I.1.2.2. Conformations

Cette saisie des effets concrets provoqués par les mots permet la mise en lumière de leur capacité à conformer les corps et les perceptions aux représentations qu’ils véhiculent. Dans le texte II déjà cité, avant que l’éventualité d’une lutte à mort soit évoquée, la pression exercée par la « sagesse populaire » sur les postures physiques elles-mêmes est ainsi décrite :

‘Il n’y avait rien à faire. Rien à faire. Se soustraire était impossible. Partout, sous des formes innombrables, « traîtres » (« c’est traître le soleil d’aujourd’hui, disait la concierge, c’est traître et on risque d’attraper du mal. Ainsi, mon pauvre mari, pourtant il aimait se soigner… »), partout, sous les apparences de la vie elle-même, cela vous happait au passage, quand vous passiez en courant devant la loge de la concierge, quand vous répondiez au téléphone, déjeuniez en famille, invitiez des amis, adressiez la parole à qui que ce fût (Tr, II, 5).’

Ce qui saisit au corps, quadrille et emprisonne, n’est pas, comme chez Ponge un ordre socio-économique s’imposant par les affiches et les sirènes, mais la quotidienneté des conversations domestiques et leur récurrence, qui finissent par tisser une représentation totalisante et univoque du monde, de « la vie », représentation qui s’impose même à celui qui veut la dénoncer : « traître », le mot est utilisé par le personnage 58 au moment où il tente de rejeter cette réalité factice des poncifs, qui ne correspond pas à son expérience intime du réel. Cet ordre de choses que décrivent les clichés de la conversation courante est en même temps un ordre au sens de norme à respecter, dans le discours comme dans l’attitude corporelle :

‘Il fallait leur répondre et les encourager avec douceur, et surtout, surtout ne pas leur faire sentir, ne pas leur faire sentir un seul instant qu’on se croyait différent. Se plier, se plier, s’effacer : « Oui, oui, oui, oui, c’est vrai, bien sûr », voilà ce qu’il fallait leur dire, et les regarder avec sympathie, avec tendresse, sans quoi un déchirement, un arrachement, quelque chose d’inattendu, de violent allait se produire, quelque chose qui jamais ne s’était produit et qui serait effrayant (ibid.).’

La docilité des paroles est redoublée par un assentiment de tout le corps, et les règles de la conversation sont bien décrites en termes de loi, entraînant un châtiment en cas de transgression, châtiment d’autant plus inquiétant qu’il est indéterminé. Le même mouvement, et les mêmes images, se retrouvent au texte VIII : un enfant, tenant la main de son grand-père pour traverser la rue, entend les paroles de celui-ci, faites de considérations générales sur la vieillesse et la mort, mêlées d’allusions plus précises à sa propre mort : « Que diras-tu quand tu n’auras plus de grand-père, il ne sera pas là, ton grand-père, car il est vieux, tu sais, très vieux, il sera temps pour lui de mourir » (Tr, VIII, 13). Ces paroles sont désignées plus loin dans le texte, comme « une masse molle et étouffante, qu’on lui faisait absorber inexorablement » (ibid., 14), permettant d’obtenir de l’enfant un comportement « doux », « sage » et « docile ». On peut rapprocher ce passage du texte II, où le « il » sent « la pensée humble et crasseuse » « s’infiltr[er] en lui, se coll[er] à lui, le tapiss[er] intérieurement » avant qu’il se plie littéralement à cette pensée : dans les deux cas, l’ingestion des paroles se traduit par une attitude quasi-muette d’assentiment.

La présence insistante d’enfants dans les Tropismes, notamment dans les textes ajoutés lors de la deuxième édition, est à cet égard significative : être muet selon l’étymologie, l’enfant apparaît particulièrement vulnérable aux paroles qui cherchent à le conditionner et à l’encadrer physiquement. Ainsi, face aux violences que les adultes lui infligent – ils le dévorent, l’arpentent, le possèdent entièrement – violences qui consistent aussi à lui présenter un monde de faux-semblants, l’enfant du texte XIX « ne [peut] que tourner vers eux poliment les deux faces lisses de ses joues, l’une après l’autre, pour leur baiser » (Tr, XIX, 26). Il leur propose le visage qu’ils veulent voir, se soumet. C’est encore un enfant qui se trouve comme emmailloté dans les paroles des adultes dans le texte XVII :

‘Leurs paroles, mêlées aux inquiétants parfums de ce printemps chétif, pleines d’ombres où s’agitaient des formes confuses, l’enveloppaient.’ ‘L’air dense, comme gluant de poussière mouillée et de sèves, se collait à lui, adhérait à sa peau, à ses yeux.’ ‘Il refusait d’aller loin d’eux jouer avec d’autres enfants dans la prairie. Il restait là, agglutiné, et, plein d’une avidité morne, il absorbait ce qu’ils disaient (Tr, XVII, p. 24).’

Les mots des adultes se confondent ici à l’air respiré et, outre qu’ils exercent un effet paralysant sur l’enfant qui refuse de s’éloigner, ils oblitèrent sa perception du réel – l’air imbibé de paroles colle à ses yeux – de sorte que le paysage perçu n’est que l’image de ces mots, grisâtres et tristes, capables de recouvrir la forêt printanière d’une « atmosphère épaisse », qui « s’[élève] d’eux comme une lourde et âcre vapeur » (ibid.) : non seulement le corps est domestiqué et emprisonné par les mots des adultes, mais c’est la réalité toute entière qui est perçue à travers le filtre qu’ils imposent à la perception de l’enfant.

Si les enfants représentent des figures emblématiques de la perméabilité des corps aux paroles, cette caractéristique se retrouve chez les adultes, eux aussi toujours prompts à adopter la forme que l’on attend d’eux. Ainsi en est-il de la femme du texte XI, avide d’« intellectualité », qui cherche à exprimer physiquement une extase esthétique : « “C’est si beau”, disait-elle, en ouvrant d’un air pur et inspiré ses yeux où elle allumait une “étincelle de divinité” » (Tr, XI, 17). Les guillemets qui encadrent l’« étincelle de divinité » marquent bien le caractère rapporté, en l’espèce préfabriqué, de ces mots, et leur emploi ironique. Mais il est difficile de les attribuer précisément à une voix : est-ce à travers ce poncif que l’attitude du « elle » est perçu par les « ils » qui cherchent à la repousser ? Est-ce par cette expression qu’« elle » se représente l’attitude qu’elle adopte, expression qui pourtant ne lui appartient pas en propre ? Toujours est-il que l’attitude corporelle est ici dictée et/ou décodée par le stéréotype, qui la réduit à un ensemble de signes à la symbolique convenue. « Le Père » de Portrait d’un inconnu subit le même sort, face à cette ancienne amie qui voit en lui un « bourru bienfaisant » : « Et lui, tandis qu’elle lui secoue la main, il sent que malgré lui il se fait semblable à cette image, il la reflète fidèlement » (PI, 99). L’incorporation du stéréotype opère encore chez les personnages du texte XVI de Tropismes : toute cette page est trouée d’expressions entre guillemets qui, pour certaines, sont attribuables sans doute possible aux personnages eux-mêmes, pour d’autres sont plus incertaines et semblent émaner de la voix anonyme et omniprésente de la sagesse des nations. « Maintenant ils étaient vieux, ils étaient tout usés, “comme de vieux meubles qui ont beaucoup servi, qui ont fait leur temps et accompli leur tâche” » (Tr, XVI, 23) : le début du texte marque d’emblée comment l’idée même de la vieillesse guide les conduites. Une phrase en particulier donne à lire de façon frappante cette coïncidence des corps et du poncif : « Ils s’asseyaient – “Ah ! ces vieux os, on se fait vieux. Ah ! Ah !” - et ils faisaient entendre leur craquement » (ibid.). Cela même qui à première vue échappe à tout contrôle, est présenté ici comme un signe émis sciemment (« ils faisaient entendre »), signe de conformité avec une idée répandue de la vieillesse.

Dans Portrait d’un inconnu et Martereau, la voix elle-même est investie par la doxa. Ainsi, dans leur face à face, « le Père » et « la Fille » jouent un rôle qu’ils ne parviennent pas à habiter complètement : « elle a son ton doucereux, faussement conciliant… », tandis que « sa voix à lui aussi sonne faux » (PI, 138). La voix dans ce cas n’est pas tant le lieu où s’entend la frappe singulière d’un corps dans la langue que la caisse de résonance d’autres voix anonymes, et qui en quelque sorte hantent les individus : « elle » est accompagnée « des grandes dispensatrices, [de] ses protectrices qu’elle est allée solliciter » (ibid., 137), tandis que lui « n’est pas seul, lui non, plus, il a, comme elle, sa cohorte protectrice, sa vieille garde qu’il fait donner dans les moments difficiles, ses vieux amis, toujours prêts à l’épauler » (ibid., 138). Si la voix sonne faux, c’est bien qu’elle est investie par d’autres voix qui la rendent étrangères à elle-même. Mais elle est fausse aussi du point de vue de la norme attendue. C’est à cette intime étrangeté qu’est confronté le narrateur dès la première page du livre :

‘Ma voix déjà commençait à flancher, elle sonnait faux - toujours dans ces cas-là la voix sonne faux, elle hésite à la recherche d’un timbre, elle voudrait trouver, ayant dans son désarroi égaré le sien, un timbre plausible, un bon timbre respectable, assuré - j’ai essayé d’une voix trop neutre, atone, d’insister (PI, 41).’

A l’intersection du corps et de l’espace social de la conversation, la voix « perd son timbre », sans toutefois parvenir à se conformer au cliché - l’homme « respectable, assuré ». Toutefois, si le corps n’est pas un endroit préservé contre le conformisme et les mots « du dehors », en lui résident peut-être des ressources pour résister aux mots d’ordre.

Notes
58.

Même si l’ambiguïté quant à l’origine de ces paroles est maintenue, l’hypothèse du discours direct libre est la plus probable.