Désigner en creux, dans l’écrit, la présence des corps dans leurs énoncés, ainsi que s’y emploient Ponge et Sarraute, conduit à interroger plus généralement la place des circonstances de l’énonciation dans l’énoncé, ce qui entoure les mots et les détermine pour partie : si les mots sont aussi actions, c’est pour autant qu’ils s’inscrivent dans des contextes susceptibles de leur conférer cette efficace. La représentation de la parole est dès lors inséparable, dans une certaine mesure, de la construction d’une situation d’énonciation, qui contribue à l’élaboration des significations et dessine la possibilité ou l’impossibilité de se faire entendre. En effet, comme nous l’avons entrevu précédemment, questionner la parole « en situation », c’est s’interroger sur la langue comme espace commun, espace social traversé d’enjeux de pouvoir : il s’agit alors de montrer ces jeux de langage en situation, dans les échanges concrets que les textes mettent en scène. Il peut s’agir aussi, et c’est notamment l’ambition de Ponge, d’inventer d’autres conditions d’échanges, afin de modifier la langue ou de créer de nouvelles circonstances, un autre mode de communication dans l’écrit. Mais si Ponge tente un dégagement à l’égard de « l’ordre de choses honteux » qui produit « les paroles », la portée critique de l’écriture de Sarraute passe à l’inverse par une immersion toujours plus profonde dans la conversation, où finalement l’origine de la parole est brouillée, et où les mots et les êtres retrouvent une part de leur mobilité. A l’horizon de ce travail critique à l’égard des pratiques langagières se dessine pour l’un comme pour l’autre la promesse d’un rapport renouvelé aux « choses », à la « réalité » 63 , dans un projet d’écriture qui est aussi désir de connaissance à partager.
Comme on le verra par la suite (chapitre II « Communication à inventer »), « choses » et « réalité » sont construites dans l’écriture chez Ponge et Sarraute, d’où leur emploi ici entre guillemets.