IX. Qui suis-je, lecteur de Quignard ?

Dans Albucius, Quignard décrit l’état du lecteur :

‘« Tandis que je creuserais avec le poinçon la cire de la tablette j’aurais la certitude que celui qui la découvrirait serait plongé dans une espèce de passion éternelle dont il ne saurait pas plus la cause que celui qui l’aurait inscrite ne pourrait l’évoquer précisément. Une phrase écrite qui retiendrait quelque chose de la saison qui fut avant que le langage n’engloutisse le corps et l’âme et la mémoire comme une vague sans retrait. C’est la saison stupéfiante, le temps sans voix et la contrée impossible. Il y a au fond de nous un temps passé qui est irrésistible. C’est cette saison qui voue à l’imparfait toutes les narrations humaines. » 451

Répondant à la question de Chantal Lapeyre-Desmaison : « - A quel(s) lecteur(s) vous adressez-vous ? », Quignard répond :

‘« - Jamais au pluriel parce qu’il se trouve que je pense toujours à un regard. A vrai dire c’est un petit pluriel puisqu’il s’agit de deux yeux. Deux yeux qui lisent la page. Ou encore deux yeux par-dessus mon épaule. Deux yeux sévères. Très beaux.(…). Ou une addition d’yeux ? je ne sais pas. Mais c’est un regard. Un public, pour moi, je ne sais pas ce que cela veut dire, je ne saurais comment l’imaginer dans ma tête. Un Dieu non plus. Les morts, hélas, je vois un peu mieux. Parfois ils me visitent. Parfois je me dis : Qu’aurait pensé Spinoza ? qu’aurait pensé tel taoïste ? » 452

Le lecteur pour Quignard est un regard au singulier. Le public et les lecteurs sont des notions qu’il ignore. Toutes les sensations de plaisir et d’angoisse, de viol et de violence, de colère et d’extase que nous avons ressenties seraient-elles remises en cause ? Quignard ne s’adresse pas vraiment à notre corps comme nous avons pu l’imaginer ; il ne cherche pas vraiment à nous rencontrer dans le jeu de provocation où il nous entraîne souvent ; il ne cherche pas à nous donner une mélodie quelconque qu’il a ramenée de sa vie intra-utérine. Pour lui nous n’existons pas. Il ne nous reconnaît pas en tant que lecteurs et nous, nous avons du mal à le positionner en son statut d’écrivain par le biais de son texte. Nous ne sommes pas forcément l’autre à qui il s’adresse et qu’il veut séduire. Il ne nous laisse que la place d’un regard errant dans ses livres. Un regard curieux qui le pousse à écrire. Il peut s’entretenir avec Spinoza ou Tao, et écrire en pensant à eux, bien plus qu’à un lecteur non identifié. Ainsi, il peut nous transformer en ce qu’il veut, nous attribuer la peau, le siècle, le vêtement et le moral qu’il choisit, - et c’est à nous de nous adapter. Il faut que nous nous oubliions, que nous nous perdions pour devenir aptes à entrer dans ce monde, et à suivre aveuglément les rôles qu’il décide, lui, de nous donner. Les yeux auxquels Quignard pense en écrivant doivent être aveuglés : un regard frontal de fascination.

Nous pouvons nous retrouver en position de complice à qui il fait des confession intimes, mais aussi bien comme l’ennemi contre lequel il « met en branle une subtile machine visant à détruire un adversaire abstrait » 453 .

Pour que nous puissions être lecteurs de Quignard, il faut que nous perdions tout : identité, culture, moi ; sinon son texte ne s’ouvre pas à nous et l’errance ne s’effectue pas : « Au lecteur, donc, d’errer à sa guise. » 454 .

Errer à notre guise ? absorber toute la tension de désir qui se dégage du texte ou la laisser rôder entre les lignes en nous éloignant des mots, en marquant bien cette ligne jaune comme une frontière ?

‘« Un immense jeu d’échos s’établit ainsi, ou s’amorce, qui laisse, selon l’humeur du lecteur et l’état de ses capacités intellectuelles, pantois, fasciné ou jubilant. Mais toujours infiniment heureux et enrichi, assuré d‘avoir fait un pas hors du camp des sots, des vaniteux et des assassins. » 455

Le sujet lecteur de Quignard, où peut-il trouver la vérité de ce qu’il dit ? que trouvait Meaume le graveur quand il pénétrait dans l’église de la « Bouche de la Vérité » ? quelle vérité réussit-il à entendre ?

Quignard le dit dans sa Leçon de musique :

‘« Que celui qui me lit ait constamment à l’esprit que la vérité ne m’éclaire pas et que l’appétit de dire ou celui de penser ne lui sont peut-être jamais tout à fait soumis. Je fais cet aveu qui coûte un peu à dire. Pourtant il n’est jamais singulier. » 456

Cette errance permanente en l’absence de toute forme de certitude va susciter une peur chez le lecteur qui ne saura jamais où se diriger. Cette absence de maîtrise se transforme en une fascination qui envahit son corps. Or, être fasciné est en quelque sorte être soumis. L’œuvre de Quignard méduse son lecteur, car elle ne lui propose qu’une longue errance dans la perte : perte de la limite, perte identitaire et perte de repères, ce qui constitue sa part dangereuse et son aspect fascinant.

‘«Il peut nous arriver de regarder quelque chose de beau avec l’idée que cela peut nous nuire. Nous l’admirons sans joie. Par définition le mot admiration ne convient pas : nous vénérons quelque chose dont l’attrait qu’il exerce sur nous tourne à l’aversion. En employant le mot « vénérer » nous retrouvons Vénus. Nous retrouvons aussi le mot de Platon refusant de distinguer la beauté et l’effroi. Alors nous approchons du verbe « méduser » : ce qui entrave la fuite de ce qu’il nous faudrait fuir et qui nous fait « vénérer » notre peur même, nous faisant préférer notre effroi à nous-mêmes, au risque que nous mourions. » (S.E.107)’

Lire Quignard est choisir un chemin dangereux dans lequel nous choisissons de nous perdre et où, l’ayant parcouru nous ne serons plus comme avant, car il n’y a pas de moyen de revenir en arrière. Lire Quignard est vivre intensément une transmutation, voir son corps se métamorphoser dans un calvaire anonyme. C’est être dans l’effroi sans savoir détecter les limites d’un corps qui souffre ni identifier une voix qui hurle :

‘« Le seul lieu de l’espace où peuvent se rencontrer le lecteur et l’auteur est dans le point final.
Cela dure le plus bref du temps, même pas un quart de seconde.
Et le lecteur est plein de dépit de se retrouver désert de ce monde soudain faux qui le quitte d’un coup, à l’instant. Et l’auteur est rempli d’une joie indicible et confuse d’avoir décapité un corps sans la moindre trace de sang. Il se cache et n’ose pas dire que tel est son métier.» 457 ’ ‘« La mort, c’est surtout cela : tout ce qui a été vu, aura été vu pour rien. Deuil de ce que nous avons perçu. » Dans ces moments brefs où je parle pour rien, c’est comme si je mourais. Car l’être aimé devient un personnage plombé, une figure de rêve qui ne parle pas, et le mutisme, en rêve, c’est la mort. Ou encore : la Mère gratifiante, elle, me montre le Miroir, l’Image, et me parle : « Tu es cela » Mais la Mère muette ne me dit pas ce que je suis : je ne suis plus fondé, je flotte douloureusement sans existence. »
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. ’ ‘« Même quand on erre, on ne se dirige pas au hasard. On va où le perdu attire. On se précipite. Toute femme, tout homme se précipitent où ils se sont perdus. »
Pascal Quignard, Sur le jadis.
Notes
451.

Albucius, p. 216.

452.

Pascal Quignard le solitaire, Op. cit., p. 111.

453.

« Quignard, rhéteur » par Patrick Kechichian, Le Monde, 27 janvier 1995.

454.

« Goncourt : pensées minimalistes d’un ermite érudit », Les Echos, 29 octobre 2002.

455.

« Quignard à livres ouverts » par Patrick Kechichian, Le Monde, 27 septembre 2002.

456.

La Leçon de musique, p.12.

457.

Rhétorique spéculative, pp.156-157.