I.1.2. Nathalie Sarraute et la parole comme passage à l’acte

I.1.2.1. Ecraser, assommer, danser… : dire

Que le corps soit tout entier engagé dans la parole au point qu’il est parfois difficile de démêler ce qui relève du discours et ce qui désigne un geste, ce fait apparaît d’emblée comme un élément central de la poétique de Sarraute, à la lecture de ses trois premiers livres 48 . Si, dans Portrait d’un inconnu et Martereau, les dialogues prennent une place prééminente 49 , les scènes esquissées dans Tropismes ne sont pas toutes « parlantes ». Le premier des textes décrit à l’inverse la fascination muette qu’exercent les vitrines de l’exposition du blanc, et le mimétisme qu’elles provoquent chez les spectateurs, réduits à leur tour à l’état de poupées clignant des yeux en silence 50 . De même, pas un mot n’est prononcé par les personnages 51 dans le dernier texte de la première édition où, du reste, aucun des « éléments troubles », qui, comme l’expliquera plus tard Sarraute, constituent la trame des tropismes, n’affleure. Dans ce dernier texte, « elle » forme un bloc autosuffisant, que rien n’entame, et l’univers autour de ce « elle » présente la même solidité, « la cuisinière » étant même désignée par son nom :

‘Elle est assise là, solidement installée dans son petit univers. Elle sait que dans quelques minutes on va sonner la cloche pour le thé.’ ‘La cuisinière Ada, en bas, devant la table couverte de toile cirée blanche, épluche les légumes. Son visage est immobile, elle a l’air de ne penser à rien. Elle sait que bientôt il sera temps de faire griller les buns et de sonner la cloche pour le thé (Tr, XVIII, 25).’

Mais, lorsque des mots sont échangés, ils sont systématiquement mis en équivalence avec des actes, ou plutôt ils se manifestent comme des actes. Le texte XIV offre un exemple frappant de cette coïncidence entre le faire et le dire :

‘Mais parfois, […] quand ils la voyaient qui se tenait silencieuse sous la lampe, […] ils se sentaient glisser, tomber de tout leur poids écrasant tout sous eux : cela sortait d’eux, des plaisanteries stupides, des ricanements, d’atroces histoires d’anthropophages, cela sortait et éclatait sans qu’ils pussent le retenir (Tr, XIV, 21). ’

« Glisser », « tomber », « écraser » : ces verbes se voient conférer a posteriori le sens de « dire », lorsque « cela » qui sort d’eux est désigné, en fin de phrase (« plaisanteries », « histoires »), « cela » qui ne peut donc être que des mots. Anthony Newman a montré comment, à l’échelle de tout son œuvre, Sarraute s’attachait à conférer un sens de verbes de paroles à des verbes qui en langue renvoient à des actions, leur conférant au fil des œuvres un sens idiolectal 52 . On voit ici que, dès Tropismes, se met en place cette équivalence entre la parole La parole ici n’est pas tant l’articulation volontaire d’une pensée rationnelle et construite qu’une excrétion corporelle incontrôlée. La fin du texte maintient cette confusion entre geste et parole :

‘Parfois aussi, quand elle […] senta[it] qu’on abordait une de ces questions qu’elle aimait tant, […] ils s’esquivaient dans une pirouette de clown, le visage distendu par un sourire idiot, horrible (ibid.). ’

Pour que la cohérence de l’univers référentiel du passage soit maintenue, on est amené à interpréter cette esquive, cette « pirouette », en un sens figuré, comme petite prouesse verbale. La précision, « pirouette de clown », resémantise néanmoins l’image figée et renforce l’idée d’un continuum entre le geste et la parole. Cette représentation des mots prononcés comme gesticulation involontaire et contrainte apparaît également dans le texte IX :

‘Et, comme toujours dès qu’il la voyait, il entrait dans ce rôle où par la force, par la menace, lui semblait-il, elle le poussait. Il se mettait à parler, à parler sans arrêt, de n’importe qui, de n’importe quoi, à se démener (comme le serpent devant la musique ? comme les oiseaux devant le boa ? il ne savait plus), vite, vite, sans s’arrêter (Tr, IX, 15).’

Comme dans l’exemple précédent, la prise de parole est d’abord désignée par un acte – « entrer dans ce rôle » - avant d’être nommée comme telle, nomination qui est suivie par une autre formulation renvoyant à nouveau à une attitude corporelle : « se démener ». Les comparaisons animales rabattent également la parole du côté d’une activité réflexe et irréfléchie, d’autant que le serpent comme les oiseaux sont soumis à un charme qui les réduit au silence et, dans le cas des oiseaux, en fait des proies. Certes, dans ce passage, l’assimilation de la parole à une compulsion réflexe est attribuée au personnage : la contrainte subie est comme atténuée par cette attribution – « lui semblait-il » -, de même que sont imputées à ce « il » les comparaisons – « il ne savait plus ». Mais ces modalisations sont bien discrètes, et elles disparaissent à la fin du texte : « tout lui dire, se dépouiller de tout, tout lui donner » apparaissent comme des actions équivalentes, sans que cette équivalence soit à attribuer à un personnage en particulier.

Dans ces deux extraits – mais l’on pourrait, dans les seuls Tropismes, multiplier les exemples – parler est tour à tour synonyme de jouer un rôle, gesticuler, mais aussi écraser, grimacer. Dans les textes ajoutés lors de la réédition de l’œuvre chez Minuit 53 mais écrits entre 1939 et 1941, cette coïncidence entre parler et agir est davantage marquée encore, au point que parfois l’hésitation quant au sens est possible, et que, l’espace de quelques lignes, une tonalité fantastique s’instaure. Le « il » dévoré, piétiné, arpenté dans le texte XIX évoque un tel univers :

‘Il était lisse et plat, deux faces planes - ses joues que tour à tour il leur offrait et où ils déposaient, de leurs lèvres tendues, un baiser.’ ‘Ils le prenaient et ils le trituraient, le retournaient en tous les sens, le piétinant, se roulaient sur lui, se vautraient. Ils le faisaient tourner, là, là, et là, ils lui montraient d’inquiétants trompe-l’œil, des fausses portes, des fausses fenêtres vers lesquelles il allait, crédule, et où il se cognait, se faisait mal (Tr, XIX, 25-26).’

Ce texte semble appartenir aux scènes muettes de Tropismes. Ce n’est qu’en relation avec les autres textes du livre, et surtout à partir du déploiement ultérieur de l’œuvre, que les « trompe l’œil », « fausses portes », « fausses fenêtres », peuvent être interprétées comme une construction discursive de la réalité, et donc à des actes de langage 54 . Mais, considéré isolément, il est difficile de préciser le degré de réalité (au sein de la fiction) de ces actions violentes. Dans le texte suivant, les « elles » qui interviennent durant les terreurs nocturnes d’un « il » inspectent tout avec leurs mains, l’auscultent : « Elles regardaient – il se tenait immobile, sans oser respirer » (Tr, XX, 27). Ce n’est que dans le dernier tiers du texte que cette inspection peut être interprétée comme une manière de désigner les échanges verbaux :

‘D’une tape elles remettaient cela d’aplomb, ce n’était rien, une de ses craintes familières – elles la prenaient et elles la lui montraient : la fille de son ami était déjà mariée ? C’était cela ? Ou bien un tel qui était pourtant de la même promotion que lui avait eu de l’avancement, allait être décoré ? (ibid.). ’

L’apparition d’une bribe de conversation permet dans l’après-coup ce glissement sémantique du faire au dire. Mais, de ces paroles rapportées, les noms sont effacés. C’est dire que les circonstances de l’énonciation, la situation de parole, prennent le pas sur les mots « effectivement » échangés. « Un tel », c’est-à-dire n’importe qui, n’importe quoi. Seul compte ici l’effet des paroles produites sur les corps en présence : la conversation chez Sarraute a souvent davantage l’allure d’un corps à corps que d’un échange de mots signifiants. A cet égard, la présence physique d’autrui est nécessaire pour la prise de parole, présence qui autorise cette parole ou, plus souvent, la contraint.

C’est l’une des caractéristiques des quelques passages cités ici, et qui se vérifie largement dans le reste de l’œuvre : l’interlocuteur contraint à la parole et en est l’acteur au moins au même titre que le locuteur lui-même. Par exemple, « elle », qui se tient « silencieuse sous la lampe » (Tr, XIV, 20) ou, ailleurs, cet autre « elle » qui par sa seule présence « force », « menace » (Tr, IX, 15) exercent une pression qui fait sourdre la parole chez la personne qui fait face. Cette confusion de la parole et du geste, en deçà des symbolisations, dessine une ligne continue entre le mot lancé et le coup porté. La phrase « De qui médisez-vous ? », prononcée par « la Fille » de Portrait d’un inconnu lorsqu’elle surprend le narrateur et son « alter ego » dans un café, est bien signalée d’emblée comme telle, mais le passage se concentre sur les différentes sensations provoquées par ces mots sur les destinataires : « “De qui médisez-vous ?” cela vient de me lacérer tout à coup. Cela me transperce et me cloue là, sur ma banquette » (PI, 63). La suite du passage poursuit cette assimilation des mots à un geste :

‘Le coup était très bon. Un de ces coups adroits et sûrs, comme ils savent en donner, semblable aux coups de dard merveilleusement précis par lesquels certains insectes paralysent, dit-on, leurs adversaires en les frappant exactement dans leurs centres nerveux (ibid.). ’

Si « le coup », employé à propos de mots échangés, peut avoir couramment un emploi métaphorique et, partant, partiellement désémantisé, les images qui encadrent ce mot (lacération, piqûre d’insecte) lui redonnent son sens plein.

Mais l’échange verbal peut prendre ailleurs les allures d’un véritable combat, voire d’une lutte à mort, comme dans le texte II des Tropismes, où un « il » imagine sa possible rébellion contre ceux qui l’entourent : « Il lui semblait qu’alors, dans un déferlement subit d’action, de puissance, avec une force immense, il les secouerait comme de vieux chiffons sales, les tordrait, les déchirerait, les détruirait complètement » (Tr, II, 5). De même la dispute entre « le Père » et « la Fille » de Portrait d’un inconnu se transforme en combat physique :

‘Il me semble tout à coup, tandis que je le vois qui se jette sur elle, […] qu’il n’y a rien d’autre qu’une impulsion aveugle, une sorte de fureur opaque qui le remplit tout entier, une fureur pareille à celle du taureau quand il fonce, tête baissée, sur la cape que lui tend le matador » (PI, 154)’

Si agir et parler ne font qu’un, la violence règne donc en maîtresse dans les moindres conversations ; l’échange verbal est avant tout agonistique chez Sarraute. Certes, dans ce texte des Tropismes comme dans le passage de Portrait d’un inconnu,où le récit est en focalisation interne, de telles actions sont modalisées et renvoyées dans un univers fantasmatique : « Il lui semblait qu’alors », « Mais il savait aussi que », « Il me semble tout à coup ». La violence dont les paroles sont porteuses est présentée comme une virtualité qui peut-être ne s’étaye que sur une perception subjective, un caractère propre aux personnages 55 . Mais cette vision, si elle est presque toujours présentée comme subjective dans les Tropismes, est partagée par toutes les silhouettes qui parcourent l’œuvre. Dans Portrait d’un inconnu et Martereau, la perception du narrateur s’impose comme un filtre à toutes les paroles, toutes les actions.

Ces visions sont donc à la fois subjectives, et généralisées à tous les personnages des fictions 56  : pour un « seul mot », un « elle » se sent « repouss[ée] […] du revers de la main », et « se [met] à haïr » ceux qui l’ont proféré (Tr, VI, 10). Lorsque son grand-père lui parle, le « petit » sent « une masse molle et étouffante, qu’on lui fai[t] absorber inexorablement, […] en lui pinçant le nez pour le faire avaler » (Tr, XVIII, 14). Mais dans d’autres cas les mots sont bien considérés comme une arme, sans que cette assimilation soit explicitement prise en charge par un personnage précis. L’emprise qu’exerce le monsieur du texte XV sur la jeune fille à qui il s’adresse est ainsi des plus concrètes : « Il l’avait agrippée et la tenait tout entière dans son poing », « Il la tournait un peu pour mieux la voir », « Il serrait de plus en plus fort » (Tr, XV, 22). C’est au retour des parents de la jeune fille qu’il desserre finalement son poing et que, « un peu rouge, un peu ébouriffée, sa jolie robe un peu froissée, elle [ose] enfin […] s’échapper » (ibid.). Ici, le discours imposé à l’interlocuteur n’est pas simplement porteur d’un engagement du corps tout entier, il est assimilé par la voix narratrice au corps lui-même, et la parole prise et monopolisée est aussi prise du corps de l’interlocuteur. Imposer ses mots à l’autre, c’est s’introduire en lui de force 57 . Dans Portrait d’un inconnu et Martereau, la présence du narrateur se laisse l’espace de quelques lignes oublier pour justement affirmer sur le mode de la généralité la violence dont les mots sont porteurs :

‘Les mots qui nous ont humiliés, si nous n’avons pas la force, la rapidité de réflexes, l’adresse et le courage parfois assez grands qu’il faut pour riposter, sont comme les projectiles qu’on n’a pas pu ou qu’on a négligé d’extraire aussitôt de la chair : ils restent enfoncés en nous, s’enkystent, risquent de former des tumeurs, des abcès où la haine peu à peu s’amasse (M, 196).’

Les articles définis, les on, les nous, les présents gnomiques, tout concourt à donner à cette phrase le degré de généralité maximale, et à faire de cette assimilation des mots à des projectiles une vision universelle des échanges verbaux. Ainsi considérées en deçà de toute capacité de symbolisation, devenues elles-mêmes des choses capables de se projeter d’un corps à l’autre, les paroles ne sont pas tant le véhicule d’un message qu’une arme et un moyen de jauger les forces des parties en présence.

Notes
48.

Entre le début de l’écriture de Tropismes, en 1932, et la publication de Martereau en 1953, plus de vingt années s’écoulent. Nous ne méconnaissons pas l’importance du déploiement de l’œuvre dans le temps, non plus que le clivage formel et générique entre Tropismes et les deux œuvres suivantes. Il en sera longuement question plus loin. Néanmoins, les éléments de poétique que nous souhaitons d’abord mettre en lumière sont susceptibles d’être envisagés dans une perspective synchronique.

49.

Ce sera davantage encore le cas à partir du Planétarium (1959).

50.

Voici la fin de ce texte : « Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient » (Tr, I, 3).

51.

Ce terme est évidemment problématique concernant l’œuvre de Sarraute, et ne désigne pas le même type de construction discursive que dans d’autres fictions plus “réalistes”. Nous renonçons néanmoins à l’expression « personnage porteur de tropismes » adoptée par une partie de la critique sarrautienne, de maniement difficile, et qui tend à reprendre dans la description même des textes le métalangage de Sarraute, qui ne s’impose que progressivement.

52.

« La lecture des romans sarrautiens révèle, à côté du paradigme codifié pour exprimer la fonction déclarative, un paradigme non codifié dans la langue mais motivé dans l’idiolecte » (A. S. Newman, « La Fonction déclarative chez Nathalie Sarraute », Poétique, n° 14, avril 1973, p. 211).

53.

Textes numérotés XIX à XXIV dans cette édition, et celle des Œuvres complètes. Ils avaient déjà paru en revue dans Monde nouveau, X, n°95, p. 51-56, sous le titre « Le Cercle ».

54.

Voir infra I.1.2.2. « Conformations », et II.1.1. « Nathalie Sarraute et “l’autre réalité” ».

55.

Cette lecture est a posteriori invalidée par les livres qui suivent, et par les propos répétés de Sarraute elle-même : elle réfute toutes les lectures de ses premières œuvres qui voient dans les narrateurs des « malades », des « hypersensibles » atteints d’une pathologie quelconque (voir infra, chapitre III : « Premiers contacts »). Mais ces mises au point confirment a contrario que ces textes ménageaient la possibilité d’une telle interprétation, interprétation qui n’est pas aberrante à la seule lecture des trois premières œuvres, et qu’il serait trop commode de balayer d’un revers de main, fort d’un savoir que seule l’illusion rétrospective peut conférer. Pour que ces interprétations soient écartées, il faudra donc à Sarraute construire la lecture de ses œuvres.

56.

A deux exceptions près, signalées comme telles, par leur nom : Dumontet et Martereau.

57.

Une scène identique a lieu entre le narrateur de Portrait d’un inconnu et la fille : « Il y a quelque chose de presque touchant dans sa passivité, dans sa maladresse qui l’empêche de répondre sur le même ton. […] Mais je ne peux pas lâcher, je cherche à me rapprocher encore un peu » (PI, 51-52). Dans Martereau, une voix cajoleuse et insinuante est explicitement assimilée à « une tentative de viol » (M, 207). Cette érotisation de la parole n’apparaît cependant pas toujours sur un mode violent. Dans le troisième texte de Tropismes, le « ballet » qu’« elles » exécutent pour lui « procurer [une] jouissance », est un « jeu » (Tr, 7-8). De même les conversations du narrateur de Portrait d’un inconnu et de son « alter ego », le « bain tiède » dans lequel ils se plongent tous deux, sont qualifiées de « parties de plaisir » (PI, 63).