Dans notre étude, nous avons souvent été affrontés à la question de la limite : celle qui sépare les fragments qui définissent le genre, et celle qui démembre les corps. Dans la troisième partie, nous avons abordé la perte de la limite qui sépare la parole de l’auteur et celle d’autres écrivains. Et dans les deux livres que nous avons choisis, le problème de la limite est sans cesse présent. Dans Terrasse à Rome, les éléments qui sembleraient avoir pour rôle de distribuer et de scander le contenu, n’influencent pas vraiment le rythme de la lecture. L’accident de la brûlure du visage de Meaume divise le roman en un avant et un après ; sa naissance et sa mort ; les documents qu’il a laissés et ceux que ses biographes possèdent ; et la division du roman en quarante sept chapitres en rajoute sur une apparence d’organisation que son excès même rend inopérante. C’est, paradoxalement, une manière d’afficher la confusion dans la notion de limite. De même, dans la deuxième partie, nous avons proposé une « lecture initiatique et psychanalytique du corps » dans le roman, qui n’est qu’une réflexion sur la signification qu’y prennent les rites. Puisque c’est à travers eux que Meaume le graveur accède à son statut d’artiste, puisqu’ils racontent le passage d’un état à un autre, ils mettent aussi en scène le travail de la limite.
Le Sexe et l’effroi, comme l’indique le titre, est scandé par cette même question à travers des réflexions sur la représentation artistique et culturelle de deux civilisations. Quand Quignard précise dans l’avertissement que sa quête vise à identifier « le transport de l’érotisme des Grecs dans la Rome impériale » (S.E.11), le mot “transport” suppose la limite dans le sens de déplacement, de transformation ou dans le sens de communication. Le terme se répète souvent dans tous les chapitres. L’auteur met souvent en scène deux oppositions, ou bien il parle du lien entre deux états, deux positions différentes ou deux statuts. Dans le premier chapitre, il s’agit de l’attitude de l’Antiquité gréco-romaine envers « l’homosexualité » et « l’hétérosexualité », du sens du ritede passage pédérastique, le passage de l’enfant au reproducteur, dont la “marque” est le passage à la pilosité qui dessine « la frontière » entre les deux comportements sexuels. D’autres formes de cette frontière, de cette ligne jaune, sont les liens qui associent les individus et qui structurent la communauté : la relation qui va du fils au père, de l’épouse au mari, du fécondant au fécondé du fidèle à dieu, du serfs au dominus. Dans le même chapitre, Quignard parle du mariage en tant que rite, du système de la castitas, de l’obsequium qui est « le respect dû au maître par l’esclave. » (S.E.35). Dans le chapitre concernant La peinture romaine, la ligne jaune, qui symbolise le transport, est présentée comme « l’instant de mort » qui figure souvent dans les fresques. Cet instant est le centre du débat qui marque le passage de la fresque au récit qu’elle représente, du livre à la peinture.
Dans l’essai, Quignard expose aussi souvent la mise au silence du langage, comme dans le chapitre XV, La villa des Mystères, où il évoque « l’hostilité au langage » ou la « fresque silencieuse » (S.E.313). Il essaie de rapprocher deux modes d’expression différents, le langage et la peinture, pour souligner la perte que chacun subit au moment du passage de l’un vers l’autre. Cette ligne jaune qui marque le “transport” d’état met en cause l’esprit du système, que nous avons évoqué antérieurement : Quignard, dans Le Sexe et l’effroi, peint la société telle quelle ; mais il l’aborde souvent du point de vue de la limite.
C’est que sa singularité réside dans cette notion qui sépare les extrémités, et qui contribue à la réception de l’écriture de la perte en tant que vécu d’excès ou de manque. Bien qu’elle soit fondatrice d’une vision du monde, elle trouve sa place dans “la liste” en tant que mot, en tant que matériau, parmi tant d’autres, que l’auteur tient à distance sans se laisser influencer. La question de la limite n’est donc que la suite de la longue réflexion que nous avons entamée sur l’œuvre de l’auteur : la pensée panoramique, le bloc et la liste sont autant de formes concrètes de la réflexion sur cette question. Pour Quignard, il ne s’agit point d’établir une liste des opposés pour faire des images fortes, mais de concevoir et de vivre chaque extrême au plus près et au plus profond :
‘« Je ne supporte pas le fait qu’il y ait des domaines réservés. Pourquoi ne pas profiter de tout ? » 438 ’Ainsi, si nous concevons l’écriture de Quignard selon le principe de l’effacement du moi, le texte se présente comme un fragment indépendant et anonyme, comme le deviennent les fresques et les livres d’autres écrivains qu’il évoque. Il s’agit de relever la production artistico-littéraire à un niveau supérieur, loin de celui qui l’a inventée, de la concevoir en tant que fragment parmi d’autres, et de l’insérer, par ce fait, dans “la liste”. C’est la raison pour laquelle Quignard souligne souvent : « je ne me sens pas écrivain » 439 et qu’il a du mal à parler de la création : « Je ne vous parlerai en aucun cas de création littéraire,(…). La création, je n’ai jamais vu ça. » 440 .
De son retour aux sources, l’auteur espère retrouver le monde prénatal, la vie intra-utérine, qui peut se qualifier par le manque de pertinence qu’y a la notion de l’altérité. Nous ne pouvons cependant pas dire que la limite est ignorée, ni que l’auteur et ses héros la transgressent pour retrouver un état de jouissance extrême ; car, en même temps, il y a toujours quelque chose qui nous dit qu’elle existe, même si elle n’est pas abordée clairement.
En ce sens, il n’y a pas chez Quignard de moments d’excès et de débordement ravageur qui mèneraient à la folie suite à l’effacement de toute sorte de limite. Ou, du moins, si de tels usages apparaissent, c’est à travers une peinture, une fresque, un livre cité : l’absence de limite est alors présentée dans un cadre bien précis – souvent entre guillemets ou parenthèses – , ce qui ne l’empêche pas de faire effet dans l’écriture. Par exemple, dans Le Sexe et l’effroi, nous avons une explication détaillée sur les orgies et le cannibalisme des rites des Bacchantes :
‘« Dans l’orgie dionysiaque, que les Romains appelaient bacchanale, les romains estimaient que la pudeur était une impiété. La bacchatio consistait à castrer un homme, puis à la démembrer avant de le manger cru. Seul le désir irretenu et phallique pouvait « vénérer » le corps de Vénus. » (S.E.314)’Cet excès bien encadré reste au niveau de la représentation, mais va influencer tout le texte, car les différents thèmes dispersés jusque là vont revêtir un autre aspect suite à l’évocation de cette confusion : la violence, la sexualité, la mort et le corps seront ainsi projetés, examinés et mis en question. L’horreur du crime de Médée, de même, est racontée dans un récit et peinte sur une fresque et la singularité de la mise en scène de l’excès invite le lecteur à s’oublier pour la vivre entièrement. Cela rejoint ce que nous avons souligné lorsque nous évoquions la soumission au texte. L’excès est là, dans le texte ; il n’est pas revendiqué par Quignard lui-même : il existe dans l’écriture, prêt à être vécu intensément. Dans Le Sexe et l’effroi, il est présenté en tant que « libido transgressive » (S.E.40) ; dans Terrasse à Rome, il est la « concupiscence » (T.R.38)à laquelle est voué le graveur. Les guillemets, les livres ou les cadres des fresques ne réussissent pas à établir une ligne séparatrice. Ils ont sans doute la forme d’une frontière, d’une limite ; mais les sensations que le lecteur va éprouver dépassent cette limite. Ainsi, l’excès sera vécu malgré toutes les tentatives de l’écrivain et du lecteur de le concevoir à distance.
Le même jeu sur la présence/absence de la limite se retrouve dans l’image des oppositions : tantôt “durcie” lorsque les concepts opposés se rapprochent et cohabitent en affichant leur différence ; tantôt évanescente, lorsqu’ils se mélangeant en un ensemble confus. Dans Terrasse à Rome, Meaume est un graveur voué au « noir et blanc » (T.R.38) ; chaque forme semble « sortir de l’ombre» (T.R.72) comme un enfant du sexe de sa mère. L’acte de sortir, qui correspond au « transport » (S.E.11) de l’érotisme des Grecs dans la Rome impériale dans Le Sexe et l’effroi, souligne ce passage d’un univers à un autre. Remarquons la métaphore que Quignard emploie pour parler de la création de Meaume : pour que la forme – le blanc – soit conçue, dans la gravure, comme un enfant, il faut que le sexe de la mère – le noir – soit aussi présent pour marquer l’acte de sortir. La démarcation s’effectue par l’eau-forte, une démarcation non certaine qui va laisser sa trace sur le visage du graveur et le rendre “incertain” comme « les faces des enfants » (T.R.128). Passé l’âge de cinquante ans, le visage du graveur était tendu et maigre, il était impossible de dire si la douleur, ou si la faim, ou si l’angoisse, ou si la colère déchirante habitaient derrière ses yeux :« la blessure sur son visage ajoutait à l’incertitude de ses expressions. » (T.R. 128).
Cette confusion dans la conception de la limite, nous l’avons éprouvée dans notre deuxième partie, relative au corps. Au début de notre recherche, nous sommes partis de l’idée que chez Quignard il y avait une volonté de retrouver l’état de l’in-fans et nous avons interprété ce vœu par une volonté de ré-habiter le sexe de la mère, une manière de toucher l’interdit ou l’impossible. Mais il nous a paru étrange de ne pas trouver une forme de jouissance dans cette demeure. Le héros quignardien reste insatisfait, même au moment où il retrouve son objet perdu. C’est que, après que le héros ait retrouvé ce paradis perdu qu’est la mère, il part à la recherche d’une origine plus profonde : le père. Ainsi, le lecteur est sans cesse confronté à une limite floue : parfois inexistante, autorisant toute forme d’excès ; et parfois trop présente, suggérant des tentatives de dépassement.
Même confusion de limite, nous l’avons ressenti, au niveau du corps dans Terrasse à Rome. Deux accidents violents attaquent le corps du personnage : la brûlure de son visage avec l’acide et son égorgement. La question de la douleur, physique ou psychique, reste absente. Dans le texte, l’auteur nous signale que Nanni « hurle » (T.R.18) d’avoir été touchée à la main ; tandis que Meaume reste sans expression. Il a été touché au menton, aux lèvres, au front, aux cheveux et au cou. Quignard précise que « plus tard le pus s’ajoute aux plaies. » (T.R.19). Dans ces scènes, nous nous interrogeons sur la douleur que Meaume ressent et qui n’est pas mentionnée dans le texte. Cette douleur non-dite est un phénomène de limite : limite entre le corps et la psyché, et entre le moi et l’autre. L’absence du développement psychologique dans le roman, que nous avons mentionné dans la première partie, a comme corrélat l’absence d’une description de cette limite entre le corps et la psyché. Cette douleur non-mentionnée se transforme en une rupture que l’écriture subit : une rupture ou une plaie qui va prendre la forme d’un espace blanc ou la fin d’un chapitre. Ainsi, les fragments, chez Quignard, sont l’expression d’une douleur non-dite mais qui habite le texte. De la même manière, la fragmentation du corps dans l’écriture de Quignard est une des forme de cette absence de limite et de la désorientation du désir. Une désorientation symbolisée par l’absence de l’être aimé – Nanni – dans la vie de Meaume, vécue en tant que perte irréparable. L’écriture de Quignard est l’expression visible de cette douleur déchirante que vivent ses personnages, mais qu’ils ne manifestent pas : il n’y a pas de cri, pas de plainte, ni aucune réaction défensive que nous connaissions. Cette douleur non-dite paralyse le lecteur et lui transmet une surcharge d’affect qui le met dans un état d’ébahissement, elle le paralyse. Donc, elle le met dans un état d’effroi.
Quignard aime garder cette incertitude dans le statut de la limite. A Chantal Lapeyre-Desmaison il essaie de définir le mot « érudition », car on le qualifie souvent comme érudit, et explique :
‘« Je ne suis pas un érudit. Rudis est le sauvage. E-rudis est celui à qui on a ôté son aspérité, sa sauvagerie, sa violence originaire ou naturelle ou animale. Aussi le latin rudis correspond-il en latin au mot infans. Le puer, au fur et à mesure que le grammairien lui fait quitter l’in-fantia et lui enseigne les lettres pour écrire, devient e-rudis. Je cherche encore à m’é-érudir. Je ne suis pas encore assez rude. » 441 ’L’œuvre se partage ainsi entre la violence de ce côté sauvage auquel Quignard aspire, et la finesse d’un lettré cherchant à manipuler le pouvoir d’une langue.
Hésitation continue : comment peut-il être fasciné, sidéré, s’il a l’intention d’effacer la limite ou la « ligne jaune », selon le titre de l’article qu’il a écrit en 1997 au Passe-Muraille 442 ? comment être dans la sidération et manipuler en même temps les mots ?
Si nous maintenons la notion de limite, tout l’univers de Quignard est remis en cause, car celle-ci se conjugue souvent avec séparation, division, civilisation, culture, obéissance et passivité. La limite est la loi, elle représente tout ce que l’auteur rejette (le social, le réel). Mais s’il n’y pas de limite, il n’y pas d’effroi, pas de sexualité, pas d’excès, pas de fascination, pas de surprise. Car tous ces éléments se produisent au moment où on la dépasse et où on franchit une frontière. Confucius souligne : « Nous tirons chaque fois qu’un homme franchira une frontière ».
Cette ligne de démarcation semble être un enjeu essentiel et dangereux dans l’écriture de Quignard. L’incertitude à son propos confère un dynamisme important, qui frôle parfois l’errance car aucune notion ne réussit à garder un aspect unique. Tout est pris dans son sens double, tout semble balancer entre deux pôles extrêmes. L’ambiguïté, que l’on reproche à l’œuvre, vient de ce double sens qui accompagne souvent les mots et que Freud désigne comme « plasticité du matériel verbal » 443 .
Cette notion de limite est présente dans toutes les parties de notre travail. Elle est à l’œuvre dans l’écriture fragmentaire. Car qu’est-ce qui fait la limite d’un fragment ? comment l’associer à la totalité en tenant compte de ses limites ? mais elle est aussi au centre du débat concernant le corps et la sexualité: corps uni, corps démembré, organe exhibé, organe voilé, sexe désiré, sexe effrayant. Et finalement, dans notre troisième partie, la limite dans l’écriture de la perte est l’élément principal qui détermine la réception de l’œuvre : il s’agit ici de ce qui distingue et articule l’écrivain et le lecteur.
Tout au long de notre réflexion, nous avons, de même, été souvent affronté à la violence ou plutôt à la part animale du désir humain. Toute scène sexuelle se transforme en chasse, en rapt, en combat violent entre deux membres dont chacun cultive le fantasme de la victoire. L’écriture n’arrête pas non plus de souligner son enjeu profond : la langue comme exercice de pouvoir et de domination. Et dans notre étude sur le corps, nous avons remarqué que chaque organe vit sous la tension de ses limites : entre l’expression d’une agressivité violente et la soumission au message de désir transmis par un autre membre, tout semble balancer entre deux limites. Cela nous a conduit à percevoir l’écriture de Quignard comme une écriture tranchante qui ne peut être exercée ou reçue que comme question de survie.
Quignard a écrit un récit qui s’intitule La frontière ; dans Le Passe-Muraille 444 , il parle de « ligne jaune » :la notion de limite est l’un des sujets qui le préoccupent. Mais, comme c’est souvent le cas, l’auteur laisse le débat se dérouler entre deux personnages sans afficher directement ses propres pensées, et cela lui donne la possibilité de jongler entre deux positions. Citons à titre d’exemple le passage suivant :
« Cela fait deux mille quatre cents ans que Tchouang-tseu et Confucius se disputent. Cela fait deux mille quatre cents ans qu’ils campent sur leurs positions.
Confucius dit :
‘« Il y a des droites et des cercles, des frontières et des centres, il y a des obligations et des rites, il y a des relations qui sont interdites et des accouplements qui sont autorisés, il y a des princes et des sujets, il y a cinq devoirs familiaux et six relations sociales. Les hommes sont différents des bêtes. On ne doit pas modifier les canons de la musique. Les grandes œuvres sont différenciées. Leur but est la beauté. » 445 ’Tchouang-tseu dit :
‘« Le monde est un, il n’y a pas de genres ni de nations, l’homme ne s’oppose pas à l’animal, là où on impose un devoir on introduit un bandit, là où les lieux se prennent pour des principautés nationales, la guerre menace. Je ne vois ni mots ni notes ni lignes ni sexes : je vois des dragons, des fumées, des nuages et des fleuves. Il est possible de chanter comme les pinsons quand on a le cœur léger. Les œuvres vraies sont indifférenciées. Leur motif est l’origine. » 446 ’L’opposition entre ces deux attitudes n’a pas besoin de commentaire. Chacun des penseurs explique clairement son choix. Mettre ces deux citations dans un même article et bien les séparer du corps du texte est une manière de préparer le lecteur à une forme de commentaire qui va au moins éclaircir l’attitude de l’écrivain ou la position qui est la sienne par rapport aux deux discours contradictoires. De fait, Quignard prend ensuite la parole :
‘« Ma vie, eût-elle dépendu du bonheur et de la reconnaissance, eût été privée des seules valeurs que je lui prêtais : l’imprévisibilité des jours, la violence de l’âme, les désirs qui se tiennent à l’écart du monde, le bondissement du langage silencieux, l’indépendance farouche, région plus jalouse, plus susceptible et plus inaccessible encore que la liberté. » 447 ’Sans répondre aux attentes du lecteur, il se lance dans une réflexion intimiste qui se déroule sur un autre registre sans rien de commun avec ceux qu’il vient de citer. Ainsi la tension est maintenue, Confucius et Tchouang-tseu continuent leur dispute, rien n’est réglé, et aucune attitude n’a été choisie ou mise en valeur pour soutenir l’un ou l’autre. L’écrivain maintient cet état d’errance qui précède la prise de décision, un état d’attente qui peut suggérer deux chemins avec tout un réservoir d’éléments ou d’arguments laissés à disposition.
Nous avons voulu affirmer que, chez Quignard, il y a un retour vers les origines et un trajet inverse de celui du stade de miroir, « un stade de miroir à rebours » 448 . Concevoir ce retour par rapport à la question de la limite remet en cause deux notions : l’interdit et la transgression. Toute l’œuvre est marquée par la présence de ces deux concepts sans que l’auteur, là encore, n’en parle directement.
L’homme cherche sans cesse au dehors un objet de satisfaction qui réponde à l’intériorité de son désir. L’interdit est donc habituellement connu du dehors, comme un mécanisme extérieur à la conscience. Or, chez Quignard le rejet de la réalité externe fait attendre une suppression ou « une décomposition » 449 du moi, et donc la disparition de tout interdit. On l’y retrouve pourtant, tout comme la transgression, mais l’un et l’autre sont souvent conçus par procuration. Le plaisir et la jouissance qui leur sont liés, restent retenus, sont vécus de loin sans engagement de la part de l’auteur lui-même. L’excès est là, dans le livre, dans l’écriture, il rôde entre les fragments sans jamais pouvoir exploser un moment au-delà de toute forme d’interdit. Ceci crée une tension permanente qui atteint et atténue toute forme de ligne de démarcation, de frontière et de limite.
La ligne jaune, chez Quignard, est ainsi mise sous tension, ce qui l’efface dans certains moments ou la renforce dans d’autres, ce sont des moments de “sexe” ou d’“effroi” ; mais en même temps ils peuvent être des deux, du Sexe et d’effroi. Le principe de fascination qui nécessite la permanence d’un état d’effroi est mis en veille. Cette tension entre tous les couples opposés va créer un dynamisme conflictuel sans effacer la part de surprise, puisqu’on ne sait jamais quel côté va l’emporter et ce qui va résulter d’un telle action. C’est ce qui fait que l’écriture de Quignard est celle où se perd la pertinence de toute distinction.
Nous pouvons concevoir la notion de fascination du point de vue du danger qu’elle peut évoquer et qui est l’origine de « la tombée » et de « la surprise ». Ecoutant Quignard parler de lui-même, on se rend compte la difficulté qu’il éprouve à marquer une ligne séparatrice entre ce qu’il est et ce qu’il dit être :
‘« En 2001, dans la vallée de l’Yonne, ou plutôt dans celle de l’Armaçon, arrivant à Tonnerre, j’eus le désir de mettre au point un dire faux profond. Il faut opposer ce désir de dire faux, profondément faux, à l’écart de groupe, à l’obligation de dire vrai, d’âme à âme, qui caractérise le christianisme (l’aveu des péchés en confession) et la psychanalyse qui l’a suivi (le dire tout ce qui se passe par l’esprit). Je désirais trouver un moyen de diminuer l’obéissance à un genre mais surtout à une direction (à une direction de pensée, à une direction de conscience). Je souhaitais renoncer à la soumission aux vœux de la communauté familiale, puis linguistique, puis sociale. Les tout-disants dans les confessionnaux, dans les étreintes, dans les cabinets d’analystes, dans les tribunaux, dans les commissariats, subissent l’obligation de l’aveu. Chercher sa vérité intime, qui on est, son identité sexuelle, sociale, son genre, son rôle, c’est obéir. » 450 ’A Catherine Argand, Lire, n° 262, février 1998, p. 33.
« Entretien » propos recueillis par Anne Thiercy et Martin Bleskis, dans Scherzo ; n° 9, octobre, 1999, p. 5.
Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard, le solitaire, Op. cit., p. 47.
Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 113.
n° 32 octobre 1997.
Souligné par Pierre Kaufmann dans l’article : « Psychanalyse », de l’Encyclopédie Universalis.
Op. cit., n° 32 octobre 1997.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Les Paradisiaques, p.111.
Ibid., p.111.
« Le passé et le jadis » de Pascal Quignard, Le Monde, 21 novembre 2002.