I.2.2. Nathalie Sarraute et la plongée dans la conversation

Nathalie Sarraute part également du constat d’un enlacement des êtres et des mots, enlacement qui souvent s’apparente à une altération et à un emprisonnement. Mais là où Francis Ponge tente d’élaborer une rhétorique qui tienne compte des circonstances de l’énonciation tout en ménageant une distance à l’égard des contraintes imposées par ces circonstances, Nathalie Sarraute ancre ses écrits résolument dans les situations de paroles courantes, en accentuant au contraire le poids des conditions d’énonciation sur les mots prononcés.

Les « paroles » telles qu’elles circulent dans la société où il écrit se réduisent selon Ponge à des « fragments de masque », à des poses contraintes. Ce même motif du masque se retrouve dans les premiers écrits de Sarraute, mais, tout en relevant de préoccupations proches, il y revêt une signification sensiblement différente :

‘Le masque - c’est le mot que j’emploie toujours, bien qu’il ne convienne pas très exactement, pour désigner ce visage qu’il prend dès qu’elle entre, ou même avant qu’elle n’entre, quand il entend seulement le chatouillement de sa clef dans la serrure. […] Il est infiniment probable - et quant à moi j’en suis certain - que ce visage, il a dû l’avoir toujours en sa présence (PI, 70).’

Alors que les écrits de Ponge contemporains des « Fragments de masque », marqués par la forme théâtrale, donnent une consistance certaine au « masque », il est désigné ici comme une approximation, un idiotisme du narrateur - « c’est le mot que j’emploie toujours ». Le masque pose néanmoins la question du faux visage - faisant écho au motif de la voix qui « sonne faux », rencontré précédemment - que provoque la présence d’une autre personne, « la Fille » en l’occurrence. Les échanges du « Père » et de « la Fille » sont d’ailleurs marqués dans l’ensemble du livre par cette difficulté à instaurer un échange véritable, qui ne soit pas marqué par des rôles préétablis - celui du « Père » et de « la Fille » précisément - y compris durant la longue scène de dispute où, nous l’avons vu, les voix des deux protagonistes sont investies par des types - les « bonnes fées », la « vieille garde ». La situation de parole présente donc chez Sarraute également une analogie avec le théâtre, sur un mode dépréciatif : rôle appris, scènes obligées, types préconstruits. Ainsi la bonne venant signaler une fuite d’eau adopte-t-elle spontanément une attitude stéréotypée : « Elle a une drôle d’expression sur son visage, un air qui rappelle assez curieusement celui qu’on voit généralement aux entremetteuses de comédie : obséquieux, allécheur et légèrement émoustillé » (PI, 124). Mais là encore, c’est la présence de l’interlocuteur qui commande une telle attitude : c’est lui qui a « le don de faire surgir des gens certains gestes ou certains mots » (ibid.). Un passage de Martereau est tout entier construit sur cette théâtralisation d’une scène quotidienne : alors que le narrateur est hospitalisé et attend sa tante, elle arrive finalement, en retard, accompagnée de Martereau. Sa présence seule suffit à ce que surgisse « quelque chose de fort, de net, de bien visible : une vraie action. Quelque chose que chacun aussitôt reconnaît et nomme : un adultère… » (M, 316). Dès lors, les protagonistes se comportent comme des personnages de théâtre - « C’est vraiment comme des acteurs en train de jouer » - et le texte qui suit prend la forme d’un dialogue mélodramatique, voire vaudevillesque, entrecoupé seulement d’indications didascaliques : « Silence. La femme et le neveu restent immobiles, comme pétrifiés » (ibid., 317). Les personnages eux-mêmes ne sont plus désignés que par leurs liens de parenté, selon les types du théâtre boulevardier (« le mari », « la femme », …).