I.1.1.1. « Convaincre physiquement »

Revenons sur le texte de 1918 déjà cité. Dans la « [Vie militaire] » que décrit Ponge, l’aliénation des paroles à un ordre politique est facteur d’un travestissement de la vérité, au profit d’une propagande mensongère. L’usage dévoyé de la parole creuse un écart entre la réalité perçue par l’individu et ce dont les mots sont porteurs :

‘Bien plus menaçante que les armées ennemies m’apparaissait l’autorité immédiate de la grossièreté et de la sottise, l’usage honteux du mensonge et de l’intimidation. […] Il ne me semblait pas possible d’admettre que, pour se défendre contre un autre, il faille se tromper soi-même ; et que l’esprit et ses expressions soient employés à un autre service que celui de la vérité (« [Vie militaire] », II, 1347).’

Le même texte insiste à plusieurs reprises sur l’action que les paroles autoritaires exercent sur le corps : les maximes « n’étaient si générales et si lourdes que pour convaincre, en quelque sorte, physiquement, à la manière des musiques militaires. […] Les événements étaient si pressants, les contingences si volumineuses et si sonores, j’étais encore si jeune et si mou, et l’on me prenait si violemment au corps, que je ne pus me dégager complètement de la grossière rhétorique d’alors » (ibid.). Malgré la modalisation (« en quelque sorte physiquement »), tout concourt ici à montrer l’inscription des « maximes », d’une certaine « rhétorique » dans le corps : dans l’énumération, les « contingences », qualifiées de « volumineuses et sonores », ont tous les attributs de l’ordre asséné, tandis que le dégagement dont il est question à la fin de la phrase résonne en un sens très concret après la « prise » du corps évoquée juste avant. La rhétorique est ici l’instrument de dressage du corps ; le rythme, le volume sonore en sont les truchements et en garantissent l’efficacité.

La proximité, voire la continuité, entre l’usage de la parole et le coup porté à l’adversaire est un motif récurrent dans les écrits des années 1920, motif qui traverse déjà l’« Esquisse d’une parabole », écrite dès 1918. Il y est question de la constitution d’une société – qu’on peut, pour aller vite, qualifier de socialiste - autour de valeurs partagées par l’ensemble de ses membres. L’acceptation ou le rejet des nouveaux membres est en fait une épreuve d’écoute et de compréhension. Deux passages, exactement symétriques l’un de l’autre, le soulignent clairement. La première rencontre avec un inconnu se solde par un échec de la communication : « Il s’arma de pierres et nous blessa. Alors nous lui parlâmes, mais il ne comprit pas, car il continua à nous jeter des pierres. Nous dûmes riposter, le laissant bientôt pour mort » (« Esquisse d’une parabole », NR, II, 303-304). Quelques lignes plus loin, un « autre fou » permet d’illustrer la situation inverse : « Alors nous lui parlâmes, et peu à peu il semblait comprendre » (ibid., 304). Tout le texte est ainsi construit sur cette opposition entre la parole efficace, celle qui convainc, réduit les différences – « dès lors, ils virent et pensèrent comme nous » - et celle qui échoue, butant contre l’incompréhension et l’aveuglement du destinataire. La seule alternative est alors l’usage de la violence, qu’appelle explicitement la fin du texte : « Mais ceux qui, refusant de voir, aboyant après leur gibier, fermaient les yeux et tendaient les poings, nous les abattions sans merci » (ibid., 305). Ce texte, l’un des premiers publiés par Ponge 39 , confère un rôle central à l’efficience des paroles dans l’édification d’un ordre social et politique : le « nous », constitué au départ de deux individus, ne regroupe d’autres êtres que parce qu’ils se laissent convaincre, « intéresser au spectacle de la nature ». Comprendre les paroles, voir, agir, sont des actions complémentaires et qui se déterminent réciproquement. « Parl[er] » et « donn[er] à voir et à penser » sont placés en relation d’équivalence. A l’inverse, ceux qui « refusent de voir » ne font qu’« aboyer ».

Ce que montre également l’« Esquisse d’une parabole », c’est que la réussite de l’échange linguistique dépend de conditions socio-économiques qui dépassent les simples mots : le premier « fou » refuse de comprendre parce qu’il « marchait courbé sous sa richesse » ; le second ne peut « voir et penser comme nous » qu’après avoir mangé. On trouve là comme un écho aux « maximes » de la « [Vie militaire] », qui ne sont efficaces que par le bruit qu’elles provoquent, par le rapport de force qui leur préexiste et qui leur assure leur efficacité. Les conditions de l’énonciation sont donc là encore déterminantes pour assurer la réussite de l’acte de langage.

D’autres textes écrits dans les années 1920, et que Ponge choisit de publier durant cette période, dessinent une continuité entre la parole assénée et le coup porté. Dans « Dimanche, ou l’artiste » qui fait partie des « Trois satires » parues dans la NRF de juin 1923, (et qui sera repris en 1948 dans Liasse puis dans Lyres en 1961), « la clameur des affiches, la réclame des avertisseurs » s’oppose ainsi au « mince et ridicule filet de paroles » qui, dans l’espace réduit et intime d’une chambre, s’écoule de Lucien vers Alice, les deux personnages esquissés dans le texte (L, I, 450). Si aucun rapport de causalité explicite n’est posé entre le hurlement des discours promotionnels et la faiblesse de l’échange intime, tout concourt dans la construction du texte à voir dans ce quasi silence de Lucien une conséquence lointaine du vacarme d’abord décrit : son filet de voix comparé à une « gamme de fifre » apparaît comme un écho affaibli des « trompettes discordantes » du début du texte. L’autre comparant, « le jockey qui galope au déboulé de Saint-Cloud », porte lui aussi la trace des divertissements de masse, à travers la mention du « profil de foule, dessiné à plat par quatre chevaux précis ». L’échange intime est donc comme bridé et étouffé par le vacarme de la publicité. Dans l’impossible dialogue entre Alice et Lucien, Ponge insiste en outre sur les circonstances matérielles qui conditionnent l’interprétation des paroles de l’interlocuteur : « Le jour se troubla car un nuage passait. Alice était à contre-jour. Le regard, les cheveux mal traversés par la lumière, l’abattement d’épaules faibles, les mains pointues, tout en elle exprimait le mensonge » (ibid., 451). L’attitude corporelle, et même les conditions climatiques troublent la communication qui, rompue, laisse place aux coups : Lucien « gifl[e] trois fois la femme » (ibid.).

Les deux autres « satires » publiées au côté de « Dimanche, ou l’artiste » font également apparaître la conformation de corps aliénés à une parole officielle – parfois à peine articulée, mentionnée simplement par les bruits qu’elle produit. « Le monologue de l’employé » est ainsi traversé par les discours tenus par d’autres sur sa condition. Et si le rêve marxiste d’un « monde meilleur » (« Le Monologue de l’employé », DPE, I, 7) l’anime un temps, le calme revient sous l’effet d’une propagande décourageante : « Ma respiration devient tout à fait régulière car la tranquillité m’apparaît comme le seul bien souhaitable, dans un monde trop méchant encore pour être capable de se libérer, d’après ce que disent les journaux » (ibid.). Le dernier mot est ainsi laissé aux « journaux » dans ce monologue assez peu monologique : cette fois, l’incapacité à se déprendre d’une rhétorique efficace provoque l’endormissement, et non la répartie violente. Cette résignation semble également à l’œuvre dans « Un ouvrier », le dernier de ce groupe de trois textes, repris dans Douze petits écrits sous le titre « Le patient ouvrier ». Ce changement indique déjà la souffrance et le mutisme résigné du personnage : face aux « camions grossiers » dont le bruit « ébranle la vitre sale du petit jour » (« Le patient Ouvrier », DEP, I, 8), « Fabre », le patient ouvrier, mange silencieusement. Mais le paragraphe final suggère-t-il une possible révolte, armée pour ainsi dire, contre cette aliénation : « Lui est encore là, à l’abri, avec, dans une poche de sa vareuse, un carnet, un gros crayon, et le papier de la caisse des retraites » (ibid.). Le crayon, s’il est encore caché dans la poche et en attente de servir, est comme un succédané du couteau, qui, lui, est déjà sorti, bien qu’il ne serve qu’à manger la pomme de terre : le crayon et le carnet, dans cette perspective, font figure d’armes susceptibles de répliquer à la rhétorique qui prend au corps. Une telle interprétation est favorisée dans l’économie des Douze petits écrits où « Le patient ouvrier » entre en résonance avec le deuxième texte, qui suggère un usage commun au couteau et au crayon : le « coup de style » doit permettre de « défigurer un peu ce beau langage » (« Forcé souvent de fuir… », DPE, I, 3) 40 , l’outil de l’écriture étant en même temps une arme de résistance.

Notes
39.

Dans Le Mouton blanc, Maupré, n°3, novembre 1922.

40.

Sur cette proximité du crayon, du couteau et du stylet, voir J.-M. Gleize, Francis Ponge, Paris, Seuil, « Les contemporains », p. 41-43.