I.1.1.3. La présence et la distance

Il est donc possible de distinguer deux faces dans l’intrication du corporel et du verbal telle que les donnent à lire les premiers textes de Ponge. D’une part, les satires présentent la force coercitive d’une rhétorique qui se fait le relais de l’idéologie dominante, capable de conformer les corps et les esprits. « L’esquisse d’une parabole » suggère néanmoins qu’une telle rhétorique peut être utilisée à d’autres fins, pour fonder une communauté à inventer. D’autre part se font jour des représentations où la parole est porteuse d’une trace singulière de l’individu parlant, impliqué corporellement dans les mots qu’il prononce – c’est le rêve formulé par la « Promenade dans nos serres », la réalité ironique que présente « Le sérieux défait ». L’articulation d’un usage collectif de la parole - souvent contraignant et violent – et d’une recherche d’énonciation singulière est ainsi problématisée par les premiers textes de Ponge. Action physique susceptible d’agir physiquement sur les autres, la parole, orale ou écrite, s’inscrit dans un espace public ; attachée au corps de l’énonciateur et en portant la trace, elle exprime également une singularité, même imparfaitement, même de façon embarrassante. Se trouvant à l’intersection du plus commun et du singulier, elle est donc nécessairement située, par rapport à l’énonciateur qui l’articule, la grave au stylet ou la note sur le papier, par rapport également à ceux qui l’écoutent ou la lisent, et qui, d’une certaine manière, la contraignent. Le « drame de l’expression » est donc proprement un drame, dans la mesure où il implique plusieurs acteurs dans la parole, ce que ne manqueront pas de souligner les textes de cette période.

Mais avant d’aborder cette dimension plus spécifiquement énonciative, soulignons que l’intuition première de Ponge selon laquelle la parole s’énonce de tout le corps, et qu’en retour les mots ont une action physique, n’est jamais démentie par la suite : les poèmes qui composent Le Parti pris des choses, tout comme les œuvres suivantes, supposent qu’il est possible d’écrire à partir des choses muettes telles que l’on peut les observer, mais « à leur mesure », donc qu’il existe une continuité entre les poses – le positionnement dans l’espace – et l’expression. Ce continuum entre façon concrète d’être au monde et mode d’expression est souligné par presque tous les textes : c’est au moment de « l’épreuve de l’expression » que les « cellules [de l’orange] ont éclaté, [que] ses tissus se sont déchirés » (« L’Orange », PPC, I, 20) ; les arbres au printemps produisent une « feuillaison de paroles » (« Le Cycle des saisons », ibid., 23) ; les végétaux quant à eux « ne s’expriment que par leurs poses » et proposent « une analyse en acte » (« Faune et flore », ibid., 43 et 45). Certes, dans ce dernier cas, le texte oppose dans un premier temps cette modification du corps qu’est la production de feuilles à l’expression qui, elle, est réversible. Mais dès la deuxième page, « parfaire dans le sens de la plus grande complication d’analyse leur propre corps » et « accomplir leur expression » sont mis en équivalence (ibid., 43). L’exemple le plus ambigu et le plus significatif se trouve sans doute dans « Le Mollusque », qui pose explicitement l’analogie avec les paroles humaines : de même que l’escargot a « sécrété » sa coquille, dont on ne peut l’extraire qu’au prix de sa mort, « la moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole – et réciproquement » (ibid., 24). L’implication viscérale de l’être tout entier dans ses paroles est une promesse d’expression véritable, d’un acte de parole authentique : ainsi peut-on entendre la réciprocité qu’évoque « Le Mollusque », suggérant que dans toute parole s’exprime le corps tout entier. Que le corps soit expression assure aussi, sur un plan méthodologique pourrait-on dire, la possibilité de traduire en mots les choses observées. Des végétaux qui s’expriment par des poses, on peut ainsi écrire qu’« ils attendent qu’on vienne les lire » (« Faune et flore », ibid., 43). Mais l’expression, conçue comme transsubstantiation de la chair en mots, présence corporelle du sujet dans ses paroles, est ailleurs 46 perçue et présentée comme un danger : celui de vivre l’imperfection du medium sur le mode tragique, celui de faire de la parole un acte sacrificiel, un pari absolu où l’existence entière se joue, alors que le premier des Douze petits écrits conférait à la parole la mission de « [se] garder ». Dans Le Parti pris des choses, l’expression oblative de « L’Orange » donne ainsi lieu à une désapprobation. « Le Mollusque », dans sa conclusion, suggère une vision plus détachée à l’égard de cette sécrétion humaine que sont les paroles :

‘Mais parfois un autre être vient violer ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt.’ ‘C’est le cas du pagure ( « Le Mollusque », PPC, I, 24).’

De même que la coquille du mollusque peut être réutilisée par d’autres – comme le pagure – on peut inférer du parallèle posé par le texte que les paroles ne sont pas irrémédiablement attachées à leur énonciateur, et qu’elles sont propres à être réutilisées. C’était déjà la leçon que Ponge proposait de tirer de Mallarmé : il propose des « proverbes », capables « de victoire dans une discussion pratique » « Notes d’un poème (sur Mallarmé) » (PR, I, 182). La destination pragmatique des proverbes est ici clairement désignée. Mais pour qu’ils soient disponibles dans d’autres contextes que ceux de leur énonciation d’origine, il faut qu’une certaine distance existe à l’égard de l’énonciateur. Cette leçon, Ponge l’intègre rapidement à sa poétique, et Le Parti pris des choses notamment exhibe à l’envi cette capacité à prendre congé, à abandonner parfois brutalement le discours entamé. Ainsi, lorsque le printemps reparaît, il « tire un trait » sous « La Fin de l’automne » :

‘Aussi, lorsque les petits bourgeons recommencent à pointer, savent-ils ce qu’ils font et de quoi il retourne, - et s’ils se montrent avec précaution, gourds et rougeauds, c’est en connaissance de cause.’ ‘Mais là commence une autre histoire, qui dépend peut-être mais n’a pas l’odeur de la règle noire qui va me servir à tirer mon trait sous celle-ci ( PPC, I, 16-17).’

De même, « il convient […] de ne s’appesantir point » sur le sort du cageot, il faut cesser de parler du pain pour le « consomm[er] » : Ponge multiplie les marques d’un détachement, parfois désinvolte, à l’égard des paroles. Prendre la parole, l’abandonner délibérément, la reprendre : Ponge tente une sorte de démonstration par l’exemple qu’un rapport non tragique, qu’un détachement est possible 47 à l’égard du langage et des paroles proférées.

Dès les écrits des années 1920 et 1930, on le voit, la parole se situe chez Ponge au plus près du corps : portant la trace concrète de l’énonciateur, agissant physiquement sur les destinataires, elle se fait acte. Mais cette proximité du verbal et du corporel n’est pas une fusion. Dans la tentative d’exprimer le propre, la singularité, s’éprouve l’infidélité des moyens langagiers, sur un mode d’abord tragique. Parallèlement, cette capacité d’action des mots se découvre aussi dans la violence des mots d’ordre, dans le pouvoir aliénant des rhétoriques dominantes. Exploiter cette force agissante des mots mais résister aux tentations d’une rhétorique trop grossière ; rester fidèle à la proximité de la langue et du sensible, mais conquérir la distance nécessaire pour échapper à une relation absolue et sacrificielle au langage ; prendre acte de l’inadéquation de la langue à l’expérience concrète du réel sans renoncer toutefois à en faire usage : ces contradictions nourrissent Ponge, dont la poétique s’interroge précocement sur ce qu’est prendre la parole.

Notes
46.

Ailleurs, certes, mais simultanément, tant du point de vue des dates de composition des textes, que de leur présentation publique, dans le livre.

47.

Cet aspect de la poétique pongienne ne sera jamais démenti, et ira même s’accentuant : de l’exhibition des imperfections dans les textes dossiers, à la « fusée » du Savon qui se détache de son auteur, en passant par le « bouton de sevrage » de la Figue, la nécessaire distance qu’il convient de maintenir à l’égard de ses propres énoncés ne cessera d’être rappelée tout au long de l’œuvre.