VII. « Listeur onirique » :

La pensée de Quignard tourne dans cette sphère : vouloir se libérer de toute forme de contrainte imposée par l’autre pour trahir l’origine (d’où vient le rêve de retour) ; et en même temps l’origine perdue est le lieu de la fusion, ce qui implique la présence de l’autre. De cette manière, l’écriture perd en quelque sorte la notion de limite dans ce conflit permanent entre “l’origine” et “le réel”, une origine perdue à jamais et un réel, intrus, risquant à tout moment la perte. Face à cette absence de certitude, l’écrivain pratique le culte des « listes » et des « inventaires » 433 . Le seul statut qu’il aimerait incarner est celui de « listeur onirique ». Tout peut idéalement se regrouper dans une seule et unique liste, au singulier, qui effacerait toute forme de genre et de règle établie et se présenterait comme un bloc. Cette fascination de la liste, de vouloir tout noter, explique aussi la peur et le doute de tout perdre.

Le monde réel se transforme, ainsi, en une suite de mots, de noms, de signes inscrits les uns au-dessous des autres, parfois en absence de toute forme de logique, de syntaxe et de finalité. Une liste se fait pour ne rien oublier ; mais il y a toujours un risque d’omettre ou de perdre un élément non mentionné. Exercice de mémoire ou phobie de perte, les listes s’associent aussi au rêve, ce monde originel « où semble se poursuivre une sorte de narration inconsciente, préhumaine, énigmatique, faite d’images confuses. » 434 . Ainsi, encore une fois, nous arrivons au même constat : l’absence de limite chez Quignard est la source dynamique de sa vision.

Chez ce « listeur onirique »qu’il revendique, il y a deux mondes : celui du rêve, le « premier monde », et celui du réel, du social, « le second monde ». En un seul geste, Quignard associe les deux en rendant la question de la limite plus confuse et celle de la perte plus présente. Il faut souligner que dans l’acte de lister, l’ordre du second monde (le monde social) est ébranlé par l’abolition de toute forme de hiérarchie imposée par l’homme, le temps, l’espace ou la mémoire collective. Par un simple geste, il met en cause la frontière qui structure toute forme d’organisme, car, insérer le réel dans une liste signifie détruire toutes les règles de son système. Dans Terrasse à Rome, nous le voyons avec la « galerie des ancêtres » : un lieu où se réunissent plusieurs sortes d’animaux pour s’entretuer au-delà de leur espèce. Les différentes espèces cohabitent juste pour le plaisir de s’entre-dévorer :

‘« Les deux vieux contemplaient des salamandres, des tritons, des lézards, des tortues, des escargots, des crabes qui s’entre-dévoraient dans des aquariums couverts de dorures et éclairés doucement aux flambeaux. » (T.R.56)’

Cette expression de « galerie des ancêtres », se retrouve autrement dans Le Sexe et l’effroi, de façon éparpillée : Quignard mentionne des noms des peintres, des écrivains, des chercheurs de différentes époques, souvent regroupés : « Les équivalents modernes de Parrhasios ou d’Euphranor ne sont pas Renoir ou Picasso mais Michel-Ange ou Léonard. » (S.E. 54). Le Sexe et l’effroi est l’exemple parfait de cette pratique de liste 435 . Dans l’affrontement des deux mondes, les éléments du premier vont s’insérer dans un ordre qui va contribuer à les présenter comme une sorte de révélation ; tandis que le second, le monde social va perdre tout ce qui s’attache à lui en tant que système. C’est une façon d’installer une forme de trouble chaotique, qui redéfinit les mondes séparés en unité, et qui redonne à la pensée sa forme hallucinatoire alimentée par une charge de désir. Insérer les mots dans une liste est la meilleure façon de dire la fragilité de leur sens, sur lequel repose tout le système du langage. C’est le lieu où les mots, les choses, les noms se transforment en paradigme d’équivalence, et se libèrent de toute forme d’association et de signification, ce qui les rend comme des matériaux préfabriqués.

Nous avons remarqué que dans Le Sexe et l’effroi, l’auteur associe souvent les fresques aux livres, les tableaux aux histoires, et il présente fréquemment différentes versions de l’histoire ou du mythe, comme c’est le cas pour Narcisse. Dans cette pratique, les mythes, les fresques, les contes et les livres deviennent éléments ou matériaux, considérés en-deçà du sens de leur histoire ou de leurs significations symboliques. Le travail de l’écrivain cesse d’être un traitement de représentations, puisque toute présence, appartenance ou signification humaine disparaît pour laisser le héros de la légende ou le personnage de l’histoire se transformer en un élément parmi tant d’autres, inséré dans une liste a-signifiante : un élément suspendu et en attente, mais qui tire sa force de cette suspension inattendue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la table des matières du Sexe et l’effroi qui nous apparaît comme une sorte de liste de noms, de légendes et de thèmes différents qui ne seront pas associés par un fil conducteur : Tibère, Persée, Narcisse, Apulée, Pétrone, Pasiphaé cohabitent tous ensemble, ils sont les occurrences d’une liste et constituent un bloc : de pensée, d’écriture et de lecture.

Dans Terrasse à Rome, c’est tout le roman qui paraît comme une liste de différents genres littéraires, de différents styles d’écriture et de différentes sources d’information, ainsi que nous l’avons mentionné dans la première partie, en constatant que le roman était constitué de l’accolement des fragments de quatre livres différents. Dans des listes, on mentionne ce qu’il y a, on présente des données sans établir d’ordre hiérarchique. Ainsi, l’extérieur, le réel ou bien le social, perd son sens intrinsèque basé sur la surévaluation de la limite et de la loi, donc de la vérité et du mensonge. Décrivant l’école des peintres à laquelle Meaume le graveur appartenait, Quignard cite les sujets qu’ils peignaient d’une manière raffinée, mais qui étaient considérés par la plupart des hommes comme grossiers. Il établit une liste de « ces choses » :

‘« Les gueux, les laboureurs, les coureurs de vase, les vendeurs de palourdes, de sourdons, de crabes, de bars tachetés, des jeunes femmes qui se déchaussent, des jeunes femmes à peine habillées qui lisent des lettres ou qui rêvent d’amour, des servantes qui repassent des draps, tous les fruits mûrs ou qui commencent de moisir et qui appellent l’automne, les déchets des repas, des beuveries, des tabagies, des joueurs de cartes, un chat léchant son bol d’étain, l’aveugle et son compagnon, des amants qui s’étreignent dans de différentes postures ignorant qu’ils sont vus, des mères qui font téter leur petit, des philosophes qui méditent, des pendus, des chandelles, les ombres des choses, les gens qui urinent, d’autres qui défèquent, les vieux, les profils des morts, les bêtes qui ruminent ou qui dorment. » (T.R.51-52)’

La liste peut se présenter aussi sous une forme répétitive, ramenant des éléments qui ont un aspect différent, mais qui tirent leur force de l’absence de logique qui fonde la pratique de la liste. Monsieur Saint Colombe et Madame Pont-Carré, les musiciens de Tous les matins du monde, figurent parmi les noms cités dans Terrasse à Rome, sans qu’ils ne jouent quelque rôle dans le récit. Ils sont cités dans un chapitre au même titre que des personnages historiques et religieux. Au chapitre XLV, nous trouvons une liste de peintres et de personnages de différentes villes : Claude Gellée « originaire comme lui d’une famille lorraine ; Michel Lasne Normand ; Weyen Flammand ; Abraham Van Berchem Hollandais ; Ruprecht du palatinat ; Honthorst d’Utrecht. » (T.R. 123).

Lister c’est donc prendre le plaisir de répéter et d’écouter la voix qui se répète et qui répète sans cesse. Une harmonie mélodieuse s’installe :

‘« deux lits, deux chevalets, deux coffres, quatre tables, quatre bancs et autant de tabourets …les deux chevaux furent vendus. » (T.R.121)’

Le rythme de l’énumération donne plus de possibilités au phénomène de retour, retour d’un élément ou retour d’une voix invoquant une mélodie perdue depuis l’origine. Car ce qui demeure incompris fait souvent retour sous un autre aspect et efface toute forme de séparation. La répétition, qui est une des figures de la liste, est une autre manière de mettre en jeu la limite. Le Sexe et l’effroi, comme nous l’avons vu, reprend différentes versions des légendes et des noms de héros légendaires : Médée ne cesse ainsi de revenir à travers fresques, livres ou contes. Ce nom qui fait retour provoque parfois le sentiment d’une irruption due à l’absence de sens de ce retour. Cessant de se référer au personnage et au cadre dans lequel il est placé, il devient un son, une voix qui apparaît et réapparaît, semant une mélodie discrète à travers les lignes ou bien témoignant d’une forte tension. Médée devient ainsi

‘« un nom si nu, si expatrié de l’ordre d’un monde, d’une syntaxe. » 436

Répéter pour le plaisir ? ou répéter pour diminuer l’effet d’une tension écrasante ? La liste, chez Quignard, produit parfois les deux effets simultanément. Malgré la diversité des images et des notions qu’elle présente, l’auteur adopte une structure rythmique et sonore qui relève plus de la persuasion sur le récepteur que de l’agencement argumentatif :

‘« Qu’est-ce qu’un jardin à Rome ? l’âge d’or revisite le présent. Il s’agit de retrouver quelque chose de l’inactivité divine. Se tenir immobile comme les astres dans les cieux. Entouré d’un nimbe. Se tenir immobile comme le fauve se tient immobile avant de bondir sur la proie. Se tenir immobile comme l’instant de la mort qui divinise. Se tenir immobile comme le feuillage avant l’orage, comme les statues de ces dieux érigées dans les bosquets, telle doit être la vie devant la mort. Se tenir comme la vision du jardin embouteillée sur le rebord de la fenêtre, arrêtée par les deux rayons que lui opposent les yeux fascinés. » (S.E.69)’

Mais l’essentiel est que ce mouvement de répétition produit par l’emploi de la liste rapproche le lecteur de son origine. Même si elle évoque des épisodes ou des actes, la répétition a souvent un aspect jouissif. Un fragment des Petits traités II, se présente ainsi :

‘« La dent du mot.
Scène au cours de laquelle, debout, les mains levées, un enfant scandait comme une formulette d’enfant le vers de Hugo dans Les Contemplations. Scie sans fin. Marteau lantant, écrouissant :
« Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent. ». » 437

On voit bien ici que le mot, le nom et la phrase se redressent tout seuls loin de tout réseau communicant qui leur donnerait la force de dominer, de séparer et de diviser. La liste ramène le langage à un état de passivité inhabituelle et le rend plus flexible ou créateur. Mais il y a aussi en elle une part effrayante qui vient de l’inattendu : elle cache souvent une surprise, quelque chose qui la rend en quelque sorte fascinante. C’est un renversement de forces : au lieu d’être dominé par le langage, c’est l’être qui le domine par une liste, en le privant de ses liens et de ses lois, en le prenant comme un matériau brut. Ainsi, une liste est un autre moyen d’exprimer la perte de limite.

Notes
433.

Dans un entretien exclusif : « Quignard, l’aveu » par Jean-Louis Ezine Le Nouvel Observateur, le 6 janvier 2005.

434.

Ibid.

435.

Dans cet ouvrage les écrivains et les peintres de l’Antiquité gréco-romaine cohabitent avec un grand nombre de personnages historiques, légendaires et religieux de même époque. Mais en même temps nous pouvons trouver des personnalités de différentes époques : Freud, Sandor Ferenczi, Roheim, Frences Yates, Elisabeth Blackwell, John Wayne, Winckelmann, Alexandre Dumas, Théophile Gauthier, Marcel Proust, etc.

436.

Petits traités II, p. 247. Jacques Malaterre, dans son film, interroge Quignard sur le rapport qu’entretiennent ses livres avec la musique. L’auteur explique : « J’ai besoin d’un étayage de musique très propre, une espèce d’activité, d’attaques mélodiques pour que les phrases du livres s’enroulent autour de ça, et je le rejoue, j’improvise dessus. Mais ce n’est pas dans le livre. C’est le seul préliminaire dont j’ai vraiment besoin. C’est une sorte de voix qui ne soit pas de langage, une voix plus ancienne que le langage. ».

437.

Petits traités II, p. 246.