Introduction

Il n’est pas courant que soient réunis dans une même étude les noms de Francis Ponge et de Nathalie Sarraute. Tout, en première approche, semble les séparer. Francis Ponge se tourne vers « le monde extérieur, le parti pris des choses » (PAE, I, 130), formule le désir d’un « rapport objectif » (RE, I, 398) à la réalité, aspire à fonder une nouvelle rhétorique susceptible de redonner fermeté au langage. Nathalie Sarraute situe dans « notre “for intérieur” » (ES, 1612) la réalité qu’elle entend explorer, se défie de la fausse objectivité, des formules et des sentences, et recherche une langue aussi souple que possible pour atteindre cette réalité. Ils se lisaient réciproquement, s’appréciaient 1 , mais leurs œuvres semblent se déployer dans une ignorance réciproque, sans que l’un mentionne l’autre à aucun moment. Les écrits de l’un ne « font pas penser » à ceux de l’autre : si ces deux œuvres présentent quelque rapport, il ne réside pas dans les échos stylistiques, structurels ou même thématiques qu’il serait possible de repérer d’un texte à l’autre. Mais ce qui contribue également à éloigner ces deux auteurs l’un de l’autre dans la perception que nous en avons, c’est que Ponge se situe, bon gré mal gré, du côté de la poésie, tandis que Sarraute reste dans la conscience commune d’abord une romancière, malgré la diversité formelle de ses écrits. Etudier l’un et l’autre, ce n’est pas nier ces dissemblances pour faire converger de force leurs poétiques. Il s’agit, compte tenu de ces différences, de s’interroger sur la façon dont deux paroles singulières s’inscrivent dans le champ de la littérature et cherchent à rendre lisible l’exploration conjointe du réel et de la langue qui les guide toutes deux.

C’est bien sur ce dernier point que les œuvres nous semblent présenter une parenté profonde. Chez Ponge, la conquête inlassable et toujours à recommencer de l’expression des choses trouve son origine dans leur « évidence muette opposable » (RE, I, 357) : l’écriture se conçoit comme un moyen d’investigation du réel en tant qu’il est façonné par la langue, et dans le même temps résiste à la verbalisation. Prendre le parti des choses, c’est à la fois prendre acte de cette étrangeté de la moindre chose à l’égard de nos pratiques verbales, et se refuser à l’indicible en cherchant au contraire à faire reculer les frontières de ce qu’il est possible de formuler. Ponge ne consent pas à « déduire la réalité de la réalité » (PR, I, 178) : ce que nous nommons réalité n’est pas donné d’avance, nous le construisons par nos façons de parler, celles qui sont à notre disposition (ou qui nous sont imposées), et celles que nous ne connaissons pas encore. Le mot « cageot », le mot « orange », le mot « mûres » font partie de la réalité, et ne peuvent être occultés lorsque l’on veut parler sérieusement du cageot, de l’orange, des mûres, etc. Réciproquement, ce à quoi « ne correspond encore aucun mot » (PAE, I, 131) mérite attention, et c’est dans cette réalité qui résiste à la nomination que « la littérature » peut trouver les ressources de se constituer « comme moyen de connaissance » (ibid., 122). Chercher ses mots, c’est donc en même temps se donner les moyens de saisir ce qui était inaperçu et de modifier les perceptions : la réalité ne se déduit plus de la réalité telle qu’elle est communément admise, mais d’une certaine pratique de la langue. En tant qu’elle agit sur l’appréhension sensible des « choses », la réalité ainsi mise au jour ne saurait se concevoir selon l’opposition binaire entre un objet constitué et un sujet tout aussi déterminé. Ponge fait certes de l’« objectivité » l’horizon de sa démarche, contre « l’effusion simplement subjective » (EPS, 27) ; mais ce qui est mis en cause est précisément le sujet « simple », entité close fermée aux possibles altérations qu’offre la diversité des choses. Le réel inédit que scrute Ponge défait au contraire ces dualismes : il s’agit de faire en sorte que « l’homme » ne se contente plus « d’être “fier” ou “humble”, “sincère” ou “hypocrite”, “gai” ou “triste”, “malade” ou “bien portant”, “bon” ou “méchant”, “propre” ou “sale”, “durable” ou “éphémère”, etc. » (PR, I, 202). Les affects eux-mêmes cessent d’être l’affaire d’un sujet localisé, déterminé par un vécu individuel, et sont envisagés à l’échelle de « l’homme ». Ils sont eux aussi concernés par l’effort d’objectivation de Ponge, au sens où ils sont également son objet, font partie des choses du monde qu’il s’agit de connaître.

« L’œuvre d’art ne restitue pas le visible. Elle rend visible » : Sarraute aime à citer cette phrase de Paul Klee pour décrire sa propre démarche, car pour elle aussi l’écriture a affaire avec l’exploration d’une réalité qui est « l’inconnu » (RR, 1644), et ne peut se « déduire de la réalité » telle qu’elle est habituellement envisagée. La « parcelle de réalité » (ES, 1617) que pour sa part Sarraute s’assigne pour tâche de rendre perceptible, c’est ce qui n’a pas de nom, ce sont ces mouvements qu’« aucun mot […] n’exprime » (ibid., 1554) : élargir le champ de la réalité consiste ainsi à se confronter aux limites de ce que nous sommes capables de dire, limites qui déterminent nos manières de sentir et de voir. « Rendre visible » suppose que soit observé avec précision L’Usage de la parole, et que soient mises en cause les catégories de pensée et de perception que cet usage imprime en nous : la réalité de Sarraute s’attaque aux représentations véhiculées par la langue, qui imposent les « sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver » (ibid., 1553), et ce qu’il nous est possible de voir. Ce que Sarraute désigne dans L’Ere du soupçon comme le domaine de « la psychologie » se conçoit comme une connaissance d’ordre anthropologique qu’il s’agit d’appréhender et de « nous »rendre sensible. Par là même, la cartographie des sentiments repérables dans l’intimité de sujets individués se trouve mise à mal par les « mouvements indéfinissables » que Sarraute tente de capter, et qui au contraire mettent en lumière la part des discours extérieurs dans ce « que nous croyons éprouver » : la réalité à laquelle l’écrivain tente de donner corps objecte aux catégories verbales et aux dénominations reconnues, et déconstruit la représentation d’un sujet clos et autonome. Inversement, ce qui en première approche semble relever de la seule intériorité touche aussi à la manière dont sont perçus une poignée de porte, un tableau, une statue, une fuite d’eau, Proust ou Rimbaud ; les « mouvements » invisibles mettent également en cause la façon dont on se comporte dans un groupe, ce qu’on y dit, ce qu’on y voit. Si Sarraute situe la « parcelle de réalité » qu’elle cherche à explorer dans le « for intérieur », il s’agit pourtant de subvertir la partition entre un dedans et un dehors hermétiques l’un à l’autre.

En dépit de leurs dissemblances évidentes, les poétiques de Ponge et de Sarraute sont donc animées par la même conviction que la réalité n’est pas donnée, mais qu’elle est tissée de mots, qu’elle est à connaître et à construire : ainsi que le note Jean-Marie Gleize, « le souci de Francis Ponge, comme celui de Nathalie Sarraute, est le réel, que l’un comme l’autre situent à proximité, tout en sachant et en éprouvant cette proximité comme inaccessible » 2 . Ce « souci » s’appuie sur la conscience commune aux deux écrivains que l’expérience du réel excède ce que Ponge appelle « les paroles », ce que Sarraute désigne par « conversation », mais que ces pratiques langagières la déterminent. La tâche de l’écrivain consiste donc, en proposant de nouvelles façons de parler, à rendre perceptible ce réel et à faire œuvre de connaissance : il s’agit de prendre en charge ce qui ne peut (encore) se dire. La réalité de l’un n’est certes pas identique à celle de l’autre : là où le texte de Ponge tend vers la nomination de la « qualité différentielle » propre à la chose à connaître, Sarraute écarte le nom qui détruirait les « mouvements » qu’elle cherche à saisir : chez Ponge, « le nom […] est une autre forme du monde à réinventer », tandis que pour Sarraute, « le texte et le nom sont pour toujours radicalement étrangers l’un à l’autre » 3 . Il s’agit pourtant, dans les deux cas, d’affirmer une « résistance au connu » 4 et de transmettre un inédit.

Cette conception d’une connaissance du réel à produire par une pratique de la langue est en effet étroitement corrélée à la question de la lecture. Produire une connaissance qui intéresse « l’homme » (Ponge), mettre au jour des « mouvements invisibles » mais pourtant présents en « chacun de nous » (ES, 1650) suppose que soit perçu à la lecture ce réel que les deux écrivains, chacun pour son propre compte, tentent de capter. Bien plus, la constitution de la réalité inédite qui guide l’un et l’autre exige qu’elle soit reconnue comme telle par un tiers. Si, en effet, « le mimosa lui-même », « le mimosa sans moi » est pour Ponge une « douce illusion » (RE, I, 368), un horizon désirable mais reconnu comme utopique, si « [son] rapport objectif (sic) sur le bois de pins » (ibid., 398) est lui-même ressenti comme un impossible à atteindre dans le seul face à face de l’écrivain avec la chose, alors il fautqu’intervienne un troisième terme pour valider les formulations trouvées dans l’écriture. La réalité de la « qualité différentielle » que dégage le texte à propos de la chose étudiée dépend étroitement de sa reconnaissance par un lecteur, et l’objectivation se conçoit dès lors comme un accord intersubjectif qui suppose l’adhésion de celui qui lit : « non les charmes, mais la conviction », prévient le « Mémorandum » des Proêmes (PR, I, 167). D’où la reformulation du cogito cartésien dans Pour un Malherbe, qui fait du lecteur l’instance indispensable à l’existence de l’œuvre et de son auteur : « Puisque tu nous lis (mon livre et moi), cher lecteur, donc nous sommes (Toi, lui et moi) » (PM, II, 175).De même, les « mouvements » imperceptibles constituant la « substance » de l’écriture chez Sarraute, mouvements qui vont à l’encontre de nos habitudes de perception et de parole, exigent, pour être considérés comme une « réalité » et non comme une construction imaginaire propre à un univers fictionnel circonscrit, que le lecteur soit impliqué dans l’appréhension de ces phénomènes : sa « collaboration est indispensable » (« Ce que je cherche à faire », 1705), et il faut l’amener à « refaire lui-même [les] actions » (ES, 1604) de la fiction afin qu’à son tour il soit persuadé de l’existence de ces mouvements. Le « souci » de réel de Ponge et de Sarraute est donc consubstantiellement souci de lecteur : l’écriture ne peut s’envisager sans que la lecture soit conçue en même temps, puisque de l’effet du texte sur celui qui le lit dépend l’existence des référents que l’un et l’autre écrivains cherchent à fonder en réalité. Sans lecteur convaincu, pas de « qualité différentielle » ; sans lecteur « maintenu jusqu’au bout dans une matière anonyme comme le sang, dans un magma sans nom » (ES, 1586), ressentant les effets de cette « matière », pas de tropismes.

C’est bien, de façon récurrente, en termes d’effets de lecture que l’un et l’autre envisagent leurs poétiques. Pour Ponge, amener ses lecteurs à produire des actes de langage fait partie « Des Raisons d’écrire » dès la fin des années 1920 : « Je ne parle qu’à ceux qui se taisent (un travail de suscitation) » (PR, I, 196). En 1967, c’est encore sur l’activité du lecteur, entendue en un sens fort, que Ponge conclut ses entretiens avec Philippe Sollers : « C’est seulement donc le lecteur qui fait le livre, lui-même, en le lisant ; et il lui est demandé un acte » (EPS, 192). Toute la réflexion critique et théorique de Sarraute est de même guidée par les effets que produit le texte littéraire sur son lecteur, qu’elle se mette en scène elle-même comme lectrice dans « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant » ou qu’elle envisage les choix techniques et formels de l’écrivain : les attitudes de lecture qu’il s’agit d’induire ou de décourager, les processus par lesquels s’établit un contact réel et agissant entre une œuvre et son récepteur, les moyens de faire de la lecture un « événement neuf » (PV, 1523) sont les critères qui orientent la recherche de l’écrivain. La lecture n’est pas pour Ponge et Sarraute un processus indépendant du geste créateur, elle est posée d’emblée dans l’écriture comme la condition d’existence des œuvres. Ecrire, pour l’un et l’autre, c’est considérer en même temps les actes de lecture qui permettront à l’œuvre de se réaliser pleinement. En prenant comme objet d’étude la lecture chez ces deux écrivains, il s’agit donc pour nous de faire toute sa place à la dimension éminemment adressée de leurs poétiques, et de prendre au sérieux la conception qu’ils se font tous deux de l’écriture comme action sur les façons d’appréhender et de définir la réalité, action qui passe par des actes de lecture. Mettre au jour une réalité inédite dans l’écrit, c’est simultanément prendre en compte les conditions de sa lecture, trouver une forme adéquate à cette réalité et former un lecteur susceptible de la percevoir.

La question de la lecture est donc étroitement liée à l’élaboration des poétiques de Ponge et de Sarraute. Mais, dans la mesure où il s’agit d’obtenir la reconnaissance par des instances tierces, elle ne relève pas uniquement de la façon dont les œuvres préparent, envisagent et figurent la lecture. Le projet pragmatique des deux écrivains suppose une reconnaissance de la part de lecteurs « réels », empiriques, reconnaissance manifestée par les discours tenus sur l’œuvre. C’est pourquoi il est nécessaire de confronter la lecture telle qu’elle s’invente de l’intérieur des textes, sous la forme du « Lecteur Modèle » 5 ou du « lecteur implicite » 6 , à la réception historique des œuvres : à travers les actes de lecture que constituent aussi les discours critiques peut se mesurer la « félicité » (Austin) des actes de langage que constituent les textes. Dans cette perspective, la réception de Ponge et de Sarraute n’est pas un ensemble de péripéties sans lien avec les projets esthétiques des deux écrivains : dans la mesure où leurs œuvres se conçoivent aussi comme des entreprises à visée pragmatique - « susciter des paroles », convaincre de la « qualité différentielle » formulée par les textes, persuader de l’existence réelle du tropisme -, l’étude de la façon dont elles sont lues par les lecteurs empiriques est nécessaire pour comprendre comment elles agissent et se réalisent (ou non). Même si Sarraute figure la lecture idéale comme un face à face de l’œuvre avec son lecteur « enfermé dans [sa] chambre » (PV, 1522) et soustrait à la pression du groupe, toute son œuvre manifeste une conscience aiguë du fait que la lecture est toujours déjà un acte social 7  : c’est bien par rapport à des logiques collectives (et contre elles) que l’œuvre prend position. Cet aspect est plus net encore chez Ponge, qui envisage d’emblée ses écrits comme interventions dans un espace public, utiles « aux hommes » « pour leurs discussions entre eux » (PR, I, 205) 8 .

Mais la réception historique intéresse aussi la poétique des deux écrivains dans la mesure où ils portent une attention aiguë à la manière dont sont reçus leurs textes, et que, par un effet retour, elle infléchit sensiblement leurs façons d’écrire. Les interventions critiques et théoriques de Sarraute, les évolutions formelles perceptibles dans Le Planétarium par rapport aux fictions antérieures, manifestent cette prise en compte de l’hiatus existant entre lecteur implicite et lecteur empirique, et la tentative pour le combler afin que se réalise pleinement l’œuvre et que soit perçue la « parcelle de réalité » à transmettre. Ponge explicite le rôle essentiel que jouent les discours critiques dans le développement de son œuvre : c’est par les « preuves de lecture » qu’« on se trouve changé » et que « l’œuvre continue » (M, I, 657). Si la lecture constitue d’emblée un horizon désiré de l’écriture pour Ponge et Sarraute, elle est redéfinie dans un second temps par rapport aux discours suscités (ou non) par les œuvres antérieures.

Si les deux écrivains placent la lecture au cœur de leur projet d’écriture et accordent la plus grande attention à la manière dont ils sont lus, la dimension éminemment adressée de leurs poétiques a cependant été négligée pendant longtemps. Notre travail entend ainsi contribuer à combler une relative lacune des études sur Ponge et Sarraute. L’histoire même de leur réception et leur proximité avec des courants critiques promouvant l’autonomie du texte et une appréhension strictement immanente des œuvres ont sans doute contribué à minorer la part faite à la lecture et aux relations que les œuvres tentent d’instaurer avec leur dehors. Les discours critiques à leur propos ont ainsi longtemps privilégié ce qu’Antoine Compagnon appelle « le fonctionnement neutre du texte » 9 , qui suppose une certaine « mise hors jeu » 10 de la lecture. De fait, à partir des années 1960, les tentatives de redéfinition de la littérarité et des méthodes critiques qui s’élaborent du côté de Tel Quel, du structuralisme et de la Nouvelle Critique, font des œuvres de Ponge et Sarraute des références, qui fournissent à la fois exemples et outils critiques. Cette approche marque durablement l’appréhension des œuvres. En 1979, Mickael Riffaterre, étudiant La Production du texte, s’attache dans son introduction à faire de la lecture un processus immanent au texte lui-même : « Le texte est un code limitatif et prescriptif. L’énonciation du texte, étant l’exécution d’une partition, n’est pas libre, ou plutôt liberté et non-liberté d’interprétation sont également encodées l’une et l’autre dans l’énoncé » 11 . Significativement, l’essai se clôt sur un chapitre consacré à Ponge, dont l’œuvre manifeste « la surdétermination tautologique et circulaire » 12 du texte littéraire, dont « il ne reste […] que la pratique même de sa production » 13 . L’accent est donc mis ici sur un fonctionnement textuel relativement indépendant de sa lecture ; le lecteur n’est pas un autre du texte dont il s’agit de tenir compte dans l’écriture, mais un pur effet textuel. La proximité du « Nouveau Roman » avec ces mêmes mouvements critiques a également incité à privilégier la part de la réflexivité dans l’œuvre de Sarraute (« aventure d’une écriture » plutôt qu’« écriture d’une aventure », selon la formule célèbre de Ricardou), aux dépens de la prise en compte des procédures d’adresse et des conséquences pragmatiques de ces procédés réflexifs 14 .

Malgré l’abondance de la bibliographie critique sur Ponge et Sarraute, les études portant sur la lecture et la réception sont donc relativement peu nombreuses. Le chapitre que Vincent Kaufmann consacre à Ponge dans Le Livre et ses adresses a montré le rôle primordial dévolu à l’instance lectoriale dans la réalisation de l’œuvre 15 . La question de l’adresse fait également l’objet d’un article de Shinji Iida, qui montre l’importance accrue de la figure du lecteur dans les écrits postérieurs à la parution du Parti pris des choses, et qui tend à « dresser un espace textuel où la lecture et l’écriture peuvent s’entrecroiser librement » 16 .Bernard Beugnot et Robert Mélançon ont par ailleurs proposé une présentation synthétique de la réception de l’œuvre de Ponge 17 . Bernard Beugnot est par la suite revenu sur cette question, proposant d’interpréter les convergences successives de l’œuvre avec différents courants critiques en termes de phénomènes de modes 18 . Plus récemment, un numéro d’Œuvres et critiques consacré à Ponge, et réunissant plusieurs articles portant soit sur la figuration du public dans l’œuvre, soit sur sa réception historique en France et à l’étranger, manifeste l’intérêt grandissant pour la question du lecteur et de la réception, même si Michel Peterson, dans son avant-propos, souligne qu’il ne s’agit que d’une avancée « modeste » dans la contrée « encore relativement obscure […] de la réception telle que problématisée de manière spécifique par Ponge » 19 . De fait, malgré leur intérêt certain, ces études restent dispersées et ponctuelles, et choisissent toujours une perspective interne ou externe à l’œuvre, sans que soit posée la question des interactions entre la lecture programmée (ou rêvée) par les textes et les lectures effectivement proposées de l’œuvre.

La critique sarrautienne a manifesté un intérêt plus important à la question du lecteur, l’œuvre étant en général envisagée en dehors des problématiques du « Nouveau Roman » depuis le début des années 1980. En 1983, Sheila Bell consacre ainsi un article à la question de l’adresse dans L’Usage de la parole, où la figure du narrataire est étudiée dans une perspective narratologique 20 . Le même auteur établit en 1994 un bilan critique de la réception de Sarraute 21 . Deux ouvrages récents manifestent cet intérêt croissant de la critique sarrautienne pour ces problématiques. Béatrice Bloch propose une étude sur la construction interne de la lecture à partir de marques formelles qui déterminent la part plus ou moins grande de « liberté » herméneutique laissée au lecteur. Si ces travaux permettent de relever un certain nombre de procédés présents chez Sarraute et propres à guider l’interprétation, l’œuvre est étrangement envisagée à partir du « Nouveau Roman », et ces procédés interrogés à partir de catégories aussi problématiques que « la syntaxe du Nouveau Roman », dont le rendement heuristique est faible, et qui ne permettent pas de préciser quelle communication singulière Sarraute entend instaurer avec son lecteur 22 .

Dans une perspective radicalement différente, Pierre Verdrager propose une étude systématique de la réception de Nathalie Sarraute par la presse 23 . A travers une approche qui emprunte ses outils d’analyse à la sociologie constructiviste, l’auteur montre, à partir des discours critiques suscités par les textes, comment la valeur de l’œuvre parvient finalement à faire consensus. Cette étude constitue un apport de premier plan dans l’étude de la réception de Sarraute : l’ampleur du matériau étudié, embrassant l’ensemble de la réception par la presse jusqu’au milieu des années 1990, fait de ce travail une source documentaire importante. Au plan méthodologique, la « neutralité axiologique » 24 revendiquée par l’auteur l’amène à accorder la même attention à tous les discours critiques, et lui permet d’éviter l’écueil du jugement rétrospectif fondé sur une illusion téléologique. Cette neutralité a également pour conséquence de mettre à distance le discours auctorial, qui n’apparaît pas plus « vrai » que n’importe quelle opinion critique. Pierre Verdrager rend par là même plus visible la façon dont Sarraute intervient dans le « paratexte » pour guider d’une main ferme les discours critiques tenus sur son œuvre. Pour riche que soit cette étude, elle n’annule pas cependant la nécessité d’envisager à nouveau la question de la réception de Sarraute : fidèle à la perspective sociologique qu’il adopte, Pierre Verdrager écarte délibérément de son corpus les œuvres elles-mêmes, qui n’apparaissent dès lors que comme des artefacts autour desquels se déploient des logiques sociales 25 . Notre propos est autre, puisqu’il s’agit d’envisager les discours critiques en les confrontant aux directives de lecture contenues dans les textes et, réciproquement, d’observer en quoi l’écriture de l’œuvre constitue une forme de réponse à ces réactions de lecteurs.

En observant la lecture et la réception de Francis Ponge et de Nathalie Sarraute il s’agit donc de joindre deux perspectives critiques jusqu’à présent étudiées séparément, et d’envisager dans sa globalité la question de la lecture, tant du point de vue de sa configuration à l’intérieur des textes que de son inscription dans un espace public. Une telle appréhension globale permet de mieux saisir les interactions entre les œuvres et le champ dans lequel elles sont perçues, la façon dont elles agissent sur les habitudes de lecture et comment elles communiquent avec leur dehors, lecture et réception se déterminant réciproquement 26 . Les enjeux de ces processus tels que les envisagent Ponge et Sarraute se recoupent : il s’agit de créer des conditions de lecture telles que l’inédit dont les œuvres se veulent porteuses soit reconnu comme réel. Or, si ce réel inédit a des caractéristiques sensiblement différentes d’une œuvre à l’autre, il se présente chez l’un et l’autre écrivains comme ce qui contrevient aux habitudes de perception, comme ce qui est occulté par les usages langagiers courants. La « routine des paroles » est pour Ponge ce qui fait écran à une authentique appréhension des choses et empêche de les considérer pour elles-mêmes, d’en avoir une véritable connaissance : amener le lecteur à reconnaître comme « vraies » les formulations du texte et le rendre à son tour apte à prendre la parole suppose donc de créer des conditions d’échange qui rompent avec le « manège » des paroles, résultant lui-même d’un ordre socio-politique. Sarraute cherche de même à persuader son lecteur de l’existence d’un réel qui est précisément ce que les mots tels qu’on en use ne parviennent pas à dire, du fait que les échanges sont chez elle régis par des rapports de force, où qualifier, nommer, caractériser sont des manières d’avoir prise sur l’interlocuteur et de l’assigner à une place fixe. Pour l’un comme pour l’autre, il est donc nécessaire que se communique « quelque chose » dans la lecture, mais ce quelque chose est encore inconnu, et suppose, pour être transmis, que les cadres de la communication soient eux-mêmes déstabilisés.

A cet égard, les catégories génériques jouent pour Ponge comme pour Sarraute un rôle stratégique, dans la mesure où ils s’attachent tous deux à rendre problématique la généricité de leur texte, et par là même incertaine la manière dont ils doivent être lus. Ponge propose d’abord des « petits écrits », des textes qui se laissent décrire comme des poèmes en prose, même si leur « poéticité » paraît d’emblée problématique. La publication de Proêmes, en 1948, où se mêlent des pièces versifiées, des réflexions critiques en prose, et même ce qui paraît être pour beaucoup des « brouillons », contribue à rendre plus indécise l’appartenance générique de l’œuvre. La multiplication des déclarations anti-poétiques à l’intérieur même des textes écrits à partir des années 1940 renforce cette déstabilisation du cadre de l’échange, et bloque toute assignation générique fixe. Cette problématisation de la généricité est en apparence moins prégnante chez Sarraute : si Tropismes ne porte aucune mention de genre, et se laisse difficilement appréhender selon les catégories génériques disponibles, les fictions se réclament du « roman » à partir de Portrait d’un inconnu (1949). Mais, tout en inscrivant son œuvre dans un genre préexistant, Sarraute s’attache à en redéfinir les contours : les « romans » qu’elles proposent rompent avec un certain nombre d’attendus romanesques, et elle s’attache dans ses écrits critiques à remettre en cause tous les traits définitoires du genre, de sorte que le caractère romanesque de ses romans cesse d’être une évidence, et que le contrat de lecture, pourtant minimal dans le cas de ce genre, se trouve lui-même indécis.

Ponge et Sarraute se situent par rapport à des genres différents, et leurs trajectoires ne sont pas identiques, l’un partant de la poésie et pratiquant ce que Jean-Marie Gleize appelle « une permanente sortie interne » 27 , l’autre investissant dans un deuxième temps le domaine du roman pour le mettre en question de l’intérieur. Mais ces stratégies ont toutes deux pour résultat de rendre problématiques les catégories par lesquelles un texte est appréhendé. L’identification générique d’un texte engage en effet la manière dont il est lu, les attitudes de lecture et la manière de le faire référer 28 . Il s’agira donc d’étudier quels rôles jouent pour Ponge et Sarraute le fait de placer leur lecteur face à des objets difficilement situables, et en quoi la remise en cause du cadre de lecture comme des catégories de perception s’articule à la réalité qu’il s’agit pour l’un comme pour l’autre de transmettre.

La remise en cause des catégories génériques est un fait largement répandu dans les poétiques du XXe siècle, au point qu’elle a pu représenter un des traits définitoires de la modernité et devenir « l’un des lieux communs les plus répandus du discours critique et théorique des avant-gardes depuis les années cinquante » 29 , se traduisant dans la théorie critique des années 1960 et 1970 par la survalorisation des écritures a-génériques, et la promotion de catégories comme « l’Ecriture » ou le « Texte ». Dominique Combe fait coïncider ce moment de rejet des genres avec le refus de la rhétorique, qui s’exprime à partir de la fin du XIXe siècle, refus déjà pointé par Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres. Le critique constate que ce rejet de principe n’empêche pas aujourd’hui la catégorie générique de structurer la littérature tant du point de vue de l’écriture que de sa distribution et de sa lecture : « Toute l’institution littéraire - de l’édition à l’université […], du lecteur au critique - témoigne de la vitalité et de l’actualité du principe des genres, dont on proclamait naguère la mort certaine » 30 . Ce constat est largement partagé 31 . Il appelle plusieurs remarques, portant sur la situation spécifique de Ponge et de Sarraute à l’égard de cette problématique, et concernant notre propre approche. Il est tout d’abord remarquable, à propos de Ponge, que la remise en cause de l’appartenance de son œuvre à la poésie s’accompagne chez lui d’un désir de réhabiliter la rhétorique, ce qui confère une singularité certaine à son geste, la mise en cause de la poésie pouvant difficilement se penser dans son cas comme le prolongement d’une attitude romantique, à laquelle la plupart des théoriciens font remonter les postures de transgression générique 32 . Sarraute, quant à elle, opère certes une subversion de fait des catégories génériques, mais ne fait pas de la transgression un principe de modernité : elle revendique bien une position d’avant-garde au tournant des années 1950, mais elle le fait de l’intérieur du roman, quitte à en éroder les contours. La mise en cause des catégorisations génériques que les deux écrivains cherchent à produire a contribué de fait à mettre en place des méthodes critiques contestant les partitions génériques. Mais ce qui a pu se constituer en dogme critique est plutôt à considérer comme une conséquence des lectures que les deux écrivains ont réussi à susciter qu’un principe régissant leur positionnement dans le champ littéraire.

Cela nous amène à préciser la perspective dans laquelle s’inscrit notre démarche : la question n’est pas de savoir si Ponge et Sarraute parviennent à « dépasser » les classements génériques, de déterminer si les lecteurs de Ponge ont raison ou tort de le lire comme un poète, ni de juger du bien-fondé de l’appellation « roman » pour qualifier les œuvres de Sarraute qui portent cette mention générique. Il s’agit de comprendre quel rôle joue la déstabilisation de la catégorie générique dans la construction de la lecture interne aux œuvres, et comment elle agit sur leur réception effective. C’est donc comme enjeu pragmatique que la question générique sera ici envisagée : en quoi la poésie est-elle pour Ponge incompatible avec sa démarche ? A quelle stratégie répond le choix du roman chez Sarraute, et pourquoi le tropisme 33 dont elle cherche à prouver l’existence à son lecteur exige-t-elle que soit redéfini l’horizon d’attente de ce genre ? A quelle stratégie répond l’invention d’un métalangage spécifique (« sous-conversation », « objeu », etc.) 34  ? Du côté des lecteurs, quelles attitudes critiques sont induites par ces objets difficilement préhensibles d’un point de vue générique, et en quoi la référenciation des œuvres est-elle corrélée aux choix de catégorisation opérés ?

La période étudiée permet de saisir comment s’inventent de l’intérieur des œuvres les modalités de leur lecture, en amont de toute confrontation avec un espace public, ainsi que les premières rencontres - différées, difficiles - avec des lecteurs empiriques. En 1919, Ponge écrit les premiers textes qu’il décidera de reprendre en recueil, et qu’il considère donc comme faisant pleinement partie de son œuvre 35 . La fin des années 1950 correspond à une première étape de la réception des deux écrivains. En 1956 en effet, la NRF consacre un numéro d’hommage à Francis Ponge, qui réunit nombre d’articles de critiques étrangers (Pierre Bigongiari, Gerda Zeltner, etc.). La même année, Gallimard publie les articles critiques de Nathalie Sarraute sous le titre L’Ere du soupçon et réédite Portrait d’un inconnu (publié une première fois en 1948 aux éditions Robert Marin) ; l’année suivante, Alain Robbe-Grillet, alors directeur littéraire aux Editions de Minuit, y réédite les Tropismes (qui avaient d’abord paru en 1938 chez Denoël). Dans un article rendant compte de Tropismes et de La Jalousie, de Robbe-Grillet, Emile Henriot emploie l’expression « Nouveau Roman » ; en 1958, un numéro de la revue Esprit consacre un dossier à ce mouvement naissant, le constituant en objet d’étude et en catégorie générique. A la fin des années 1950, Ponge et Sarraute accèdent donc à une certaine reconnaissance : cette période clôt une première phase de leur réception, alors qu’émerge le « Nouveau Roman », et que, à partir de 1960, Ponge sera lié à la revue Tel Quel.

Si l’on considère les œuvres elles-mêmes comme des prises de parole qui créent leurs propres codes énonciatifs, cette période apparaît comme un moment privilégié de confrontation entre des paroles singulières et un espace fortement structuré par d’autres modes d’appréhension. Le parallélisme de la réception des deux écrivains permet en outre de préciser les enjeux spécifiques que recouvre cette confrontation pour l’un et l’autre, amenés à se positionner par rapport aux mêmes présupposés critiques et philosophiques, présupposés qui sous-tendent les partitions génériques structurant alors la perception de leurs textes. Les interventions de Sartre jouent à cet égard un rôle fondateur : il consacre dès 1944 une longue étude à Ponge, « L’Homme et les choses », et signe la préface à Portrait d’un inconnu, qui paraît pour la première fois en 1949. Ces textes critiques constituent les deux œuvres en objet de discours et informent de manière prégnante la façon dont elles sont reçues par la suite. Ils conduisent également les auteurs à se situer par rapport aux problématiques de l’engagement et de la représentation. Contre les présupposés sartriens, l’un et l’autre sont amenés à intervenir de multiples façons (autocommentaire, discours critiques, prise en compte accrue des conditions de la lecture au sein même des œuvres, etc.) pour que s’imposent dans le champ critique des modes de lecture qui leur semblent plus adéquats à leurs œuvres. Avec le début de reconnaissance à laquelle ils accèdent au tournant des années 1960, ces stratégies semblent couronnées de succès. Pourtant, ce processus à l’issue duquel les deux auteurs parviennent à exercer une relative maîtrise sur leur réception n’est pas sans ambiguïté. D’une part, l’enjeu est pour les deux écrivains d’élaborer des poétiques susceptibles d’amener le lecteur à prendre la parole, à produire un acte (Ponge), de l’extraire des rapports de force qui régissent les conversations ordinaires pour qu’il perçoive des « mouvements invisibles » (Sarraute). Mais d’autre part, il s’agit de guider les processus de lecture et même d’une certaine manière de contrôler les paroles (les catégories mobilisées, les termes employés, etc.) produites à propos des œuvres. Cette période durant laquelle Ponge et Sarraute accèdent au statut d’auteurs permet donc de saisir la relation complexe que leurs deux œuvres entretiennent à la question de l’autorité, les manifestations de cette tension interne à leur entreprise et les façons singulières dont l’un et l’autre l’appréhendent.

La première partie de cette étude s’attachera à montrer comment la relation au lecteur se conçoit et s’élabore dans les deux œuvres contre les pratiques langagières quotidiennes. La parole, telle que la représentent les deux écrivains, est d’abord envisagée comme un espace d’interlocution, y compris chez Ponge, où cet aspect est a priori moins visible. Les œuvres sont donc porteuses d’une critique à l’égard des situations de parole dominantes, critique qui suppose que la communication littéraire se situe en marge des contraintes pragmatiques régissant ces usages.

C’est plus précisément les enjeux et les modalités de la communication que Ponge et Sarraute tentent d’instaurer dans leurs œuvres qu’étudiera la deuxième partie. On précisera donc quel rôle joue la lecture dans la constitution et la transmission d’une réalité inédite, et quelles stratégies textuelles sont mises en place afin que puisse advenir la reconnaissance de cette réalité par un tiers lecteur. C’est dans cette perspective que sera interrogée la déstabilisation générique opérée par Francis Ponge et Nathalie Sarraute.

La dernière partie étudiera la confrontation des espaces de lecture créés de l’intérieur des œuvres à l’espace public de leur réception. On examinera les interventions fondatrices de Sartre, la manière dont les deux auteurs s’attachent à autonomiser leur démarche par rapport aux attendus des premiers discours critiques, ainsi que les effets de ces stratégies auctoriales dans la perception de leurs œuvres telle qu’on peut la restituer à la fin des années 1950.

Notes
1.

La chronologie des Œuvres complètes de Francis Ponge (II, p. XV-LXXVIII), établie à partir des carnets personnels de l’écrivain, permet de constater que Ponge était un lecteur attentif de Sarraute, et que les deux auteurs entretenaient des relations amicales, ce que nous a confirmé Armande Ponge.

2.

J.-M. Gleize, « L’un et l’autre », Littérature, n° 118, juin 2000, p. 72.

3.

F. Asso, « Une prose sans nom - A propos des Tropismes et du Parti pris des choses », communication au colloque international « Francis Ponge, résolument », du 1e au 3 avril 1999, à l’ENS Fontenay/Saint-Cloud.

Signalons encore que Darlene Pursley (Université de Berkeley) a également proposé un rapprochement entre les deux œuvres : « Towards an Aethetics and Politics of Change : Francis Ponge and Nathalie Sarraute », intervention au colloque de la Modern Language Association du 27 mars au 2 avril 2006 à Miami.

4.

Ibid.

5.

Cette notion, définie par Umberto Eco à partir de la théorie des actes de langage, désigne l’« ensemble des conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel » (Lector in fabula (1979), trad. française, Paris, Grasset, « Figures », 1985, p. 80).

6.

Le lecteur implicite est défini par Iser comme l’instance qui « incorpore l’ensemble des orientations internes du texte pour que ce dernier soit tout simplement reçu » (L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976), trad. française, Bruxelles, Margada, « Philosophie et langage », 1985, p. 70). L’instance du lecteur implicite est moins déterminée que la notion de Lecteur Modèle, dans la mesure où elle désigne les conditions (minimales) nécessaires à la réception des textes, et non un idéal de pleine actualisation de l’œuvre.

7.

Dès Tropismes (1939), l’œuvre d’art apparaît comme un objet social appréhendé à travers le regard d’une collectivité. On trouve dans Les Fruits d’or (1963) l’expression la plus directe de cette immixtion du groupe dans la lecture.

8.

Dans la mesure où les œuvres conçoivent toutes deux leur projet en termes anthropologiques, projet qui intéresse la communauté des hommes et doit se faire reconnaître par elle, nous privilégierons ici la manière dont la lecture se pense et s’inscrit dans un espace public. La correspondance (partiellement accessible dans le cas de Ponge) est ainsi considérée comme un moyen d’appréhender la façon dont s’envisage la prise de parole publique qu’est l’œuvre publiée, mais non comme un objet d’étude à part entière.

9.

A. Compagnon, Le Démon de la théorie - Littérature et sens commun (1998), Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 167.

10.

Ibid., p. 164.

11.

M. Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, « Poétique », 1979, p. 11.

12.

Ibid., p. 281.

13.

Ibid., p. 285.

14.

De telles lectures influent en retour sur la manière dont sont perçues les œuvres. Daniel Leuwers écrit ainsi en 1983 : « Francis Ponge, […] ces dernières années, se contente de livrer ses seuls prétextes, semblant ainsi cautionner le type de lecture préconisé par Riffaterre et une frange d’intellectuels » (« Les Lecteurs de poésie », in J. Heistein (dir.), La Réception de l’œuvre littéraire, Wroclaw, Wydawnictwo Uniwersytetu Wroclwskiego, 1983, p. 121). C’est cette même collusion coupable entre des œuvres et leurs lecteurs que dénonce encore Nelly Wolf : « D’une certaine manière, le Nouveau Roman est un texte pour le structuralisme, et le structuralisme un texte pour le Nouveau Roman » (Une Littérature sans histoire, essai sur le Nouveau Roman, Genève, Droz, 1995, p. 75).

15.

V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses (Mallarmé, Ponge, Valéry, Blanchot), Paris, Méridiens / Klincksieck, 1986, p. 115-149. La présente étude doit beaucoup aux pages très suggestives que ce livre consacre à Ponge.

16.

S. Iida, « La figure du “lecteur” dans l’œuvre de Francis Ponge », Etude de Langue et littérature françaises (Société japonaise de Langue et Littérature françaises), n° 58, 1991, p. 201.

17.

B. Beugnot, R. Mélançon, « Fortunes de Ponge (1924-1980) », Etudes françaises, XVII, 1-2, avril 1981, p. 143-169).

18.

B. Beugnot, « La Mode comme système de réception : le cas Ponge », Cahiers de l’association internationale des études françaises, n° 38, 1986, p. 187-200.

19.

M. Peterson, « Avant-propos », Œuvres et critiques, XIV, 2, 1999, p. 8.

20.

S. Bell, « The figure of the reader in L’Usage de la parole », Romance Studies, n° 2, 1983, p. 53-68.

21.

S. Bell, « The Conjurer’s hat : Sarraute criticism since 1980 », Romance Studies, n° 23, 1994, p. 85-103.

22.

B. Bloch, Le Roman contemporain - Liberté et plaisir du lecteur (Butor, des Forets, Pinget, Sarraute…), Paris, L’Harmattan, « Littératures », 1998, 231 p.

23.

P. Verdrager, La Réception par la critique journalistique : le cas de Nathalie Sarraute, thèse de doctorat, Université Paris III, 1999, 687 p. Un livre a été tiré de cette thèse : Le Sens critique - La Réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2001, 265 p.

24.

P. Verdrager, Le Sens critique - La Réception de Nathalie Sarraute par la presse, op. cit., p. 14.

25.

Comme l’indique le titre de son ouvrage, Nathalie Sarraute est ici considérée comme un « cas » d’étude.

26.

En liant l’observation de la lecture telle qu’elle s’invente de l’intérieur des textes à la réception historique, cette étude entend répondre à une demande théorique souvent formulée mais rarement réalisée. Tout en proposant d’historiciser les effets de lecture, Jauss affirme ainsi à la suite de Wolf-Dieter Stempel la nécessité de tenir compte de l’« horizon d’attente syntagmatique immanent au texte » (W.-D. Stempel, cité in H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception (1974), trad. française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p. 50). Iser, qui s’attache plus particulièrement à théoriser la configuration interne de la lecture par les œuvres, rappelle de même que cette perspective est complémentaire de l’orientation « historico-sociologique » : « L’esthétique de la réception atteint son plein développement lorsque ces deux orientations se trouvent combinées » (L’Acte de lecture, op.cit., p. 5).

27.

J.-M. Gleize, « L’un et l’autre », op. cit., p. 77.

28.

« Le genre est une instance qui assure la compréhensibilité du texte du point de vue de sa composition et de son contenu » (W.-D. Stempel, « Aspects génériques de la réception », Poétique, n° 38, 1979, p. 358).

29.

D. Combe, « Modernité et refus des genres », in M. Dambre et M. Gosselin-Noat, L’Eclatement des genres au XX e siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 49.

30.

Ibid., p. 50.

31.

Jean-Marie Schaeffer voit ainsi dans le rêve du « livre “inclassable” » qui « échapperait à l’horreur économique et à la stéréotypie organisée » « une fable réconfortante » (« Les Genres littéraires, d’hier à aujourd’hui », in M. Dambre, M. Gosselin-Noat, L’Eclatement des genres au XX e siècle, op. cit., p. 14). Comme Dominique Combe, Marielle Macé repart de l’essai de Paulhan, et constate que malgré les remises en cause dont les genres littéraires ont fait l’objet, « le public des lecteurs, le monde de l’édition, celui de l’enseignement s’accordent à maintenir quatre grandes régions - roman, poésie, théâtre, essai - et à y trouver des repères minimaux pour s’orienter dans l’espace littéraire » (Le Genre littéraire, Paris, Flammarion, « GF Corpus », 2004, p. 14).

32.

C’est le cas de Dominique Combe. C’est aussi, entre autres, l’analyse proposée par Genette dans son Introduction à l’architexte (Paris, Seuil, « Poétique », 1979, notamment p. 50 et suivantes).

33.

Le tropisme est ici envisagé comme construction discursive et comme enjeu communicationnel : il s’agit pour Sarraute de le constituer en réalité grâce à la reconnaissance par un lectorat. C’est pourquoi nous n’en proposons pas de définition a priori et que nous employons le terme en mention, afin de souligner que son existence n’est pas considérée comme une donnée initiale, mais dépend de la « félicité » des actes de langage effectués par Sarraute.

34.

Comme tropisme, ces termes sont envisagés à travers le rôle qu’ils jouent dans la reconnaissance d’une singularité des œuvres par les lecteurs, et non comme des outils critiques déjà disponibles. C’est pourquoi nous les employons également en mention.

35.

Signalons d’emblée que, pour des raisons qui tiennent à la fois à des différences esthétiques et aux circonstances, le matériau disponible concernant les deux écrivains n’est pas le même : alors que Ponge inclut dans son œuvre les réflexions critiques même ébauchées et qu’une partie importante de sa correspondance nous est accessible, Sarraute ne donne à lire que des livres achevés, et ses archives personnelles ne sont pas ouvertes aux chercheurs.