I.2.1.3. Idiome, rhétorique, circonstances

« Retours de l’esprit aux choses », invention d’un « nouvel idiome » et découvertes de nouvelles rhétoriques vont ainsi de pair : les choses exigent et promettent à la fois une réinvention de la langue, et des moyens d’échanges. Pourtant, si l’on trouve là l’une des formulations les plus claires et les plus connues de la poétique du parti pris des choses, elle semble par certains aspects assez distante de ce qui se donne à lire dans les textes du recueil de 1942, et, plus largement, dans le reste de l’œuvre. La question du « nouvel idiome », de la déstabilisation de la langue et de son décentrement n’affleure que marginalement dans les écrits des années 1930, essentiellement sous la forme d’inventions lexicales. « La fin de l’automne », écrit en 1936, prolonge ainsi cette attitude de rupture à l’égard de l’institution linguistique ; de même que « la Nature déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque », le texte qui en rend compte invente ses propres mots pour décrire le phénomène : « Dans cette grenouillerie, cette amphibiguïté salubre, tout reprend forces, saute de pierre en pierre et change de pré » (PPC, I, 16). Les néologismes servent ici la densité de l’expression en conjoignant plusieurs significations : la grenouillerie évoque un habitat, et voisine avec « grenouillère », « lieu marécageux où les grenouilles se retirent » (Littré). De même « l’amphibiguïté » réunit en un seul terme l’atmosphère automnale où se mêlent les éléments, et l’indétermination sémantique, principe esthétique qui permet de « reprendre force ». « De l’eau », écrit l’année d’après, offre un autre exemple de néologisme, à l’occasion de la définition du liquide : « LIQUIDE est ce qui […] refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant ; amorphe ou féroce, amorphe et féroce, féroce ténébrant, par exemple » (PPC, I, 31). Dans ce cas, les mécanismes de l’invention du mot « ténébrant » sont exposés par la phrase tâtonnante qui le précède, et qui le fait apparaître comme un résultat de la recherche, résultat lui-même relatif, comme le souligne le « par exemple » qui suit. Dans ces deux exemples, l’invention lexicale vient souligner la nécessité d’ajuster la langue à la situation à décrire, elle est justifiée par l’objet du discours.

Mais le principe même du mot-valise, ou de la dérivation d’un terme (comme c’est le cas avec « ténébrant ») suppose l’existence d’une langue préexistante sur laquelle on s’appuie pour la déployer, bien plus que pour la détruire : la sémantique n’est pas contestée en profondeur par de telles inventions lexicales. Plus que dans la destruction des mots existants, le « nouvel idiome » se construit par objectivation de la langue héritée, comme l’attestent les périphrases du type « ce que l’on nomme » ou « c’est ce qui s’appelle », souvent rencontrées dans Le Parti pris des choses. Ainsi désignés, les mots sont relativisés : ils apparaissent dans leur imperfection à rendre compte des choses, et dans l’arbitraire relatif d’un usage commun. Le plus souvent, plus que vers la fabrique d’une nouvelle langue, la recherche s’oriente vers l’actualisation simultanée de tous les sens possibles d’un même mot. « Le Papillon », écrit en 1936, en est l’un des exemples les plus frappants. Dans le prolongement des « Fragments métatechniques » qui recommandaient dès 1922 de s’appuyer sur le Littré 86 , les différents sens répertoriés par le dictionnaire servent de base au déploiement des isotopies du texte. Si le renouvellement de l’idiome français reste un impératif, il ne passe donc pas essentiellement par le démembrement ou l’étrangement systématique, mais bien par la production de significations dans une concomitance inédite d’acceptions suscitant une conscience linguistique accrue 87 . Dans cette logique, le néologisme est le prolongement possible mais nullement nécessaire de la démarche 88 .

Plus que par une mutation en surface s’attachant à des inventions lexicales ponctuelles, le renouvellement passe par un « ton » qui convienne aux choses 89 et par un agencement des mots existants et de leurs sens possibles 90 . La fameuse formule de « l’Introduction au “Galet” » marque de ce point de vue un infléchissement des positions des « Raisons de vivre heureux » : « Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots » (PR, I, 203). Cette exclamation suppose bien qu’une certaine combinaison des mots - pris dans leur « épaisseur », comme matériau chargé des usages antérieurs - est potentiellement susceptible de relever le défi que la complexité des choses lance au langage. Mais c’est encore une fois, comme dans les « Raisons de vivre heureux », la rencontre singulière et circonstanciée qui doit permettre de parvenir à de tels résultats :

‘Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début (ibid., 204).’

Prendre en compte la diversité des choses, dans le concret de leur appréhension, apparaît comme une alternative à une approche abstraite et strictement livresque. La fin du texte rappelle que le parti pris des choses va de pair avec une finalité rhétorique de l’écriture : « Pierre, galet, […] tu serviras dès lors aux hommes à bien d’autres expressions [que celles trouvées par les auteurs précédents], tu leur fourniras pour leurs discussions entre eux ou avec eux-mêmes bien d’autres arguments » (ibid., 205).

Parallèlement à ces textes « proématiques » qui ont jusqu’ici plus particulièrement retenu notre attention dans cette section, « les manières de parler » que Le Parti pris explore à partir des choses observées insistent également sur la mise en situation de cette « parole muette ». On a en effet souvent insisté sur la saisie décontextualisée des « choses » dans ce recueil, dans un mouvement d’allégorisation qui les éloigne des circonstances concrètes. Pourtant, s’il y a un mouvement indéniable d’abstraction, parfois même vers l’être de la chose qu’il s’agit de décrire presque indépendamment des occurrences singulières, un tel mouvement est mis en tension dans Le Parti pris des choses avec la prise en considération de situations particulières - circonstances de la rencontre avec la chose, relations des choses avec leur entourage 91 .

L’appréhension progressive des choses, qui se dévoilent en plusieurs étapes correspondant à divers points de vue perceptifs, met au jour une co-constitution de la chose et de la conscience percevante, et suppose donc la prise en compte d’une pluralité d’acteurs interagissants. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, les poèmes de parti pris s’attachent à donner la parole à ce qui est muet, mais réciproquement, ils recherchent explicitement dans l’observation des choses la figuration de modes d’expression. Si cette continuité entre les comportements observés et les façons de s’exprimer est plus frappante dans les textes dits longs du Parti pris, elle n’est pas absente des pièces plus courtes, comme « La Mousse », écrit à la fin des années 1920. Modes d’action, organisation politique et moyens d’expression se rencontrent et tendent à se confondre dans ce court texte. Ce qui peut rattacher « La Mousse » aux problématiques de la prise de parole ressortit en réalité de l’empêchement de la verbalisation, et de ce qui s’y substitue faute de conditions favorables à l’articulation : étouffement, trépignement, affolement, « aspirations confuses » (PPC, I, 28). Les « préoccupations de poils », qui accentuent cet état de confusion, contribuent également à créer ce continuumentre « situation » observée et blocage de la parole. De même, les « profonds tapis, en prière lorsqu’on s’assoit dessus », jouent évidemment sur l’expression « tapis de prières » et suggèrent un usage méditatif de la parole, adressée dans l’optique matérialiste de Ponge à un destinataire imaginaire. Une parole dénuée d’efficacité donc, et qui ne peut éviter « étouffements » et « noyades ». La « crispation » d’une organisation collective contraignante imposée par les « licteurs » empêche donc que se formulent clairement les « aspirations », maintenant le corps collectif de la mousse dans un état spongieux et informe, « tissu-éponge », « paillassons humides » : cette chose unique qu’est la mousse en première approche se subdivise donc dans le texte en une pluralité d’acteurs exerçant des pressions les uns sur les autres.

Ce même caractère nuisible de l’absence de forme apparaît de façon plus explicite dans « De l’eau », où les pressions exercées sont également soulignées. La soumission de l’eau à l’attraction terrestre est là aussi décrite comme une façon d’être, traduisible en façon de parler : « Toujours plus bas : telle semble être sa devise : le contraire d’excelsior » (PPC, I, 31). C’est encore dans le cadre d’une interaction verbale que le comportement de l’eau est saisi à la fin du texte : « Joueuse, puérile d’obéissance, revenant tout de suite lorsqu’on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci » (ibid., 32, nous soulignons) 92 . Mais d’autres acteurs sont introduits dans cette lutte d’influence, qui peuvent induire d’autres mouvements, et viennent donc relativiser la devise :

‘Cependant le soleil et la lune sont jaloux de cette influence exclusive, et ils essayent de s’exercer sur elle lorsqu’elle se trouve offrir la prise de grandes étendues, surtout si elle y est en état de moindre résistance, dispersée en flaques minces. Le soleil alors prélève un plus grand tribut. Il la force à un cyclisme perpétuel, il la traite comme un écureuil dans sa roue (ibid.).’

Le soleil est en position de tyran comme souvent chez Ponge, et sa puissance s’exerce d’autant plus facilement que les forces de l’eau sont dispersées et informes.

Proposant un mode d’être et un régime de la parole opposés, le galet résulte lui aussi dans sa forme d’un jeu d’influence : représentant « la pierre à l’époque où commence pour elle l’âge de la personne, de l’individu, c’est-à-dire de la parole » (PPC, I, 54), le galet est le fruit d’une alliance entre l’« aïeul énorme » (ibid., 50) et un « monstre également informe » (ibid., 55), la mer. C’est l’influence continue de cette dernière qui en réduit la taille, sans affecter profondément sa forme : « Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne pas se laisser confondre mais plutôt réduire par les eaux » (ibid., 56). Si l’exemple donné par le galet permet d’en tirer une leçon similaire aux enseignements de « La Mousse » et « De l’eau » - la fermeté de la forme contre le renoncement et la lâcheté de l’amorphe - une telle leçon n’a de sens que dans la prise en considération des éléments qui entourent le galet, et dans leur interaction.

Mais l’on ne peut mener longtemps au sujet de Ponge une interrogation sur les représentations de la parole sans qu’interfère à ce propos un questionnement sur l’énonciation tenue par le texte, puisque cette interférence même en constitue dans la plupart des cas le cœur. C’est même elle qui souvent confère l’interprétation des situations observées en situations de paroles. Toujours à propos de « La Mousse », les ambiguïtés de la phrase finale indiquent ce rapport problématique entre des deux niveaux d’énonciation : « Or, scalper tout simplement du vieux roc austère et solide ces terrains de tissu-éponge, ces paillassons humides, à saturation devient possible ». L’impersonnalité, sensible notamment par le choix de l’infinitif, iconise en quelque sorte l’action qu’indique la phrase : mettre à nu la pierre, se déprendre de la confusion paralysante créée par une proximité trop grande entre les différents acteurs de la parole, mettre entre parenthèses les conditions concrètes de l’échange, apparaît comme un horizon souhaitable et rendu « possible » par le texte. La poétique pongienne semble donc à cet égard prise dans une tension entre un mouvement de restitution des « objets de sensation », qui justifie toute parole fondée à leur sujet, et la nécessaire séparation d’avec les circonstances que nécessite une « expression » authentique et l’instauration d’une communication verbale renouvelée, distance que permet l’écrit.

Le modèle rhétorique qui s’affirme progressivement chez Ponge apparaît donc comme un recours contre « les paroles ». Puisque l’énonciation contraint les énoncés, et partant les idées exprimées, Ponge en vient à élaborer un modèle d’écrits qui, par leur existence même, affichent une résistance à la tentation du silence, mais qui ne se résolvent pas non plus à simplement « ridiculiser les paroles ». Il s’agit d’inventer d’autres façons de prendre la parole, de reprendre la parole. Si « les paroles » sont enchaînement à une idéologie, la parole souhaitée n’est tenable sans idéalisme qu’à condition qu’elle prenne aussi en compte les conditions de son énonciation : le medium certes, comme en témoignent les réflexions sur la langue elle-même, mais aussi le destinataire.

Notes
86.

« On peut se moquer de Littré, mais on doit user de son dictionnaire. [§] Outre la syntaxe en usage, il règle au mieux l’étymologie. Quelle science est plus nécessaire au poète ? » (NR, II, 305)

87.

Dans une perspective différente, il s’agit toujours de prolonger le geste de monstration de la langue opéré dans « Du logoscope » : « Regardez le logos », « regardez les mots ».

88.

Cette démarche, qui consiste à partir des états passés et présents de la langue, sera dominante dans le reste de l’œuvre, même si elle ne recouvrira pas toujours la même signification, cet « enracinement » de la langue pouvant conduire Ponge à des positions ouvertement nationalistes, qui trouvent dans « Nous, mots français » (NNR III, II, 1290) l’une de leurs expressions les plus crues.

89.

« Ad litem » se consacre ainsi à la recherche du ton adéquat pour parler des « êtres à rangs profonds qui nous entourent ». Si « un flot de paroles » ne convient pas, « il semble d’ailleurs, a priori, qu’un ton funèbre ou mélancolique ne doive pas mieux convenir » (PR, I, 199, nous soulignons « ton »).

90.

A cet égard, le modèle du filigrane apparaissant grâce à une certaine disposition du purin, dans « Les écuries d’Augias », garde une pertinence, même s’il s’agit ici de rendre lisible une parole plutôt que d’exposer les paroles.

91.

Nous reviendrons de façon plus détaillée sur cette tension entre abstraction et particularisation (voir infra II.1.2.2. « De la substance à la qualité, et retour »). Il nous importe pour le moment de montrer que la « chose » est saisie en situation.

92.

Le on final renvoie évidemment au scripteur, aussi bien qu’à tout sujet confronté à « de l’eau », et/ou « aux paroles », que l’élément liquide figure ici : la situation des choses décrites tend ainsi à se confondre avec le cadre énonciatif du texte, l’énonciation représentée avec l’énonciation « effective ».