I.1.2.3. Le corps comme poche de résistance

Les paroles, représentées comme des choses, les paroles d’autorité en particulier, les phrases sédimentées en lieux communs, ont donc cette capacité à peser sur les corps eux-mêmes, à s’interposer entre les individus et le monde, à tisser un rideau presque opaque qui altère les perceptions. Mais le caractère totalisant, absolu, que semblent parfois revêtir ces maximes figées chez Sarraute se heurte néanmoins aux sensations singulières des individus, sensations à partir desquelles un mouvement de révolte peut parfois s’exprimer. Si la parole collective, anonymée, des phrases préfabriquées, est violente, c’est certes parce qu’elle s’insinue dans les consciences et dicte les conduites, mais aussi parce qu’elle est la négation de ces sensations singulières, indices que « la vie », « la réalité » ne se plient pas aux mots qui prétendent en rendre compte totalement. « La vie » : les conversations futiles échangées dans un salon de thé aussi bien que les doctes discours du professeur en psychologie au Collège de France ambitionnent de la définir et de la délimiter. A cet égard, les textes X et XII de Tropismes se font écho. Le premier est ainsi une variation autour de ce mot et de son acception dans un groupe donné. Le début semble poser comme admis le fait qu’il existe un domaine de la réalité qu’on puisse nommer « la vie des femmes » : « Dans l’après-midi, elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes ! Ah ! cette vie était extraordinaire ! » (Tr, X, 15). L’exclamation, qui suggère que ce passage est en fait du discours direct libre, laisse déjà entendre une distance ironique à l’égard de ce syntagme. Mais la fin du texte est plus explicite quant au caractère construit et factice de cette « vie », qui est d’ailleurs désignée entre guillemets :

‘Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, […] roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu’elles avaient extraite de leur vie (ce qu’elle appelaient « la vie », leur domaine) (ibid., 16). ’

Rétrospectivement, « la vie des femmes » n’est donc qu’une construction verbale qui ne peut être désignée qu’entre guillemets, en référence à celles qui ont produit ce mot dans cette acception. Or, ce qui prétend désigner de façon absolue et généralisée « la vie » n’en est qu’une abstraction « ingrate et pauvre » d’où, précisément, toute vie s’est absentée.

Le professeur au Collège de France a lui aussi l’ambition d’avoir embrassé l’ensemble du domaine de « la vie », et d’en avoir balisé les possibles. Les mots qui sont placés dans sa bouche l’expriment abruptement : « Il n’y a rien […] rien que je n’aie moi-même mille fois déjà étudié cliniquement, catalogué et expliqué » (Tr, XII, 18). Par cette opération effectuée sur « Proust ou Rimbaud », les deux écrivains se trouvent finalement « arrachés à la vie, rejetés hors de la vie et privés de soutien » 59 . Ce que manquent précisément ces discours normatifs, c’est le singulier de la perception, qui constitue dès lors un ressort pour échapper à l’emprise de tels discours. Une rupture violente et spectaculaire de la chaîne des discours ambiants apparaît dans le texte XXI : « elle » y est enserrée dans un ensemble de paroles sans origine distincte. Si l’ensemble est assez décousu, un propos général est discernable : on parle de la place de chacun dans la famille, de ce qui caractérise l’attitude des femmes, de son rôle à « elle » en particulier, et les mots se veulent comme toujours à la fois descriptifs et prescriptifs.

‘… bien sûr elle comprenait, c’est si gentil, un frère aîné, elle hochait la tête, elle souriait, oh, pas elle la première oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite… (Tr, XXI, p. 28).’

« Un trou énorme » : le corps qui se dresse, et part en hurlant déchire le tissu des discours convenus. La révolte en acte est envisagée pour échapper au maillage serré de ce que Sartre nomme à propos de Portrait d’un inconnu la « parlerie ». La bouche est « tordue », les mots sont « sans suite » : c’est l’impulsion de tout le corps qui donne ici la force de réagir, plus que la réplique argumentée et articulée 60 .

Alors que parler est dans l’univers de Sarraute toujours agir en même temps, il semble malgré tout que le corps ne passe pas tout cru, totalement, dans les mots 61 . La violence que les paroles infligent réside précisément dans cette incapacité du langage à prendre en charge l’intimité, l’indétermination, l’absence de signification des sensations : contraints dans leur confrontation d’utiliser les « mots de là-haut », « le Père » et « la Fille » de Portrait d’un inconnu n’offrent qu’une image caricaturée d’eux-mêmes. C’est le sentiment d’une telle outrance que le narrateur prête au « Père » : « Il serre les poings, il crie, mais les paroles qui montent et éclatent au-dehors semblent avoir peu de rapport avec les sentiments qui bouillonnent au fond de lui » (PI, 148). La plasticité des corps, mais tout aussi bien du psychisme - ce dualisme n’a pas cours chez Sarraute - se heurte ainsi à la rigidité constitutive du langage qui impose une forme plus ou moins préconstruite.

Dans une telle perspective, l’usage des mots apparaît comme un pis-aller, une approximation nécessaire mais qui ne saurait épuiser la réalité telle qu’elle s’éprouve de tout le corps. Après avoir reconstitué un dialogue (plus ou moins imaginaire) avec son oncle, le narrateur de Martereau conclut ainsi à l’imperfection de son récit :

‘Tout cela, et bien plus encore, exprimé non avec des mots, bien sûr, comme je suis obligé de le faire maintenant faute d’autres moyens, pas avec de vrais mots pareils à ceux qu’on articule distinctement à voix haute ou en pensée, mais évoqué plutôt par des sortes de signes très rapides contenant tout cela, le résumant, […] des signes si brefs et qui glissent en lui, en moi si vite que je ne pourrais jamais parvenir à bien les comprendre, à les saisir, je ne peux que retrouver par bribes et traduire gauchement par des mots ce que ces signes représentent, des impressions fugitives, des pensées, des sentiments… (M, 195)’

Ce qui constitue le cœur de l’échange, que le narrateur, faisant ici retour sur son propre récit, essaye de saisir, ne réside pas dans les mots eux-mêmes, mais dans ces « signes » au contenu hétérogène : composés des « impressions », « pensées », « sentiments », du dépôt des sensations dans la langue, ils renferment ce que la sémantique ne peut prendre en charge et qui pourtant joue un rôle actif dans l’échange. La part d’engagement du corps résidant dans toute énonciation n’est donc pas tant dans ce cas considérée comme le brouillage d’une communication claire dont pourrait être porteuse le langage, qu’une donnée indépassable, à prendre en considération. Là réside potentiellement un foyer de résistance aux pressions verbales, là aussi se joue un défi lancé à l’expression verbale, dans la recherche de « traduction » en mots de cet inédit de la sensation.

« Agir », « parler » : dès ses trois premiers livres, Nathalie Sarraute s’attache à représenter la parole comme engagement de tout le corps, à souligner les conséquences concrètes des mots prononcés, des mots entendus. Cette équivalence du faire et du dire dans les textes place les échanges sous le signe de l’intensité extrême - intensité qui se traduit sur le mode érotique, mais plus souvent sur le mode violent 62 , dans une confusion entretenue entre mots et coups échangés. Ces interactions entre les mots et les corps permettent ainsi de mettre en lumière la force de frappe des paroles d’autorité - qu’elles s’appuient sur la répétition hébétante des phrases stéréotypées, sur un usage intimidant du savoir, de la « culture », sur l’âge, les positions de pouvoir, etc. Cette possibilité d’agir par la parole constamment mise en avant ne signifie pourtant pas chez Sarraute une possibilité de faire passer dans le discours une expérience singulière de « la vie » que, justement, le langage ne peut que travestir. C’est même précisément sur l’insuffisance des mots, dans leur usage courant du moins, à dire l’intimité de la sensation, que se fonde la violence qu’ils exercent.

I.1.3. Conclusions partielles

On le voit, l’implication corporelle de l’énonciateur dans les mots qu’il prononce, partant la proximité entre la parole et l’acte - tour à tour placés en relation d’équivalence, de continuité, ou de substitution - est une préoccupation commune à Francis Ponge et Nathalie Sarraute. Leurs premiers écrits insistent en effet sur le lien qui unit les paroles aux corps qui les émettent, et en retour sur la force qu’exercent les mots sur les corps mêmes des sujets parlants : mots d’ordre, paroles d’autorité conditionnent les comportements et les perceptions, imposent un découpage déterminé du réel.

Ce que l’on pourrait qualifier d’aliénation au langage est saisi chez les deux écrivains dans ses implications concrètes, dans la réalité prosaïque et quotidienne. Chez Ponge, notamment dans ses écrits satiriques, la perception des choses les plus proches s’articule à une rhétorique assurant le maintien d’un ordre socio-économique qui les transcende et les réifie. Chez Nathalie Sarraute, l’attention se fixe sur les rapports de force tels qu’ils s’exercent dans un cadre plus restreint, souvent domestique. Même si les mots qui y sont proférés ne sont pas sans lien avec une idéologie qui leur préexiste et les détermine, ce lien n’est jamais désigné explicitement.

Les conséquences de cette intrication du verbal et du corporel, que nous n’avons pour l’instant qu’esquissées, ne sont pas non plus les mêmes chez l’un et chez l’autre. Nous avons indiqué l’ambivalence de Ponge sur ce point : il revendique d’une part cette attache sensible des mots, et la puissance de brouillage d’une communication trop rationnelle dont elle est porteuse. Mais d’autre part se dessine le modèle de l’élaboration d’une parole articulée - rhétorique - qui tenterait un certain dégagement à l’égard du conditionnement imposé par les circonstances de l’énonciation : l’écrit, plus susceptible d’échapper aux « poses » qu’implique l’échange oral, joue un rôle central dans cette élaboration. Chez Sarraute à l’inverse, cette immixtion des circonstances de l’énonciation dans l’énoncé apparaît comme un horizon indépassable de la communication verbale, et que, à la limite, il n’est pas souhaitable de dépasser. Ce soubassement sensitif est précisément ce qui permet de créer une brèche dans l’ordre autoritaire dont les mots, pris en eux-mêmes, sont les vecteurs, même si cette brèche est pratiquée au moyen d’une rébellion désordonnée et inarticulée ; c’est en outre grâce à lui que les véritables enjeux de la communication peuvent être saisis.

Ce sont à présent ces deux manières d’explorer et de traiter les paroles et leurs déterminations par les circonstances d’énonciation que nous voudrions étudier.

Notes
59.

Le « Domaine Sacré de “la Vie” » intimide de même « la Fille » dans Portrait d’un inconnu, et « lui fait baisser la tête religieusement comme le son de la clochette pendant la messe fait baisser la tête aux croyants » (PI, 67).

60.

Etrangement, c’est dans ce moment de rupture et de déchirement que le texte exhibe la musicalité la plus visible, multipliant les vers blancs : « S’échapper en heurtant les parois déchirées / et courir en criant au milieu des maisons / qui guettaient accroupies tout au long des rues grises / […] / courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite ».

61.

Rachel Boué le signale également : « Le corps ne se métamorphose pas en schéma de communication. […] Le corps ne se sémantise pas pour suppléer aux défaillances du langage » (Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 190).

62.

L’un n’excluant d’ailleurs pas l’autre, comme on l’a vu.