui ne sont ni réelles ni imaginaires. Nous les absorbons, les détruisons, les projetons, les échangeons, les expulsons. Il semble que nos têtes soient dominées par le simulacre d’un sexe d’homme qui est tranché. » 429

Dans La Leçon de musique, Quignard avoue que pour écrire sa vie, il lui faut

‘« un moi pour dire je. » 430

Mais, dans Petits traités II, il souligne que la lecture est une façon de se débarrasser de ce moi :

‘« Je veux lire. Je veux me soumettre à la loi qui me défend d’être moi. » 431

Plus loin, il explique la lecture comme « exercice de l’annihilation volontaire » qui permet à celui qui la pratique

‘« d’acquérir l’habitude journalière de l’abaissement continu du monde et de l’humiliation opiniâtre de soi. » 432

Ainsi, c’est le moi qui est souvent visé dans ces activités. Lire et écrire se transforment en une forme de jouissance impersonnelle, une sort d’extase hors de soi qui ne se réalise qu’à la condition de la perte du moi.

L’écriture de la perte peut être cette écriture impersonnelle, originelle, qui ne cherche pas à trouver sa place dans un système ; mais qui s’occupe plutôt de dire la tension du désir qui l’incite. Par cela, nous arrivons à un point presque contradictoire : comment l’écriture de la perte peut-elle être impersonnelle et en même temps être véhiculée par un désir ? car le désir par principe vise l’autre, et implique un moi qui s’en contre-distingue, et s’identifie en tant que sujet. Sans doute est-ce l’un des problèmes majeurs de l’œuvre de Quignard.

Notes
425.

La Leçon de musique, p. 53.

426.

A ce propos, Bruno Blanckeman, dans ses Récits indécidables, souligne que « l’identité autobiographique selon Quignard ne se compose pas mais se déconstruit. », Op. cit., p.192.

427.

Elle se caractérise par les traits suivants : « les pulsions agressives coexistent d’emblée avec les pulsions libidinales et sont particulièrement fortes ; l’objet est partiel et cultivé en deux : le bon et le mauvais objet ; les processus psychiques prévalents sont l’introjection et la projection ; l’angoisse, intense, est de nature persécutive (destruction par le mauvais objet). », Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis sous la direction de Daniel Lagache, PUF, 11e éditions 1992, p. 318.

428.

Lire, n° 308, septembre 2002.

429.

Blasons anatomiques du corps féminin, Postface de Pascal Quignard, p 141.

430.

La Leçon de musique, p. 53.

431.

Petits traités II, p. 44.

432.

Petits traités I, p. 37.