Chapitre I : Paroles en situation

Des paroles : c’est ce que sont les œuvres de Francis Ponge et de Nathalie Sarraute, et c’est bien comme matériaux verbaux qu’elles ne cessent de se présenter à nous. Mais les paroles sont aussi leur « objet ». Chez Ponge, ce sont celles du « Monologue de l’employé » (DPE, I, 6), ou celles du « Compliment à l’industriel » (ibid., 7), ou encore celles, à peine audibles, des figures esquissées dans « Dimanche, ou l’artiste » (L, I, 450). Et, lorsque la veine satirique passe au second plan, ce sont encore les manières de s’exprimer de « L’Orange », de « La Mousse » ou du « Galet » qui sont explorées. Sarraute, quant à elle, fait d’emblée des conversations les plus banales le terrain de son observation : « Je prends très volontiers mon café un peu froid », « C’est un vieil avare », « De qui médisez-vous ? », telles sont les phrases qui constituent le matériau de ses écrits. Des paroles sur des paroles : la formule peut en première rendre compte des œuvres de Ponge et de Sarraute, même si la synonymie est trompeuse. C’est bien contre « les paroles » que Ponge essaye d’élaborer une parole, c’est aussi pour échapper à la puissance hypnotique du babillage quotidien que se construit la poétique de Sarraute. Comprendre comment s’élaborent ces paroles écrites qui finalement sont adressées au lecteur suppose donc de saisir d’abord quelles représentations sont données des paroles telles qu’on en use couramment, à partir desquelles, avec et contre lesquelles Ponge et Sarraute construisent leurs poétiques.

Sarraute désigne souvent « les mots » comme l’objet de son observation, et l’on voit fréquemment en Ponge un grand lexicologue. Pourtant, ces mots s’insèrent dans un espace d’échange. Cet aspect est plus évident chez Sarraute, dont l’univers fictionnel est de part en part tissé de conversations, et où le monologue n’a pas cours. L’exploration inlassable du Littré, l’hermétisme des premières pièces ou la décontextualisation apparente des choses dans Le Parti pris, rendent moins visible l’attention que porte Ponge aux déterminations circonstancielles de la prise de parole, et son œuvre semble de prime abord davantage soucieuse de donner à voir la langue elle-même que les discours. Pourtant, les premiers écrits satiriques, comme l’ambition formulée plus tard de donner des arguments susceptibles de s’imposer dans les conversations courantes, incitent à reconsidérer la place faite aux discours dans l’élaboration de la poétique pongienne. L’ambition rhétorique qui peu à peu s’affirme, indique bien « que sa poésie est action et visée de l’autre » 36 .La langue telle que l’appréhendent Ponge et Sarraute, nous voudrions le montrer, est d’abord lieu d’interlocution, où les « paroles » ne peuvent être envisagées que soient aussi pris en compte les circonstances de l’énonciation et les destinataires.

Cette observation des paroles dans leur quotidienneté, dans le concret des rapports de force qui les sous-tendent et dont elles sont porteuses, donne à lire une vision critique de la langue telle qu’on en use et de leur force agissante : des mots qui « assomment » du deuxième texte des Tropismes (Tr, 5)à la rhétorique qui prend « violemment au corps » de « [Vie militaire] » (THR, II, 1347), les paroles, en tant qu’elles sont contact, action (violente, le cas échéant), sont placées au premier plan. La phraséologie dominante imposant un « ordre de choses honteux » (PR, I, 191), qui réduit à l’aphasie voire au suicide chez Ponge, la fascination des mots d’ordre et des paroles d’autorité qui réifient l’interlocuteur et le figent en des attitudes et des modes de pensée normés chez Sarraute, sont quelques-uns des traits qui caractérisent les paroles telles qu’elles sont représentées dans les œuvres. Comment une parole s’impose, à quelles conditions on peut la prendre, quelles stratégies mettre en place pour ne pas être réduit au silence, pouvoir répliquer efficacement ou inventer des modes d’échange moins aliénants, telles sont les questions que posent les œuvres, et à partir desquelles Ponge et Sarraute construisent leurs propres prises de parole. C’est ce questionnement initial que nous voudrions aborder dans le présent chapitre.

Notes
36.

J.-M. Gleize, « L’un et l’autre », op. cit., p. 75.