I.1.1.2. « Traces humaines à bout de bras »

A travers ces quelques textes écrits dans les années 1920, l’intrication du verbal et du corporel apparaît donc comme une préoccupation précoce et centrale chez Ponge : des paroles émises par tout le corps, agissant sur les corps, les conformant à des mots d’ordre, sont ainsi mises en scène. Cette dépendance des mots émis à l’égard des conditions d’énonciation est le plus souvent considérée comme un obstacle à une expression véritable, un facteur de brouillage de la communication authentique. Toutefois, une telle interprétation univoque ne rend pas compte de la complexité des positions de Ponge vis-à-vis de cette problématique : que les mots agissent sur les êtres dans leur corporéité même est aussi la chance du langage, une promesse d’efficacité possible. Dès la « Promenade dans nos serres », écrit vers 1919, se formule le désir de raviver la matérialité des signes, et de faire de leur production une activité engageant tout le corps : les « draperies de mots », « assemblages de l’art littéraire » sont appelées « au secours de l’homme qui ne sait plus danser, qui ne connaît plus le secret des gestes, et qui n’a plus le courage ni la science de l’expression directe par les mouvements ». Plus loin, il s’agit de permettre « une nouvelle induction de l’humain parmi les signes déjà trop détachés de lui et trop desséchés, trop prétentieux, trop plastronnants » (« La Promenade dans nos serres », PR, I, 176-177). En creux est suggérée ici une histoire de la langue où les mots – parlés ou écrits – se sont peu à peu substitués aux gestes. La dimension symbolique de la langue allant s’accentuant, cette trace première du corps dans le langage tendrait à se perdre, et les signes seraient de moins en moins aptes à rendre compte de l’être singulier qui les émet. Le programme esthétique et moral – les deux sont déjà liés chez Ponge – consiste donc à rapprocher les signes de cette corporéité originelle en passe de se perdre, en rompant avec un processus de symbolisation trop bien rodé : « rapprocher de la substance et […] éloigner de la qualité » (ibid., 177).

Certes, ce texte n’a pas le même statut que l’« Esquisse de parabole » ou que les « Trois satires » évoquées plus haut : Ponge ne le fera paraître qu’en 1946, dans Dix courts sur la méthode, puis deux ans plus tard dans Proêmes, c’est-à-dire, à chaque fois, contextualisé par un ensemble de textes qui situent cette « promenade » dans un parcours et une recherche. En outre, il y est question non d’un usage politique ou idéologique du langage, mais des signes pris en « eux-mêmes », comme matériau de « l’art littéraire ». Notons toutefois que ce matériau n’est pas d’une nature différente, il est composé des mêmes mots que ceux utilisés par « les journaux », « les affiches » ; seul son usage change, et la façon de considérer ces signes. Rapprocher les signes des gestes, réinsuffler du corps dans l’écriture, c’est donc en quelque sorte rompre avec les significations figées et les symboliques arrêtées pour redonner une pluralité de sens possibles. C’est aussi les rendre capables de garder la trace singulière du scripteur, d’être vraiment « traces humaines à bout de bras » (ibid.). On objectera que ce texte fait preuve d’un optimisme et d’une confiance dans l’outil linguistique qui ne sera plus de mise par la suite, et avec lesquels l’ensemble de l’œuvre est en rupture 41 . Il n’en demeure pas moins que cette utopie d’une présence du corps, des choses dans les signes qui les décrivent restera un horizon désirable tout au long de l’œuvre 42 .

« Le sérieux défait », texte écrit en 1924 pour un numéro du Disque vert consacré à Charlie Chaplin 43 , et réédité dans les Douze petits écrits, laisse paraître cette présence à la fois embarrassante et libératrice du corps dans le discours :

‘Le sérieux défait’ ‘A Charlie Chaplin’ ‘« Mesdames et messieurs, l’éclairage est oblique. Si quelqu’un fait des gestes derrière moi qu’on m’avertisse. Je ne suis pas un bouffon.’ ‘Mesdames et messieurs : la face des mouches est sérieuse. Cet animal marche et vole à son affaire avec précipitation. Mais il change brusquement ses buts, la suite de son manège est imprévue : on dit que cet insecte est dupe du hasard. Il ne se laisse pas approcher : mais au contraire il vient, et vous touche souvent où il veut ; ou bien, de moins près, il vous pose la face seule qu’il veut. Chassé, il fuit, mais revient mille instants par mille voies se reposer au chasseur. On rit à l’aise. On dit que c’est comique.’ ‘En réfléchissant, on peut dire encore que les hommes regardent voler les mouches.’ ‘Ah ! mesdames et messieurs, mon haleine n’incommode-t-elle pas ceux du premier rang ? Etait-ce bien ce soir que je devais parler ? Assez, n’est-ce pas ? vous n’en supporteriez pas davantage » (DPE, I, 10).’

Par les guillemets et l’adresse du début, le texte pose une situation, qui n’est certes qu’esquissée : il s’agit d’une conférence. Mais, dès les premiers mots, la description du cadre de la conférence et de ce qui pourrait la perturber diffère le moment de délivrer le message : « L’éclairage est oblique. Si quelqu’un fait des gestes derrière moi qu’on m’avertisse. Je ne suis pas un bouffon ». D’emblée le sérieux de la conférence est menacé par un éventuel perturbateur qui, par ses gestes, pourrait miner la force des paroles. Le second paragraphe, consacré à une mouche, semble constituer la conférence proprement dite : les articulations logiques, le ton docte, les présents gnomiques, les attributs du discours sérieux sont présents. La mouche, qui fait l’objet de ce discours, donne le prétexte à un exemple de situation comique, celle d’un homme ne pouvant se débarrasser d’une mouche. Mais l’explication du comique (« On rit à l’aise. On dit que c’est comique ») en est en même temps la destruction. Le dernier paragraphe opère un retournement : les conditions matérielles de l’énonciation prennent à nouveau le pas, et viennent couper court à la conférence. Soudain inquiet de sa mauvaise haleine, l’orateur s’interrompt brutalement, par égard pour son public. Le souffle, la présence embarrassante du corps, interdisent donc une communication réelle, et condamnent le conférencier à la bouffonnerie à laquelle, précisément, il voulait d’abord échapper. Mais cette force perturbatrice du corps, qui interrompt le discours bien construit, a ici une vertu que le titre annonçait : en « défaisant le sérieux », elle permet paradoxalement à l’orateur malheureux d’échapper au ridicule d’un discours sérieux sur le comique, pour au contraire devenir acteur d’une situation comique. Au lieu de disserter sur le comique, il l’agit. A posteriori, le discours sur la mouche peut même apparaître lui aussi comme un commentaire de la situation vécue par le conférencier qui attire les insectes par son odeur. On peut suivre à cet égard la lecture intertextuelle proposée par Michel Collot 44  : alors que chez La Fontaine, la mouche est décrite du seul point de vue des actions humaines comme élément nuisible 45 , Ponge opère un retournement de perspective et décrit la logique propre à l’animal, la réussite concertée de ses actes. La mouche de Ponge tient compte des conditions matérielles de la communication, elle sait prendre la pose pour s’imposer : « [cet insecte] ne se laisse pas approcher : mais au contraire il vient, et vous touche souvent où il veut ; ou bien, de moins près, il vous pose la face seule qu’il veut ».

L’élément perturbateur, ce qu’en termes linguistiques on qualifierait de « bruit », produit ici une contre-communication efficace, et propre à déconstruire l’esprit de sérieux, nuisible en l’occurrence à l’objet même du discours.

Notes
41.

Ce texte daté de 1919 précède en effet le « drame de l’expression », que Michel Collot par exemple, fait coïncider avec la mort du père de Ponge, en 1923 (Francis Ponge, entre mots et choses, Seyssel, Champ Vallon, « Champ poétique », 1991, p. 29-34 notamment).

42.

D’une certaine manière, on peut même dire que c’est elle qui fonde l’ambition du parti pris des choses : découvrir dans les postures des choses, dans leur manière d’être, des modes d’expression, alors même qu’elles sont muettes.

43.

Le Disque vert, 2° année, 3° série, n°4-5, 1924.

44.

Notice du « Sérieux défait », in F. Ponge, Œuvres complètes, I, p. 888.

45.

Ce que souligne explicitement la fin de la fable : « Ainsi certaines gens, faisant les empressés / S’introduisent dans les affaires : / Ils font partout les nécessaires, / Et, partout importuns, devraient être chassés. » J. de La Fontaine, Fables, Livre VII (1678-1679), IX, « Le Coche et la Mouche ». Nous soulignons.